Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

La critique philosophique en action : Marx critique de Hegel dans l’Introduction générale à la critique de l’économie politique (1857)


Marc Lenormand et Anthony Manicki
p. 51-71
https://doi.org/10.4000/traces.309

Hier à propos du texte de Franck Marsal je notais l’importance du retour au théorique non pas en opposition à l’action mais au contraire en liaison étroite avec celle-ci, je faisais référence à la manière de substituer à “l’arme de la critique, la critique des armes“. Ce retour au théorique dans la pratique, non seulement permet de balayer les idéalismes, mais il se fait selon une méthode et celle-ci permet de mettre en cohérence des phénomènes qui jusque-là restaient épars. On retrouve cette démarche chez Marx en particulier depuis L’idéologie allemande mais c’est effectivement dans L’introduction générale à la critique de l’économie politique qu’elle est exposée avec le plus de clarté, en particulier la contradiction dans l’infrastructure entre forces productives et rapports de production, ce qui va plus loin que l’économie et recèle une anthropologie de l’être humain dans la nature, contradiction qui ébranle à un certain stade de développement les superstructures, à savoir la manière dont les êtres humains ont conscience de leur être, de leur histoire, de leur valeurs sociales, des institutions. La contradiction qui est le mouvement est le produit d’une double relation elles-mêmes contradictoires, 1) Homme/nature et 2) Hommes entre eux ou rapports de production. (note de Danielle Bleitrach pour histoireetsociete)

RÉSUMÉ
Dans l’Introduction générale à la critique de l’économie politique, Marx formule sa critique de l’incapacité de l’économie politique classique à rendre compte des phénomènes économiques dans des termes empruntés à la Logique de Hegel. Cependant, ce mouvement positif de réappropriation de la conceptualité hégélienne s’accompagne d’une critique radicale de la méthode de Hegel, défaillante selon Marx en ce qu’elle méconnaît les situations historiques dans leur singularité propre. Contre les apories de l’idéalisme, Marx met en évidence la nécessaire articulation de la théorie et de la pratique, et donc le caractère fondamentalement critique de l’activité philosophique.


PLAN
La critique comme reformulation : la réappropriation par Marx de la conceptualité hégélienne
La reformulation comme changement de repère conceptuel. De l’idéalisme à la méthode historique marxienne
De la spéculation à la critique : le nouvel ordre philosophique

TEXTE INTÉGRAL

1Nous étudions ici les modalités rhétoriques et conceptuelles à partir desquelles un auteur en critique un autre afin de forger sa propre conceptualité. Que les philosophes dialoguent à travers le temps est ce qui constitue la possibilité de l’histoire de la philosophie. En effet, si les concepts philosophiques ont une histoire, c’est dans la mesure où ils ne trouvent pas leur point d’aboutissement dans l’œuvre achevée d’un auteur, mais où ils font l’objet d’emprunts et de réappropriations constantes de la part d’auteurs qui, indirectement, se questionnent et se répondent. Quand un auteur en critique un autre, cela ne signifie pas qu’il en rejette la conceptualité, mais qu’il s’approprie, en le modifiant, le sens de cette dernière. Il soumet ces concepts à un examen qui en permet la reformulation. C’est à partir de cette idée générale que l’on peut interroger le rapport qui unit Marx à Hegel et, à travers ce premier rapport, le rapport qui unit Marx à l’économie politique classique.

1 L’économie politique classique s’incarne dans les œuvres de David Ricardo (Les principes de l’économie (…)
2 Déjà en effet, les textes regroupés sous l’expression Manuscrits de 1844 sont les brouillons d’une (…)
3 L’Introduction générale à la critique de l’économie politique (dorénavant abrégée en Introduction) (…)
2Marx projette, dès 1845, une grande œuvre économique dont l’objectif fondamental est de rompre avec l’économie politique classique1, incapable, selon lui, de rendre compte de la réalité des phénomènes économiques dans la mesure où elle ne s’attache qu’à leur apparence sans en déterminer les liens d’articulation internes2. L’Introduction générale à la critique de l’économie politique, publiée en 1857, trace les grandes lignes de cette œuvre à venir3. La contribution fondamentale de Marx à l’étude de l’économie politique est de mettre en évidence une méthode d’investigation, doublée d’une méthode d’exposition (Marx, 1993, p. 17), qui rende compte de la connexion interne des phénomènes. C’est dans cette mesure que Marx est d’emblée attentif au concept de critique parce que, si celui-ci exprime, d’une part, l’examen polémique d’un objet, il exprime, d’autre part, la reconstruction positive de ce dont il est la critique. De sorte que cette critique est tout d’abord conceptuelle, car elle détermine les concepts fondamentaux susceptibles de rendre compte de l’articulation de ces phénomènes. C’est dans ce double souci de méthode et de conceptualisation que Marx rencontre la philosophie hégélienne. En effet, Hegel est omniprésent dans l’Introduction en ce qu’il fournit à Marx non seulement des concepts, mais aussi une méthode ou plutôt une « contre-méthode », car c’est en la critiquant que Marx détermine sa propre méthode. De sorte que ce qui apparaît problématique dans son rapport à Hegel au sein de ce texte, c’est la façon dont il se sert des catégories logiques mises en place par ce dernier. En d’autres termes, si les concepts hégéliens sont bien présents, ils ne sont pas entendus au sens proprement hégélien. C’est donc cette entreprise de transformation même du sens des concepts qu’il nous faut envisager ici.

4 La notion de « logique » telle que l’entend Hegel tient sa spécificité de ce qu’elle n’est pas une (…)
3Si l’on sait que Marx voulait découvrir le « noyau rationnel » de la dialectique de Hegel (Marx, 1993, p. 18), il semble pourtant qu’affirmer un devenir matérialiste de celle-ci dans la pensée marxienne soit inexact dans la mesure même où Marx ne procède à aucune reformulation explicite de la méthode dialectique : son but n’est pas de produire une nouvelle Logique4. Au contraire dénonce-t-il comme idéaliste toute logique a priori (Marx, 2003c, p. 308). Ainsi, l’enjeu de l’appropriation de Hegel par Marx n’est pas tant à comprendre comme un devenir matérialiste de la dialectique que comme un devenir critique de celle-ci ; aussi sa transformation radicale implique-t-elle que la méthode marxienne ne soit pas tant conçue comme dialectique matérialiste que comme critique entendue comme forme véritablement effective de la philosophie.

4Ainsi, en quoi l’appropriation, et plus précisément la reformulation, de la conceptualisation hégélienne dans l’Introduction aboutit-elle à la formulation positive d’une méthode critique conçue comme forme de la philosophie permettant d’éviter les apories de l’idéalisme, de sorte que l’appropriation critique marxienne de Hegel soit à penser en termes de changement de repère conceptuel, passant d’une dimension exclusivement spéculative à une dimension matérialiste et historique ?

5Si, donc, l’appropriation par Marx de la Logique hégélienne implique une utilisation originale des concepts de celle-ci, c’est dans la mesure même où l’objectif assigné à la philosophie par Marx n’est plus le même que celui que lui assignait Hegel. De sorte que la critique de Hegel par Marx est conditionnée, d’une part, par la forme fondamentalement critique que celui-ci donne à la philosophie, assurant par là l’articulation, absente chez Hegel, entre théorie et pratique, et, d’autre part, par le changement de repère conceptuel qui la caractérise dès lors. Ainsi, dans l’Introduction, la critique est à la fois reprise et reformulation des concepts hégéliens et assignation explicite d’une fonction révolutionnaire à la philosophie.

