Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

Entre Bagdad et Rome. Entretien avec le journaliste, poète et activiste Latif Al Saadi

Nous avons désormais la chance d’avoir un nombre sans cesse accru de collaborateurs, qui soit nous proposent des traductions, soit comme l’ami italien ici font des interviews et un travail de journalistes en profitant de leur situation (un peu forcée) d’internationalistes. Pietro Fiocchi actuellement en Chine, communiste italien, est devenu un de ces collaborateurs qui nous permettent des liens comme ici avec d’autres militants (ici également poète) qui ont vécu et continuent de vivre ce basculement du monde dans lequel nous sommes engagés. Ils apportent leur témoignage sur l’histoire de pays qui ont vécu les invasions impérialistes sous prétexte de libération et qui en ont conservé comme beaucoup de peuples une légitime défiance sur les buts et les moyens occidentaux. La petite expérience que nous faisons dans ce site est celle des possibilités internationalistes, de la richesse de ces échanges, mais aussi paradoxalement de la manière dont (à cause de notre peuple rebelle, de cet “air de liberté’) la France continue à représenter une exception pour bien des révolutionnaires du monde. Cela donne envie d’être à la hauteur de cette espérance, même quand le doute nous emplit. (note de Danielle Bleitrach, traduction de Marianne Dunlop pour histoire et société)

https://lantidiplomatico.it/dettnews-nella_distanza_tra_bagdad_e_roma_intervista_con_il_giornalista_poeta_e_attivista_latif_al_saadi/5496_48877/

par Pietro Fiocchi

Au cœur du Pigneto, à Rome, vit Latif Al Saadi, un personnage particulièrement intéressant. Originaire de Bagdad, citoyen irakien et italien, Latif a consacré sa vie au dialogue. Un engagement qu’il a mis en pratique en tant que professeur de langue arabe, en Irak et en Algérie, journaliste et commentateur de la politique internationale pour des journaux, magazines et agences de presse italiens et du Moyen-Orient, poète, médiateur culturel, membre du Parti communiste irakien, dont il a longtemps été le représentant en Italie et dont il est aujourd’hui l’un des principaux militants.

Une passion et un dévouement qui lui ont valu d’importantes récompenses, comme le prix de littérature de l’édition 2017 des Muslim International Books Awards (Academy of Artists) et un film – dans le cadre d’un projet du ministère italien de la culture – consacré à sa vie, par le réalisateur Massimiliano Zanin : “Latif…poeta combattente”.

Avec lui, les sujets de réflexion ne manquent jamais. Sa vision de l’immigration-intégration est profonde et clairvoyante. Mais cette fois, nous parlons de l’Irak qui, pour ce qu’il représente, surtout aujourd’hui, ne se démode jamais.

Latif, quelle phase de l’intervention occidentale vous paraît la plus cynique et la plus hypocrite, celle de la destruction de l’Irak ou celle de sa “reconstruction” ? – Qu’est-ce qui vous met personnellement le plus en colère ?

J’ai vécu et suivi de très près la politique des États-Unis et des pays occidentaux pendant longtemps, et pour répondre à cette question, permettez-moi de vous rappeler cette période, celle de la campagne américaine et britannique, de la préparation de la guerre et de l’attaque militaire contre l’Irak, une période de propagande forcenée. On parlait d’armes de destruction totale, internationalement interdites.

À l’époque, je me souvenais de faits réels : l’Amérique avait fourni toutes sortes d’armes au régime de Saddam, pendant la guerre avec l’Iran, jusqu’à sa fin, après huit années de destruction. À l’époque, Saddam utilisait intensivement des armes chimiques. Et qui ne se souvient pas que c’est Rumsfeld lui-même, ministre de la défense, qui a donné ces armes au régime dictatorial. Y compris des missiles gigantesques… !!.

Les États-Unis se sont tus lorsque Saddam a utilisé des armes chimiques pendant la campagne dite “Anfalat”, au cours de laquelle des milliers d’honnêtes citoyens ont été tués et des milliers de villages du peuple kurde d’Irak ont été détruits. En fait, ils ont nié ces crimes.

Ils ont ensuite parlé de libérer l’Irak et d’apporter la démocratie au peuple irakien pour justifier la guerre de 2003. Au lieu de cela, ils ont créé un chaos systématique et ont tout planifié pour établir un État fondé sur la division sectaire et ethnique de la société irakienne. Des forces sectaires ont été soutenues, qui ont pris le pouvoir en surfant sur la représentation ethnique-sectaire, en s’alliant avec les occupants…. ! !.

Deux exemples qui m’ont mis en colère et qui continuent à le faire, quand je pense au désastre sans fin que les libérateurs nous ont laissé…. ! !!