La critique comme reformulation : la réappropriation par Marx de la conceptualité hégélienne
6Le concept de critique dit une exigence double. S’il caractérise, d’une part, l’examen polémique de l’objet auquel il s’applique, cet aspect de la critique n’en est cependant que le versant négatif. Car, d’autre part, la critique est ce mouvement positif de détermination du champ d’effectivité couvert par son objet. Dans tous les cas, il semble que toujours une critique se fasse en vertu d’une norme prédéfinie qui en constitue le critère d’évaluation. Aussi, ce que Marx nomme « critique de l’économie politique » semble recouvrir ces deux acceptions : mise en évidence des limites spéculatives des concepts classiques de l’économie politique, d’un côté ; critique polémique des méthodes d’investigation et d’exposition prévalentes dans ce domaine, de l’autre. De même, la critique à laquelle il soumet la philosophie hégélienne participe de ce double mouvement de contestation et de reformulation. Car si Marx se donne pour but, dans ce texte, de préciser la catégorie fondamentale de l’économie politique, à savoir celle de production (Marx, 2003a, p. 453), son objectif principal consiste cependant à mettre en évidence une méthode qui permette de saisir les phénomènes économiques non pas pour eux-mêmes, mais dans leur articulation au sein d’un mode de production spécifique. C’est ce souci de méthode qui conduit Marx à Hegel dans la mesure où il trouve dans la dialectique de celui-ci (Stanguennec, 2005, p. 91) un moyen d’appréhender dans leur dynamisme les catégories économiques.

7L’emprunt de concepts proprement hégéliens est donc patent dans l’Introduction. Marx emprunte en effet à la Logique de Hegel des concepts qui structurent sa propre pensée, à tel point qu’il s’exprime parfois dans la langue même de celui-ci :

La personne s’objective dans la production, le produit se subjectivise dans la personne ; dans la distribution, c’est la société qui assume la médiation entre la production et la consommation au moyen de déterminations générales imposées comme des règles ; dans l’échange, la médiation s’opère à travers l’individu dans sa détermination fortuite. (Marx, 2003a, p. 454 et 1993, p. 17)

8Ainsi Marx explique-t-il l’articulation entre production, échange, distribution et consommation par les termes directement issus de la Logique de Hegel que sont « objectiv[ation] », « subjectiv[ation] », « médiation », « détermination ». Cette Logique lui permet de mettre en évidence l’articulation qui existe entre ces différents termes. Il s’agit en effet d’articulation, et non de juxtaposition, dans la mesure où un mode de production particulier détermine la configuration de l’échange, de la distribution et de la consommation qui en découlent, constituant ainsi ce que l’on peut appeler une « topique sociale » dont l’élément structurant est la production :

Le résultat auquel nous parvenons n’est pas que la production, la distribution, l’échange, la consommation sont identiques, mais qu’ils sont les éléments d’un tout, des diversités au sein d’une unité. […] Par conséquent, telle production détermine telle consommation, telle distribution, tel échange déterminés : c’est elle qui détermine les rapports réciproques de tous ces différents facteurs. […] Il y a action réciproque entre les différents facteurs : c’est le cas de tout ensemble organique. (Marx, 2003a, p. 458-459)

9Le complexe formé par ces quatre facteurs (production, distribution, échange, consommation) forme donc un « tout organique », de sorte qu’aucun des moments n’y est proprement autonome. C’est la définition même de l’unité organique que donne Hegel :

L’organique est un objet […] qui a chez soi le procès dans la simplicité du concept. […] Chez l’être organique, toutes les déterminités par lesquelles il est ouvert pour d’autres choses sont liées sous l’unité organique simple ; aucune ne surgit comme déterminité essentielle, qui aurait une relation libre à autre chose ; et l’organique se conserve donc dans sa relation même. (Hegel, 1991, p. 492)

10La conception hégélienne du tout organique comme articulation interne des moments constitutifs de ce tout permet à Marx de mettre en évidence la nécessaire prise en compte de cette articulation au sein du complexe précédemment évoqué. Ce sont en effet des concepts issus de la Logique de Hegel que Marx utilise pour définir ce tout organique. Ainsi les termes « moments », « diversité au sein d’une unité », etc., qui caractérisent le déploiement processuel d’une totalité organique chez Hegel, servent-ils d’armature conceptuelle à la conception marxienne de l’articulation des quatre moments fondamentaux qui structurent la sphère économique.

11Cette conception hégélienne de l’articulation interne des différents termes qui constituent une unité organique permet à Marx de ne pas sombrer dans le travers fondamental de l’économie politique classique qui autonomise ces différentes sphères de l’économie que sont la production, l’échange, la distribution et la consommation, s’empêchant ainsi d’en saisir le mouvement. De sorte que, fixes, ces déterminations obéissent à des lois naturelles immuables (Renault, 2000, p. 18-22). Marx condamne d’emblée cette conception dans la mesure où, participant ainsi de ce qu’il conçoit comme idéologie (Balibar, 2001, p. 42-43), elle légitime un mode de production particulier en le fondant dans sa pseudo-nécessité :

Il importe bien plutôt [aux économistes classiques] de présenter la production, à la différence de la distribution, comme soumise aux lois éternelles de la nature, indépendantes de l’histoire : bonne occasion pour insinuer que dans la société, prise in abstracto, les institutions bourgeoises sont des lois stables et immuables. (Marx, 2003a, p. 451)

12Contre cela, Marx met au point dans le Capital le concept de « loi tendancielle » (Marx, 1993, p. 342) qui dit le caractère changeant de la configuration des sphères économiques en fonction du mode de production particulier qui les caractérise. Ainsi il ne s’agit pas uniquement de concepts que Marx reprend à Hegel, mais aussi de déterminations logiques, comme celle ici étudiée de déploiement processuel d’un tout organique en ses différents moments.

13Cependant, Marx ne souscrit pas d’emblée à la Logique hégélienne. Dans ce même mouvement d’appropriation des concepts, il procède en effet à une reformulation – c’est-à-dire à une réappropriation critique – de cette Logique. Chez Hegel, c’est le concept lui-même qui apparaît comme un tout organique qui se développe dialectiquement à partir de lui-même :

C’est dans cette nature propre à ce qui est, et qui est d’être dans son être son propre concept, que réside tout simplement la nécessité logique ; elle seule est le raisonnable et le rythme du tout organique ; elle est tout autant savoir du contenu, que le contenu est concept et essence – ou encore : elle seule est le spéculatif. La figure concrète, en se mouvant elle-même, fait d’elle une déterminité simple, et par là s’élève à la forme logique et est dans son essentialité ; son existence concrète n’est que ce mouvement et est immédiatement existence logique. (Hegel, 1991, p. 65)

14Ainsi le concept se développe-t-il dialectiquement et logiquement en ce qu’il est un tout organique qui déploie ses différents moments constitutifs, lesquels n’ont d’effectivité que relativement au tout. C’est sur ce point que Marx se détache de la Logique hégélienne. En effet, s’il n’y a d’effectif que le rationnel chez Hegel (Hegel, 2003, p. 104 et 1994, p. 168-170), Marx conteste cette autosuffisance du concept. Selon lui, celui-ci n’est pas en soi apte à rendre compte du réel. En d’autres termes, si le modèle du tout organique permet de rendre compte de l’articulation des différents moments qui constituent la sphère économique, ce modèle est néanmoins complété en retour par la détermination d’un mode de production particulier. Le modèle du tout organique est donc pour Marx une grille de lecture d’une topique sociale donnée. Il réclame des déterminations spécifiques, en l’occurrence historiques. Aussi n’a-t-il pas le même statut que chez Hegel dans la mesure où celui-ci ne conçoit nullement le tout organique comme une grille de lecture formelle, mais plutôt comme l’archétype du concept se déployant (Hegel, 2003, p. 105). De sorte que chez Hegel, ce n’est pas le modèle du tout organique qui est premier mais c’est le schème dialectique, à l’œuvre dès lors qu’il y a du rationnel, qui structure le réel. Autrement dit, le modèle du tout organique n’est pour Hegel qu’une métaphore redevable en son effectivité d’un schème dialectique plus fondamental. Ce pourquoi par ailleurs il peut comparer l’État à un organisme sans sombrer dans un schéma organiciste, dans la mesure où la comparaison ne se fait que tant qu’État et organisme vivant sont tous deux structurés ontologiquement par ce schème dialectique.

15Au contraire, Marx ne conçoit le modèle organique que comme grille de lecture entendue comme détermination formelle. De sorte qu’il existe autant de touts organiques particuliers qu’il existe de modes de production. Ainsi étudie-t-il dans le Capital le tout organique qui correspond au mode de production capitaliste.

16En d’autres termes, le modèle du tout organique n’est pertinent chez Marx que lorsque les catégories formelles abstraites du réel sont dûment complétées par des déterminations spécifiques propres à un mode de production particulier, historiquement déterminé. Si la reprise de concepts hégéliens par Marx est patente dans ce texte, elle est donc moins une application de la Logique de Hegel à la sphère économique qu’une appropriation critique. Le point de divergence fondamental se situe dans la manière de rendre compte d’une réalité conçue comme tout organique. Si celui-ci se suffit à lui-même chez Hegel au sein d’une onto-logique – parce que les déterminations ontologiques fondamentales sont conçues comme des déterminations logiques –, Marx marque quant à lui la nécessité de prendre en compte son conditionnement historique.

17Cependant, si cette exigence marxienne peut ressembler de prime abord à un formalisme, il semble que le problème ne se situe pas à ce niveau. Ce qui en effet importe avant tout à Marx, c’est de rendre compte de la nécessité d’historiciser les outils d’analyse, en l’occurrence les concepts hégéliens qu’il réélabore. Aussi, en quoi la pertinence de la critique de ces concepts par Marx semble-t-elle conditionnée par la reformulation marxienne de la méthode d’investigation du réel qui n’a plus à être logique comme chez Hegel mais historique, permettant en cela d’assigner une nouvelle tâche à la philosophie qui, du statut de « temps appréhendé en pensées » (Hegel, 2003, p. 106), passe à celui de critique de son temps ?

La reformulation comme changement de repère conceptuel. De l’idéalisme à la méthode historique marxienne
5 Voir Hegel (2003, p. 104). Cette assimilation entre « rationnel » et « effectif » à laquelle procèd (…)
18Si la critique de Hegel par Marx semble se nouer autour de la conception de la méthode d’investigation du réel, c’est dans la mesure même où c’est, selon Marx, cette défaillance de méthode qui rend l’économie politique classique incapable de rendre compte des phénomènes économiques dans leur connexion interne. Aussi est-il conduit à Hegel dans ce souci de méthode parce qu’il trouve dans la dialectique de celui-ci un outil épistémologique hautement heuristique. Cependant, Marx est tout aussi rapidement conduit à se dégager de celui-ci car il refuse l’assimilation à laquelle Hegel procède, entre logique et ontologie. En effet, si la dialectique rend compte du réel, ce n’est pas parce qu’elle est une méthode qui informe ce réel – la Logique de Hegel n’est pas un transcendantalisme – mais c’est parce que le réel lui-même se déploie dialectiquement. Au sens hégélien, le concept est double. Il est, d’une part, l’outil théorique qui ressaisit spéculativement la diversité sensible et, d’autre part, ce qui est à l’œuvre au sein même du réel, ce qui, dès lors qu’il se déploie, produit des effets. C’est en ce sens qu’il faut entendre ce quasi-aphorisme de la préface aux Principes de la philosophie du droit : « Ce qui est rationnel est effectif ; et ce qui est effectif est rationnel. »5 Le déploiement ontologique du réel est donc tout autant un déploiement logique. C’est ce pourquoi on ne peut parler de méthode chez Hegel. Le réel n’est pas à rationaliser par l’application d’une méthode, il est d’emblée rationnel. De sorte que la philosophie n’est pas une « méthode » d’investigation du réel. Elle est ce qui rend compte du devenir rationnel du réel :

La philosophie […] n’examine pas de déterminations inessentielles ; elle examine la détermination dans la mesure où elle est détermination essentielle. Son élément et contenu, ce n’est pas l’abstrait ou l’ineffectif, mais l’effectif, ce qui se pose soi-même et vit en soi-même, l’existence dans son concept. C’est le procès qui se produit ses propres moments et les parcourt de bout en bout, et ce mouvement tout entier constitue le positif et la vérité de ce positif. […] Il pourrait sembler nécessaire de donner préalablement le plus grand nombre d’indications sur la méthode de ce mouvement ou de la science. Mais le concept de cette méthode se trouve déjà dans ce qui a été dit, et son exposition proprement dite relève de la Logique, ou plus exactement, est la Logique elle-même. La méthode en effet n’est rien d’autre que la construction de l’ensemble érigé dans son essentialité pure. (Hegel, 1991, p. 57)

19Ainsi la dialectique hégélienne est à concevoir dans une dimension onto-logique. Elle n’est donc pas proprement une méthode d’investigation. Dans la mesure où la logique est une ontologie, il ne peut y avoir de méthode chez Hegel. Et s’il ne peut y avoir de méthode, la philosophie ne peut être critique, puisqu’elle se borne à rendre compte de la rationalité du réel sans se donner les moyens de modifier celui-ci.

20C’est cette réduction de la logique à l’ontologie que Marx conteste dans l’Introduction. S’il reprend la définition hégélienne du concret comme « synthèse de nombreuses déterminations, donc unité de la diversité » (Marx, 2003a, p. 470), il se dégage cependant de Hegel par sa conception du rapport entre concret et pensée. Si l’ontologie est une logique, cela signifie pour Hegel que c’est la pensée qui assure elle-même la genèse de son objet :

Le concevoir d’un objet ne consiste en fait en rien d’autre que dans le fait que le Je se le rend propre, le pénètre et l’amène à sa forme propre, c’est-à-dire à l’universalité qui est immédiatement déterminité, ou à la déterminité qui est immédiatement universalité. […] Par le concevoir, l’être en-et-pour-soi que l’objet a dans l’intuitionner et dans le représenter se trouve transformé en un être-posé ; le Je le pénètre en pensant. Or, tel qu’il est dans le penser, c’est ainsi seulement qu’il est en-et-pour-soi […]. (Hegel, 1981, p. 46)