Les hommes politiques en Italie, dans d’autres pays européens, ont-ils jamais sérieusement pris en considération, au cours des événements, les suggestions de ceux qui, comme vous, savaient et connaissent vraiment la situation, pouvant peut-être éviter certaines des erreurs et des horreurs commises par la suite ?

Évidemment, vivant en Italie, durant cette période difficile, j’ai souffert davantage, en raison des positions politiques des forces de droite et de gauche en Italie, mais aussi en Europe.

J’ai participé activement à toutes les initiatives et activités contre la guerre en Irak, en dénonçant et en démasquant la propagande de l’Occident pour justifier la guerre contre l’Irak. Mais j’ai toujours essayé de faire comprendre aux forces de gauche qu’il fallait faire la distinction entre le fait d’être contre la guerre et le fait d’isoler le régime dictatorial, d’élever la voix contre sa persécution criminelle. En d’autres termes, être contre la guerre ne signifie pas défendre un régime criminel basé sur un discours qui n’est plus seulement : “les ennemis de notre ennemi sont nos amis”…. !!!

Cette situation a été pour moi une source de tristesse et de colère. Mais elle ne m’a pas empêché de militer avec la gauche italienne contre la guerre et les politiques des États-Unis et des gouvernements des pays occidentaux…..

Vingt ans après la guerre, quelle est la situation politique et sociale actuelle dans votre pays ? Qui est aux commandes et quels sont vos objectifs ?

Pour répondre à cette question, il me faudrait écrire un long article, mais je peux dire brièvement que la situation en Irak continue d’aller à l’encontre des principaux intérêts de la grande majorité du peuple irakien et du pays. Des Irakiens qui ont souffert pendant plus de 35 ans d’oppression et de persécution, de tueries, de guerres internes et externes. Et aujourd’hui, au lieu de sortir de la pauvreté causée par les sanctions criminelles imposées par l’Occident pendant plus de 12 ans, au lieu d’acquérir une véritable liberté, l’Irak continue de souffrir des divisions causées par le système politique imposé par les occupants américains et leurs alliés.

Un système basé sur le quota ethnique-sectaire, qui a permis aux forces alliées aux Américains de s’emparer du pouvoir. Cela a créé un chaos systématique dans la société irakienne, et a ouvert la porte à la corruption et aux conflits armés, conduisant à l’entrée et à l’insertion de forces terroristes telles qu’Al-Qaïda puis ISIS.

Oui, aujourd’hui, et après la défaite, non définitive, d’ISIS, la situation est calme, les attaques terroristes ont beaucoup diminué, mais le régime du quota sectaire continue à détruire l’État, à entraver la construction d’un pays véritablement civilisé et démocratique. Et l’ingérence en notre sein, pour leurs propres intérêts, de l’Iran, de la Turquie, de l’Amérique et des pays du Golfe se poursuit….

En ce qui concerne les questions fondamentales pour la refondation de l’État irakien, le gouvernement et l’opposition sont-ils en mesure de dialoguer de manière constructive ? Des projets communs sont-ils en cours de réalisation ? Quelles sont les propositions de votre parti ?

En tant que parti communiste irakien, en tant que communistes, mais aussi en tant que personnes issues des forces civiles, démocratiques et de changement, nous avons toujours recherché le dialogue. Et nous avons toujours été, avant et après 2003, contre la guerre et contre le système qui a suivi.

Nous avions et nous avons un rôle fondamental dans le mouvement civil et démocratique, pour le changement, pour combattre l’état d’intérêts exclusifs des forces sectaires et des milices commandées de l’étranger, et pour faire émerger un autre état. Un État uni, fédéral, démocratique, de citoyenneté et de droits civiques. Un État qui vive en paix avec tous les pays de la région, du Moyen-Orient et du Golfe. Nous avons donc participé activement aux manifestations de Tishreen (octobre) de 2011 et de 2019.

Aujourd’hui, nous avons réussi à établir une alliance entre diverses forces civiles et démocratiques, dont certaines sont des activistes civils, qui participent aux manifestations de masse. Nous disposons d’un plan directeur pour le mouvement de changement, dont je peux énumérer certains des principaux points :

Appeler à des élections anticipées dès que possible, modifier la loi électorale et la commission électorale, supprimer les quotas sectaires. Faire de l'Irak une circonscription unique, ou au moins une circonscription par province.
Faire connaître et punir tous les criminels qui ont contribué à l'assassinat de manifestants, en particulier ceux qui ont participé au soulèvement de Tishreen en 2019 (octobre).
Lutter contre la corruption à tous les niveaux. Et ramener les milliards de l'argent volé par certains des fonctionnaires et des cadres de l'État d'une manière large et étendue .... ! !.
Fournir tous les services de base vitaux, tels que l'électricité et l'eau potable, dans l'ensemble de l'Irak.
Sortir de l'économie de rente basée uniquement sur le pétrole ET construire des relations extérieures d'indépendance en dehors des intérêts des pays voisins ... ! !!