6 C’est en vertu de cette idée que Marx peut écrire dans les Thèses sur Feuerbach : « Les philosophes (…)
21L’objet étant rationnel pour lui-même, la pensée n’a pour tâche que de porter à la conscience le travail propre de la raison en la chose, en assurant ainsi la genèse conceptuelle, c’est-à-dire la genèse effective. C’est ce rapport d’immanence entre pensée et concret que Marx conteste, dans la mesure où ce rapport implique que la philosophie ne soit qu’un compte-rendu de la rationalité du réel. En vertu de ce statut, elle ne se ménage donc aucun moyen de modifier son objet6. Marx construit quant à lui sa méthode d’investigation du réel en prenant acte de la non-rationalité de ce réel. Les critères spécifiques à une situation historique particulière empêchent en effet de rabattre l’ontologique sur le logique. Entre la méthode de l’économie politique classique, qui s’attache d’abord au concret pour en produire ensuite des déterminations abstraites, et la Logique hégélienne, incapable selon Marx de rendre compte des spécificités historiques, Marx choisit une troisième voie et conçoit sa méthode selon un double mouvement d’analyse et de reconstruction. Analyse du concret et détermination des catégories essentielles qui en rendent compte, d’une part. Reconstruction du concret à partir de ces catégories, d’autre part. Ainsi écrit-il :

Hegel est tombé dans l’illusion de concevoir le réel comme le résultat de la pensée qui se résorbe en soi, s’approfondit en soi, se meut par soi-même, tandis que la méthode de s’élever de l’abstrait au concret n’est pour la pensée que la manière de s’approprier le concret, de le reproduire en tant que concret pensé. Mais ce n’est nullement là le processus de la genèse du concret lui-même. (Marx, 2003a, p. 471)

22Aussi, c’est bien la manière de concevoir le rapport entre concret et pensée qui différencie fondamentalement la méthode marxienne de la « méthode » hégélienne. De sorte que la critique de Marx à l’égard de Hegel est sur ce point explicite et passe par la distinction à laquelle il procède entre « concret réel » et « concret pensé ». Ce dernier est pour Marx le concret tel que le conçoit Hegel. Il est le concret d’emblée rationnel de la Logique hégélienne, « produit du concept qui s’engendre lui-même » ainsi qu’il le stigmatise (Marx, 2003a, p. 471). Cependant, pour Marx, ce concret n’est pas le concret réel, mais il est au contraire un produit de la pensée pure. En d’autres termes, il n’est nullement premier, il n’est pas le réel, mais il est un produit de la pensée qui s’applique au réel. Au contraire, selon Marx, c’est le réel qui est premier et ce sont les concepts qui sont déterminés par lui. C’est la vie matérielle qui assure la genèse de la pensée et la production des concepts. Ce n’est donc pas la pensée qui assure la genèse du réel : cette conception participe d’un idéalisme que Marx rejette d’emblée. Aussi écrit-il, dans l’avant propos à la Critique de l’économie politique :

Le mode de production de la vie matérielle domine en général le développement de la vie sociale, politique et intellectuelle. Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur existence, c’est au contraire leur existence sociale qui détermine leur conscience. (Marx, 2003d, p. 488)

23C’est donc la vie sociale et matérielle qui fonde et qui configure la conscience de l’homme, de sorte que les concepts produits sont déterminés par cette base matérielle. Ainsi ces concepts ne s’expliquent-ils pas par eux-mêmes, ils ne sont rien en soi et la méthode d’investigation du réel doit prendre acte de ce postulat pour ne pas sombrer dans l’idéalisme.

24La méthode déterminée par Marx se différencie de la Logique hégélienne en ce qu’elle n’accorde qu’une place seconde au concept. De sorte que, contrairement à cette Logique qui, puisque le concret est d’emblée rationnel, ne fait qu’assumer en un unique mouvement le déploiement dialectique du concept, la méthode marxienne se conçoit en deux moments. Il s’agit, d’une part, d’abstraire du concret des catégories essentielles valables inconditionnellement et, d’autre part, de reconstruire le concret à partir de ces catégories. Celles-ci peuvent alors fonctionner comme des critères d’analyse et de jugement par rapport aux irrationalités potentielles des objets historiques. Par là sont prises en compte non seulement les constances déterminées conceptuellement (par exemple, l’articulation interne à la sphère économique entre production, distribution, échange et consommation), mais aussi les spécificités historiques (par exemple, la configuration particulière que prend ce tout organique au sein du mode de production capitaliste) :

Les catégories les plus abstraites elles-mêmes, malgré leur validité – justement en raison de leur abstraction – pour toutes les époques, n’en sont pas moins, dans cette détermination abstraite même, tout autant le produit de conditions historiques et n’ont de pleine validité que pour elles et dans leur limite. (Marx, 2003a, p. 476)

25Par conséquent, si pour Marx le concret doit être premier, c’est dans la mesure où cette primauté seule permet de prendre en compte les déterminations du réel spécifiques à une situation historique particulière. C’est ce que la philosophie hégélienne ne permet pas de penser, car elle méconnaît ces spécificités qui caractérisent en propre une situation donnée. Elle les méconnaît parce que, seulement attentive aux déterminations du concept, elle ne les peut intégrer au processus (exclusivement) rationnel dont elle rend compte. On voit par là que la critique de Hegel par Marx concernant la méthode s’inscrit dans une critique plus fondamentale de la philosophie hégélienne de l’histoire, à la diachronie de laquelle Marx oppose une philosophie de l’histoire insistant également sur sa synchronie, se donnant ainsi les moyens de penser les particularités essentielles d’une situation historique donnée.

26La philosophie hégélienne de l’histoire se caractérise comme la mise en évidence de la réalisation progressive de l’Esprit au sein des différentes configurations historiques particulières, de sorte que celles-ci ne sont pas tant étudiées pour elles-mêmes qu’eu égard au degré de réalisation de l’Esprit qu’elles représentent :

L’homme fait son apparition comme être naturel se manifestant comme volonté naturelle : c’est ce que nous avons appelé le côté subjectif ; besoins, désirs, passions, intérêts particuliers, opinions et représentations subjectives. Cette masse immense de désirs, d’intérêts et d’activités constitue les instruments et les moyens dont se sert l’Esprit du monde pour parvenir à sa fin, l’élever à la conscience et la réaliser. Car son seul but est de se trouver, de venir à soi, de se contempler dans la réalité. C’est leur bien propre que peuples et individus cherchent et obtiennent dans leur agissante vitalité, mais en même temps ils sont les moyens et les instruments d’une chose plus élevée, plus vaste qu’ils ignorent et accomplissent inconsciemment. (Hegel, 1965, p. 110)

27En réduisant l’histoire à la mise en évidence d’un devenir rationnel du monde par la réalisation progressive de l’Esprit, Hegel s’empêche de penser les situations historiques dans leur singularité propre : elles ne sont que des moments d’un processus plus fondamental. C’est bien cela que Marx reproche ici implicitement à Hegel : ne pouvant penser l’historicité des concepts, il ne peut saisir la configuration particulière d’une situation historique donnée. Au contraire, la méthode marxienne d’investigation du réel, fondée sur la critique de cet idéalisme, doit permettre de rendre compte des spécificités propres à une configuration sociale historiquement déterminée et, à partir de là, d’avoir une portée critique sur elle. Annonçant le plan de sa Critique de l’économie politique à la fin de la troisième partie de l’Introduction, il peut donc mettre en évidence des concepts fondamentaux d’investigation du réel, d’une part – « les déterminations qui, dans leur généralité abstraite, s’appliquent plus ou moins à tous les types de société […] » –, et rendre compte d’une configuration sociale particulière, à savoir celle déterminée par le mode de production capitaliste, d’autre part – « les catégories qui constituent la structure interne de la société bourgeoise et sur lesquelles reposent les classes fondamentales » (Marx, 2003a, p. 480).

28Si la critique marxienne de Hegel porte avant tout sur un problème de méthode, c’est donc dans la mesure où celle-ci doit, selon Marx, permettre de rendre compte du réel en sa spécificité, c’est-à-dire aussi bien en sa rationalité qu’en son irrationalité. La méthode que Marx met en place à partir de la réappropriation des catégories hégéliennes à laquelle il procède doit donc permettre avant tout de se ménager un accès critique au(x) (irrationalités du) réel, alors que Hegel les résolvait par leur rationalité immanente. En effet, si la philosophie hégélienne ressaisit spéculativement le déploiement rationnel du concept, elle ne prend en compte les contradictions inhérentes à ce réel que pour en montrer le dépassement par une figure rationnellement plus aboutie du concept (Hegel, 1991, p. 90). Autrement dit, les contradictions effectivement à l’œuvre au sein du réel ne sont qu’à être supprimées. Il s’agit du mouvement d’Aufhebung caractéristique de la dialectique hégélienne et qui dit à la fois la conservation et la suppression de ce dont il est un moment. Par conséquent, si la philosophie hégélienne ressaisit le déploiement rationnel du concept, elle ne voit en ses contradictions que des moments du déploiement, de sorte qu’elles sont résolues dès lors même qu’elles sont posées. Par exemple, les contradictions internes à la société civile sont résolues dès lors qu’est assuré le passage conceptuel vers l’État :

La fin de la corporation [dernier moment conceptuel de la société civile], en tant que fin bornée et finie, a sa vérité […] dans la fin universelle en soi et pour soi et dans l’effectivité absolue de celle-ci ; la sphère de la société civile passe, par conséquent, à l’État. (Hegel, 2003, p. 332)

29La résolution des contradictions à l’œuvre au sein du réel se fait donc par le passage à un niveau conceptuel supérieur. La prise en compte de ces contradictions n’a donc de valeur que spéculative, eu égard au déploiement global du concept.

30Par conséquent c’est un double détachement du réel qui caractérise la philosophie hégélienne selon Marx. D’une part, elle est d’emblée abstraite en ce qu’elle confond le logique et l’ontologique. D’autre part, elle n’est que spéculative en ce qu’elle méconnaît nécessairement les spécificités du réel.

7 Voir Horkeimer (1937, p. 35) : « La raison n’a plus à être purement critique en face d’elle-même ; (…)
31Ce que Marx stigmatise donc dans la philosophie hégélienne, archétypale selon lui de l’idéalisme, c’est son abstraction. De sorte qu’elle n’a aucune « prise » sur le réel : ni à la base – elle est d’emblée conceptuelle – ni à son sommet – « secrétaire de l’esprit », le philosophe n’a aucun pouvoir critique : il se borne à ressaisir spéculativement le réel. Ainsi la critique marxienne de Hegel dans l’Introduction est-elle redevable d’une méditation plus fondamentale sur l’articulation entre théorie et pratique. Si Marx procède à une critique de l’idéalisme hégélien c’est d’une part parce qu’il fait du concret une détermination exclusivement conceptuelle, laissant ainsi de côté ses spécificités historiques et, d’autre part, parce qu’il ne fait selon lui que légitimer un état de fait en mettant en évidence sa pseudo-rationalité. De sorte que, anhistorique, la philosophie hégélienne est en même temps a-critique7.

8 Nous nous inspirons ici de thèses développées par Renault (1995).
32La divergence avec Hegel tient donc à la différence de tâche que l’un et l’autre assignent à la philosophie. Si, exclusivement spéculative selon Hegel, elle est « son temps appréhendé en pensées » (Hegel, 2003, p. 106), elle a au contraire pour Marx une vocation fondamentalement critique8 :

Ne serait-ce qu’en tant qu’adversaire résolu du mode traditionnel de la conscience politique allemande, la critique de la philosophie spéculative du droit débouche non sur elle-même mais sur des problèmes dont la solution n’est possible que par un seul moyen : la praxis. […] De toute évidence, l’arme de la critique ne peut pas remplacer la critique des armes : la force matérielle doit être renversée par une force matérielle, mais la théorie, elle aussi, se change en force matérielle dès qu’elle saisit les masses. (Marx, 2003b, p. 99)

33S’il apparaît nécessaire de signaler cette divergence entre Marx et Hegel eu égard au rôle attribué par chacun à la philosophie, ce n’est pas tant par souci d’exhaustivité dans la détermination du rapport qui lie l’un à l’autre que pour soulever une question cruciale quant à la nature même de ce rapport. En effet, bien qu’empruntant des catégories logiques à la philosophie hégélienne, Marx se montre critique vis-à-vis de celle-ci : en témoigne sa dénonciation de la « mystification » (Marx, 1993, p. 17-18) que, selon lui, Hegel fait subir à la dialectique, posant ainsi le problème de la pertinence même de sa critique. Dès lors qu’elle n’est pas un pur et simple rejet de l’hégélianisme mais bien plutôt une appropriation, la critique marxienne de Hegel dans l’Introduction tombe elle aussi sous le coup d’une analyse critique visant à déterminer sa pertinence conceptuelle. Cependant, nous voyons en contre-partie en quoi parler de pertinence de cette critique est problématique dans la mesure même où, fondamentalement critique en sa méthode et en ses prétentions, et non plus seulement spéculative, la philosophie marxienne procède à la transformation du référentiel conceptuel en le faisant passer d’un domaine exclusivement spéculatif à un domaine matérialiste et historique. De sorte que la question même de la pertinence de la critique de Hegel dans ce texte semble conditionnée par la mise en évidence d’un changement, non du cadre conceptuel – Marx reprend des concepts hégéliens – mais du repère même d’effectivité et de validité des concepts. Aussi, en quoi est-ce ce changement qui permet à Marx de procéder non pas à une reformulation de la dialectique de Hegel mais à la mise en évidence de la nécessaire forme critique de la philosophie, dès lors qu’elle projette de passer outre les apories de l’idéalisme ?

De la spéculation à la critique : le nouvel ordre philosophique
34Ce que Marx met d’emblée en évidence par sa critique de la philosophie hégélienne, c’est l’absence en elle d’une historicisation des concepts et a fortiori de la méthode. C’est cette absence qui empêche Hegel de fonder une philosophie véritablement réaliste, c’est-à-dire, selon Marx, qui se détermine par rapport à un concret réel, constitué par les conditions matérielles caractéristiques d’une situation historique et d’un mode de production particuliers. En effet, la dialectique telle que la conçoit Hegel n’est pas à penser au sein d’une dimension historique, mais au contraire au sein d’une dimension exclusivement spéculative. Elle est elle-même ce processus rationnel et effectif de déploiement du concept, de sorte que Hegel peut la qualifier de « moteur interne du concept » :