Les relations bilatérales entre l’Irak et la Chine progressent de manière intéressante et continue sur tous les fronts. À ton avis, selon l’opinion publique et la presse du “monde arabe”, la coopération avec la République populaire peut-elle contribuer, une fois pour toutes, à la stabilité et au progrès de votre pays ?

La progression et l’évolution des relations de coopération et d’amitié avec la Chine pourraient être un élément clé pour avancer dans le processus de construction d’un État civilisé et démocratique et de développement économique durable du pays. Cela permettrait de rééquilibrer les relations avec d’autres pays du monde et constituerait en fait un moyen concret de sortir du système mondial d’exploitation des pays dits en développement par l’Occident.

Le renforcement des relations Irak-Chine serait une voie de stabilité et de pacification pour le pays, sans être soumis aux politiques des pays capitalistes et de nos voisins.

***

Vous trouverez ci-dessous un poème de Latif Al Saadi, “Entre Bagdad et Rome”, extrait du recueil Profondeurs d’une vie, publié par Porto Seguro :

De Rome

Cris et slogans s’envolent

Et à Bagdad

Les corps se disloquent

Les cous et les têtes pendent

Des têtes qui pointent vers l’horizon.

A Rome l’amante

Les mains et les slogans de paix

Ils peignent

Le panorama de la Piazza del Popolo.

Et à Bagdad

Les gens sont imbriqués de force

Ils votent sans voix

sans visage

et le prix du non

est la mort.

Rome est la capitale pour la paix,

à un Bagdad de la paix,

et Bagdad est un symbole

Pour les rêves de paix

Rêves massacrés.

Entre Bagdad et Rome

Un lien viscéral

Bagdad et Rome

Sont unis dans les rêves.

Un réveil dans l’obscurité.

Dans les quartiers de Rome

se répandent enflammés,

les sensibilités de la frustration,

les sentiments de douleur

et de repentir.

Les présages sont enflammés,

de tolérance

de solidarité.

Et dans les ruelles de l’ancienne Bagdad

Les gens se vident de leur sang

Les âmes et les rêves sont étouffés.

Entre Bagdad et Rome, il y a

une sève d’amour

un fleuve turbulent

un courant en perspective.

Entre Bagdad et Rome

Il y a les volontés, les envies,

qui s’unissent aux convictions

qu’un monde meilleur viendra

ou devrait venir

à l’horizon.

Rome, le 13 novembre 2002

Note de l’auteur : ce poème a été écrit lorsque, à la date indiquée ci-dessus, j’ai participé à une manifestation contre la guerre en Irak, où des élections ont été organisées pour falsifier la volonté des Irakiens, et c’est ainsi que ces images sont apparues, à un moment très particulier et douloureux pour le poète.

Texte original du poème en arabe :

في المسافة بين بغداد ورومــا

من رومـا …،

تنطلق الصرخات….،

الهتاف.

وفي بغداد …

تتلوى أجساد…،

تتدلى أعناق…،

رؤوس…،

ترنو أفقا.

في روما العاشقة …،

ترسم الأكف…،

شعارات السلام…،

الحناجر،

معالم ساحة الشعب.

وفي بغداد…

يحشر الناس قسرا…

يصوّتون بلا صوت،

وثمن اللاء … باهض.

روما عاصمة للسلام…

في بغداد السلام.

وبغداد… رمز،

لأحلام في السلام…

مقتولة.

بين بغداد وروما…،

صلة في الرحم…،

توحد في الحلم…

صحوة…،

والظلام دامس.

في محلات روما…،

تنتشر مورقة…

أحاسيس الغبن

مشاعر الألم…الندم.

وتلتهب هواجس…

في التسامح…. التضامن.

وفي أزقة بغداد القديمة …

ينزف الناس دما…

تزهق أرواح…

وأحلام.

بين بغداد … وروما،

نسغ للحب…،

نهر يصخب…،

وسيل في التوقع.

بين بغداد وروما…،

إرادة…

توحدها القناعات…

أن عالما أفضل آت…

أن عالما أفضل …

لابد…آت…

يلوح في الأفق.

عبد اللطيف السعدي

روما في 13-11-2002

Vues : 143

Suite de l'article

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée.

La modération des commentaires est activée. Votre commentaire peut prendre un certain temps avant d’apparaître.