Le principe moteur du concept, en tant qu’il ne dissout pas seulement les particularisations de l’universel, mais les produit aussi, je le nomme dialectique […]. La dialectique supérieure du concept ne consiste pas à produire et concevoir la détermination simplement comme borne et contraire, elle consiste au contraire à produire et concevoir à partir d’elle le contenu et le résultat positifs, ce par quoi seulement elle est développement et progression immanente. Cette dialectique n’est donc pas l’ouvrage externe d’une pensée subjective, elle est au contraire l’âme propre du contenu, âme qui fait éclore de manière organique ses branches et ses fruits. Ce développement de l’idée comme activité propre de sa raison, la pensée, en tant que pensée subjective, l’observe seulement sans y ajouter pour sa part un seul ingrédient. Examiner quelque chose rationnellement ne veut pas dire ajouter de l’extérieur une raison à même l’ob-jet et le façonner par là, l’objet est au contraire rationnel pour lui-même ; c’est ici l’esprit dans sa liberté, le sommet le plus élevé de la raison consciente de soi, qui se donne une effectivité et se produit en tant que monde existant ; la science a seulement pour tâche de porter à la conscience ce travail propre de la raison de la Chose. (Hegel, 2003, p. 141)

35En d’autres termes, les concepts qui retracent le déploiement dialectique de l’effectif rationnel sont des essentialités pures anhistoriques. C’est ce que dénonce Marx comme idéalisme : l’absence d’historicisation des concepts, c’est-à-dire l’absence de référents historiques et, en cela, réels. Ainsi écrit-il dans les Grundrisse à propos de ses propres écrits :

Il sera nécessaire de corriger la manière idéaliste de l’exposé, qui fait croire à tort qu’il s’agit de déterminations conceptuelles et de la dialectique de ces concepts. (Marx, 1968, p. 122)

36Le caractère idéaliste d’une philosophie naît donc de sa détermination anhistorique. Par conséquent, pour Marx, c’est ce souci d’historicisation des concepts qui fournit au contraire à une méthode sa garantie de scientificité. Un concept n’est ainsi véritablement effectif que lorsque la méthode qui le détermine prend acte de la situation historique – en l’occurrence, d’un mode de production déterminé – dans laquelle ce concept émerge. Est-ce à dire que c’est cette historicisation qui lui permet de trouver « le noyau rationnel » de la dialectique hégélienne ? Autrement dit, celle-ci se trouve-t-elle « remise sur ses pieds » dès lors qu’elle est historicisée ? C’est en effet cette conclusion qui semble venir à nous sitôt que l’on a mis en évidence que la critique marxienne de Hegel dans ce texte tient à la dénonciation de la forme anhistorique de sa philosophie. Non pas « non historique », car Hegel développe bien une philosophie de l’histoire, mais « anhistorique » en ce qu’elle ne rend pas compte d’un processus réel mais d’un processus idéel.

9 À cet égard, Althusser écrit notamment : « On n’obtient pas une science en renversant une idéologie (…)
37Cependant, il semble inexact de voir en la critique de Hegel par Marx dans l’Introduction une reformulation de la dialectique ni même une ébauche de reformulation9. Marx a certes projeté de redéfinir celle-ci :

La mystification que la dialectique subit entre les mains de Hegel n’empêche aucunement qu’il ait été le premier à en exposer les formes générales de mouvement de façon globale et consciente. Chez lui elle est sur la tête. Il faut la retourner pour découvrir le noyau rationnel sous l’enveloppe mystique. (Marx, 1993, p. 17-18)

38Néanmoins, il est significatif que nulle part Marx ne procède à une redétermination systématique de la dialectique hégélienne, pas même dans l’Introduction qui se veut pourtant en partie méthodologique. Il semble donc que l’entreprise de Marx dans ce texte ne soit pas tant la reformulation de la dialectique hégélienne historicisée que la mise en évidence d’une méthode et d’un mode d’énoncé autres qui aient à rendre compte de l’historicisation déterminante des concepts, d’une part, et de la nécessaire vocation critique de la philosophie, d’autre part. L’appropriation de la dialectique hégélienne par Marx ne consiste donc ni dans l’application de celle-ci à la sphère économique ni même dans une simple reformulation. En effet, comme il l’affirme dans la Critique de la philosophie du droit de Hegel, le but de la critique telle qu’il l’entend ne consiste pas seulement en la mise en évidence d’une méthode d’investigation du réel, mais aussi en l’idée d’une articulation nécessaire entre théorie et pratique. De sorte que, contrairement à la dialectique hégélienne, la critique marxienne est double : elle est à la fois instrument de connaissance d’un objet et moyen d’intervention sur cet objet :

En lutte contre [l’] état de choses, la critique n’est pas une passion de la tête, elle est la tête de la passion. Elle n’est pas un scalpel anatomique, mais une arme. Son objet est son ennemi, qu’elle veut non pas réfuter mais anéantir. […] En soi la critique n’a pas besoin de s’expliquer avec cet objet, car elle sait à quoi s’en tenir. Elle ne se donne plus comme une fin en soi, mais seulement comme un moyen. Son pathétique c’est essentiellement l’indignation ; sa tâche c’est essentiellement la dénonciation. (Marx, 2003b, p. 92)

39Cette phrase nous montre la volonté explicite de Marx de faire de la méthode critique un moyen de lutte et plus seulement un moyen de connaissance. Si cela n’est pas explicite dans l’Introduction, il nous faut cependant en tenir compte dans la mesure où, d’une part, le texte de 1844 se donne comme une « critique du droit hégélien » et, en lui, de tout idéalisme, et d’autre part, le texte de 1857 participe de la formulation de cette méthode critique.

40Il semble donc qu’il faille voir dans la critique marxienne de Hegel dans l’Introduction moins une reformulation de la dialectique que la mise en évidence d’une nouvelle méthode : la critique. Celle-ci est en effet pour Marx la véritable garantie de la scientificité de sa méthode en ce qu’elle est matérialiste et historique. De plus, elle permet une intervention directe à l’égard de l’objet auquel elle s’applique. Par conséquent, la philosophie prend avec Marx une dimension fondamentalement critique non seulement en sa méthode d’analyse, toute philosophie étant en ce sens « critique » – elle procède à un examen attentif de son objet –, mais aussi et surtout en ses prétentions. De sorte que cette nouvelle forme donnée au mode d’énoncé philosophique est pour Marx la condition sine qua non de l’articulation entre théorie et pratique. C’est bien ce qui est à l’œuvre dans l’Introduction, et plus particulièrement dans la critique de Hegel qui lui est sous-jacente. En effet, plus qu’une reformulation des concepts, la méthode marxienne est une critique de l’idéalisme hégélien qui a trait à une critique plus fondamentale de l’idéologie. Ce concept désigne chez Marx la structure qui investit la conscience historique en légitimant un état de fait, c’est-à-dire en postulant une pseudo-nécessité de cet état de fait. De sorte que tout produit de l’idéologie rend illusoire tout projet de contestation active – on ne peut contester ce qui est nécessaire. Archétypale de l’idéalisme en ce qu’elle est avant tout spéculative, « mystique », la philosophie hégélienne participe de cette idéologie.

41La critique que Marx adresse à Hegel dans l’Introduction est donc à comprendre, d’une part, par rapport à ce changement de forme du discours philosophique, qui passe d’une dialectique spéculative à une critique et, d’autre part, dans ce souci plus fondamental d’une critique de l’idéologie. Par conséquent, s’interroger sur la pertinence de cette critique, c’est prendre acte de cette double dimension. En effet, ce problème de la pertinence de la critique de Hegel par Marx dans ce texte est double en ce qu’il a trait, d’un côté, au projet critique de Marx et, de l’autre, à la logique hégélienne elle-même. En d’autres termes, parler de pertinence de la critique dans la perspective marxienne est d’emblée problématique dans la mesure où cette critique ne consiste pas seulement en un examen polémique de l’hégélianisme, mais aussi et avant tout en une appropriation critique de ses catégories logiques. De sorte que, du point de vue de Marx, sa critique de Hegel n’a pas à être pertinente car il s’agit pour lui de transformer littéralement le champ conceptuel dans lequel prennent originairement sens les concepts hégéliens. C’est parce que c’est le repère conceptuel lui-même qui est modifié par Marx, et pas seulement le sens des concepts, que la question de la pertinence de la critique s’avère ambiguë. C’est dans la mesure même où il change le référentiel des concepts, passant d’une onto-logique à une critique matérialiste et historique, que cette question est problématique. De sorte que la notion de pertinence semble ne plus faire sens ici car les concepts ne sont pas à entendre au sein du même repère conceptuel.

42Prenons l’exemple, développé par Marx, du passage chez Hegel de la propriété à la famille. Critiquant explicitement Hegel, Marx écrit :

Hegel, par exemple, commence correctement la « philosophie du droit » par la propriété, qui est le rapport juridique le plus simple du sujet. Or, il n’y a pas de propriété avant la famille ou avant les rapports de domination et de servitude, qui sont des rapports beaucoup plus concrets. […] Il est inexact qu’historiquement la propriété évolue vers la famille. Elle suppose bien plutôt toujours cette « catégorie juridique plus concrète ». (Marx, 2003a, p. 472)

43Ainsi Marx met-il l’accent sur la dimension historique que selon lui Hegel méconnaît. Ce n’est pas la famille qui présuppose la propriété, mais la propriété qui suppose la famille. Celle-ci est en effet première en ce qu’elle détermine des conditions matérielles particulières préalables à la propriété. Dans cet exemple, il faut qu’il y ait d’abord une famille pour qu’il y ait ensuite propriété. Cependant, ce « d’abord » se situe pour Marx dans une dimension historique alors qu’il se situe pour Hegel dans une dimension exclusivement conceptuelle. En effet, il ne met pas en évidence un déploiement chronologique du réel au sein d’un référentiel historique, mais il rend compte d’un déploiement conceptuel au sein d’un référentiel spéculatif :

Au sens plus spéculatif, le mode d’être-là d’un concept et sa déterminité sont une seule et même chose. Mais il est à remarquer que les moments dont le résultat est une forme ultérieurement déterminée précèdent celui-ci en tant que déterminations conceptuelles dans le développement scientifique de l’idée, mais ne le précèdent pas en tant que configurations dans le développement temporel. Ainsi l’idée, telle qu’elle est déterminée comme famille, a pour présupposition les déterminations conceptuelles dont elle sera exposée dans ce qui suit comme le résultat. (Hegel, 2003, p. 141)

44Contrairement à ce qu’indique Marx, ce qui importe à Hegel est donc un déploiement conceptuel et non historique. Conceptuellement, la propriété précède la famille dans la mesure où elle est une détermination plus « simple ». Elle ne participe que du « Droit abstrait », sphère moins déterminée que la sphère de l’ « Éthicité » où se déploie le concept de famille. Peu importe donc à Hegel de savoir si la famille précède la propriété dans une dimension historique : la dimension au sein de laquelle ses concepts sont effectifs est une dimension exclusivement spéculative.

45Est-ce à dire que la critique que Marx lui adresse n’est pas pertinente ? En un sens, c’est effectivement le cas : la critique n’est pas pertinente dans la mesure même où Marx ne saisit pas en sa vérité ce que Hegel énonce. Cependant, s’en tenir à une « critique de la critique marxienne » en en montrant la non-pertinence relative semble n’être que peu éclairant pour la mise en évidence du rapport qui lie Marx à Hegel. Au contraire, il semble qu’il faille plutôt insister sur le changement du référentiel conceptuel auquel Marx procède. En effet, c’est ce changement qui consiste à déplacer le repère conceptuel d’une dimension spéculative, où prend place la philosophie hégélienne, à une dimension historique qui permet à Marx de légitimer le passage plus fondamental qu’il fait opérer à la forme même de l’investigation philosophique, de l’énoncé spéculatif à la forme critique. Le renversement du repère conceptuel dans cette dimension historique permet en effet de concevoir une investigation du réel non plus en termes de philosophie mais en termes de critique, se ménageant ainsi un accès réel, et non plus idéel, à l’objet d’étude. Nous voyons par là en quoi la question de la pertinence de la critique de Hegel par Marx dans l’Introductionest en elle-même ambiguë. Certes, du point de vue de l’histoire des idées, cette critique n’est pas pertinente. Mais il apparaît inexact d’affirmer d’emblée qu’elle est fausse en ce qu’elle « omet » la confusion hégélienne entre logique et ontologique. Elle ne l’« omet », pas mais elle la « critique » dans le sens même où Marx définit la critique, à savoir par un double mouvement de réappropriation des concepts et de reformulation de leur sens et de leur portée par modification de leur cadre de référence. Par conséquent, Marx ne mésinterprète pas tant Hegel dans ce texte qu’il ne le reformule dans les termes de sa propre méthode critique et au sein de son propre repère conceptuel.

46Soulever le problème de la critique de Hegel par Marx dans l’Introduction, c’est donc poser une question de méthode. En effet, s’il est évident que les concepts logiques hégéliens structurent ce texte à vocation méthodologique, c’est leur utilisation par Marx qui pose problème.

47C’est pourquoi il nous faut replacer cette critique ponctuelle de Hegel au sein d’une critique plus fondamentale de l’idéalisme qui consiste pour Marx à montrer que les apories de celui-ci sont dues à une méthode incorrecte d’investigation du réel qui, partant du primat de l’idée, ne peut penser une historicisation des concepts. En d’autres termes, pensant par essentialités pures, Hegel ne pense nullement le réel. Ne pensant pas le réel, il ne peut prétendre à sa modification, puisque les contradictions du réel se résoudront d’elles-mêmes.

48La critique que Marx lui adresse consiste donc à promouvoir une historicisation de la méthode afin de ne pas sombrer dans un idéalisme abstrait. Cependant, critiquant Hegel, Marx ne procède nullement à une reformulation de la dialectique de celui-ci. Au contraire, il détermine une méthode d’investigation du réel qui doit permettre d’articuler connaissance de l’objet et action directe sur cet objet. De sorte que la critique qu’il adresse à Hegel consiste avant tout à substituer au repère conceptuel spéculatif de celui-ci un repère conceptuel historique permettant le déploiement de ce mode d’énoncé philosophique qu’est la critique.

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BIBLIOGRAPHIE
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DOI : 10.3917/dec.althu.2005.01

Balibar Étienne, 2001, La philosophie de Marx, Paris, La Découverte.
DOI : 10.3917/dec.balib.2014.01

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– 2003, Principes de la philosophie du droit, trad. J.-F. Kervégan, Paris, PUF.

Horkheimer Max, 1974, Théorie traditionnelle et théorie critique, trad. C. Maillard et S. Muller, Paris, Gallimard.

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– 2003c, L’idéologie allemande. Conception matérialiste et critique du monde, dans Œuvres. Philosophie, trad. M. Rubel, L. Evrard et L. Janover, Paris, Gallimard.

– 2003d, Critique de l’économie politique, « Avant-propos », dans Œuvres. Philosophie, trad. M. Rubel, Paris, Gallimard.

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Renault Emmanuel, 1995, Marx et l’idée de critique, Paris, PUF.

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Salama Pierre et Hai Hac Tran, 1992, Introduction à l’économie de Marx, Paris, La Découverte.

Stanguennec André, 2005, « Le dialectique, la dialectique, les dialectiques chez Hegel », Lectures de Hegel, O. Tinland éd., Paris, Le Livre de poche.

Vincent Jean-Marie, 2000, « Critique de l’économisme et économisme chez Marx », Actes du Congrès international Marx II, E. Kouvelakis éd., Actuel Marx Confrontation, Paris, PUF.

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NOTES
1 L’économie politique classique s’incarne dans les œuvres de David Ricardo (Les principes de l’économie politique) et d’Adam Smith (Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations). Elle correspond à l’autonomisation progressive de l’économie. Son souci principal est de fonder la scientificité de celle-ci, notamment sur le modèle de la mécanique newtonienne. L’économie est alors conçue comme la science qui met au jour des lois, par exemple celle de la production des richesses pour Smith. Si Marx loue l’exigence de scientificité qui préside à la naissance de l’économie politique, il critique en revanche la conception de la loi qu’elle véhicule. Penser les lois économiques sur le modèle des lois de la nature, c’est omettre qu’elles dépendent d’un mode de production particulier historiquement déterminé.

2 Déjà en effet, les textes regroupés sous l’expression Manuscrits de 1844 sont les brouillons d’une œuvre qui devait s’intitulée Zur Kritik der politischen Öekonomie. Radicalement réélaborés, ils deviennent en 1859 la Contribution à la critique de l’économie politique. Ce processus culmine en 1867 avec la publication du livre premier du Capital, ouvrage sous-titré Critique de l’économie politique. Pour une présentation plus complète de la critique de l’économie politique chez Marx, voir Salama et Hai Hac (1992) ainsi que Vincent (2000, p. 61-62).

3 L’Introduction générale à la critique de l’économie politique (dorénavant abrégée en Introduction) est écrite par Marx en 1857. Elle fixe le plan de sa grande œuvre économique projetée en 1845 sous le titre Critique de la politique et de l’économie. Par manque de temps, Marx ne conduira jamais ce projet à terme. Par contre, durant l’année 1857, il écrit ce que l’on connaît depuis 1939 sous le titre Grundrisse der Kritik der politischen Öekonomie. L’Introduction est un texte d’une quarantaine de pages environ. Il apparaît central dans la mesure où il fixe le projet, longtemps mûri par Marx, d’une critique de l’économie politique. Il se compose de quatre chapitres : I. La production, II. Rapport général entre la production, la distribution, l’échange et la consommation, III. La méthode de l’économie politique, IV. Moyens (forces) de production et rapports de production – rapports de production et rapports de commerce, etc.

4 La notion de « logique » telle que l’entend Hegel tient sa spécificité de ce qu’elle n’est pas une logique formelle à partir de laquelle seraient appréhendés les phénomènes naturels ou sociaux. Les déterminations logiques sont en effet chez lui à l’œuvre au sein même du réel. Celui-ci est pour une part contingent, pour une part rationnel. Ce qui en lui est rationnel est ce qu’Hegel ressaisit comme « logique ». Le terme « logique » déterminé par la suite comme Logique renvoie donc à la fois à cette spécificité et à l’œuvre hégélienne qui en rend compte, à savoir la Science de la logique, premier tome de l’Encyclopédie des sciences philosophiques. Hegel y écrit ainsi : « Suivant le contenu, les déterminations de la pensée sont considérées dans la Logique en et pour elles-mêmes. Elles sont, de cette manière, les pensées pures concrètes, c’est-à-dire des concepts, avec la valeur et la signification du fondement étant en et pour soi de tout » (Hegel, 1994, p. 190).

5 Voir Hegel (2003, p. 104). Cette assimilation entre « rationnel » et « effectif » à laquelle procède Hegel signifie que ce qui, au sein du réel, est rationnel est en même temps ce qui produit des effets et qui, en vertu de ce statut, est ressaisi par la philosophie. L’assimilation ne se fait donc pas entre « réel » et « rationnel », comme on le croit parfois et comme certaines traductions le laissent entendre (Voir Vieillard-Baron, 1999). En effet, comme le souligne Hegel lui-même (Hegel, 1994, p. 169), rendant ainsi ces traductions caduques, l’ensemble du réel n’est pas rationnel. Il y a du contingent dans la réalité. Le travail philosophique est précisément de percevoir, sous cette contingence, ce qui du réel est rationnel.

6 C’est en vertu de cette idée que Marx peut écrire dans les Thèses sur Feuerbach : « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de diverses manières ; ce qui importe, c’est de le transformer » (Marx, 2003e, p. 235).

7 Voir Horkeimer (1937, p. 35) : « La raison n’a plus à être purement critique en face d’elle-même ; chez Hegel, elle est devenue affirmative, avant même que la réalité soit reconnue et approuvée comme rationnelle. »

8 Nous nous inspirons ici de thèses développées par Renault (1995).

9 À cet égard, Althusser écrit notamment : « On n’obtient pas une science en renversant une idéologie. On obtient une science à la condition d’abandonner le domaine où l’idéologie croit avoir affaire au réel, c’est-à-dire en abandonnant sa problématique idéologique (la présupposition organique de ses concepts fondamentaux, et avec ce système, la plupart de ces concepts eux-mêmes) pour aller fonder « dans un autre élément », dans le champ d’une nouvelle problématique, scientifique, l’activité de la nouvelle théorie » (Althusser, 1996, p. 196).

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1 Commentaire

  • Xuan

    Je ne veux pas être méchant mais la recherche théorique n’est pas une sorte de ratiocination.
    Et elle devrait s’adresser en priorité aux cellules d’entreprises, être accessible au plus grand nombre.

    Nous aurions besoin de comparer et d’appliquer “l’introduction à la critique de l’économie politique” à la situation actuelle.
    Par exemple le rapport entre production et consommation.
    Ce rapport pratiquement évacué chez Marcuse, et dans la notion de “société de consommation” d’où disparaît toute forme de production, se rappelle à notre bon souvenir par l’émergence des nations prolétaires et le renversement mondial de l’impérialisme.
    Et effectivement ce rapport relève de la dialectique matérialiste, c’est-à-dire qu’il s’oppose à la conception métaphysique où les notions sont détachées les unes des autres, et où les pays impérialistes – sans égard pour leurs contradictions internes aussi – sont considérés comme l’alpha et l’oméga du monde, la “communauté internationale”.

    L’impérialisme n’existe pas sans l’opposition à l’impérialisme et son renversement final.
    Ceci vaut aussi pour certaines théories gauchistes sur l’impérialisme partout, développées par exemple par le KKE.

    Marcuse, maître à penser de certains “révolutionnaires “, écrivait en 68 :
    Sur la guerre du Vietnam : « …Le fait que les hommes les plus pauvres de la terre, à peine armés, techniquement les plus arriérés, tiennent en échec – et ceci pendant des années – la machine d’anéantissement la plus évoluée techniquement, la plus efficace, la plus destructive de tous les temps reste un signe historico-mondial, même si ces hommes sont à la fin battus, ce qui est vraisemblable », …[l’homme unidimensionnel – p12]
    C’est-à-dire que sa conception de l’univers des USA relevait de la même métaphysique, négligeant la puissance des nations et des peuples opprimés, pour se focaliser sur son propre nombril et en tirer des conclusions erronées.

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