Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

DE QUOI LE RÉALISME EST-IL LE NOM ?

PREMIER ÉPISODE

J’aime bien ce qui s’esquisse dans cet article, à savoir que le “réalisme” en tant que “mentir vrai” est le refus de peindre seulement les “âmes” mais la volonté de peindre l’être humain concret. Ce qui, dans cet article, ne distingue pas encore assez le réalisme du naturalisme à savoir la mise en évidence non pas seulement des corps mais des rapports sociaux, c’est-à-dire ce qui ne peut être donné par les seuls sens mais doit être construit, c’est pourquoi la “critique” de Ionesco qui se veut “radicale” sur le réalisme socialiste est tout simplement exacte, oui le réalisme socialiste est un en-deça de la réalité, et c’est je crois d’ailleurs ce qui permet à Aragon de ne jamais renier le surréalisme, un réel de plus, parce qu’il s’agit de sentir d’éprouver, de mentir, pour aboutir au vrai ce qui permet d’agir. (note de danielle Bleitrach pour histoireetsociete)

NOVEMBRE 2022

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Le réalisme, socialiste ou pas, est en deçà de la réalité.
Eugène Ionesco, Notes et Contre-notes,
Folio Gallimard, 1991 [première édition 1962].

La question du rapport qu’entretient la fiction avec le réel hante la littérature et la peinture depuis ses origines. Si Platon affirme dans La République que la fiction (mimesis) n’est qu’une pâle réplique de la réalité qui nous empêche d’accéder à la vérité [1], Aristote écrit au contraire dans sa Poétique qu’elle est un réel outil d’apprentissage du monde pour les humains [2]. Les deux semblent cependant s’accorder sur les pouvoirs et les dangers réels de cette imitation qu’est la fiction.
Étymologiquement la fiction (du grec θιγγάνω qui signifie « toucher » et du latin fingo [3] : « feindre », « fabriquer »mais aussi « pétrir », « toucher » voire « caresser »…) serait donc l’acte de fabriquer du faux. Peintres, poètes et écrivains seraient donc, selon les philosophes, des femmes et des hommes de mains, des fabricant·es de fausses valeurs, des apprenti·es sorcier·es, des professeur·es d’inconnu, des inventeur·es de mensonges…

Tristes idéalités du mensonge de l’art et du réalisme de la vérité contre laquelle je suggère d’introduire d’emblée une vision plus physique et plus charnelle du rapport qu’entretiennent la fiction et le réel. Et pour cela, je propose d’approfondir une autre « idée » inscrite elle aussi dans l’étymologie du mot : celle du « touché » et de la « caresse ».

Or si la fiction est un art (c’est-à-dire une illusion, un mensonge), c’est aussi une manière, un style, un touché ou une caresse : celle par exemple des mains du potier, du sculpteur ou du peintre en prise avec la matière. Les mots qui servent à nommer les choses sont-ils d’une autre matière que l’argile, le marbre ou les pigments ? Ne sont-ils pas eux aussi malléables, mélangeables, taillables afin de servir à exprimer la pensée de celle ou celui qui écrit. À l’image du réel, les mots restent parfois muets comme le souligne avec force (et humour ?) le poète André du Bouchet (1924-2001) : « …neige. glace. eau. / si vous êtes des mots, parlez. ». Et il note dans un autre poème, à l’inverse, la coulée du réel dans les mots et dans son corps : « Tout devient mots / terre / cailloux / dans ma bouche et sous mes pas. » Un éc(r)oulement qui interroge le mutisme et l’impuissance de la langue mais aussi la manière dont le réel fond sous la langue et dans nos pieds…

Or si le réel touche bien la fiction, celui-ci en retour est-il seulement troublé par sa caresse ?

Un enterrement à Ornans
par Gustave Courbet, 1849-1850.

La question du réel – ce qui existe en dehors et indépendamment de nous – reste une question épineuse en philosophie. Mais la question du « réalisme » en art et en littérature est beaucoup plus récente, elle nait en Europe au XIXe siècle à la suite du roman historique et en opposition avec le romantisme, elle fait entrer la question sociale dans la peinture et la littérature.

Voilà ce qu’écrit Louis Edmond Duranty en 1856 dans la revue Réalisme :« Beaucoup de romanciers, non réalistes, ont la manie de faire exclusivement dans leurs œuvres l’histoire des âmes et non celle des hommes tout entiers. Ils se débarrassent de toutes les conditions de la vie pratique, ou les effleurent à peine et se présentent devant le lecteur avec des tableaux vagues et pleins de subtilités. […] Or, au contraire, la société apparaît avec de grandes divisions ou professions qui font l’homme et lui donnent une physionomie plus saillante encore que celle qui lui est faite par ses instincts naturels ; les principales passions de l’homme s’attachent à sa profession sociale, elle exerce une pression sur ses idées, ses désirs, son but, ses actions. »
Si la revue fait long feu, Jules Champfleury qui l’a cofondé publie Le Réalisme en 1857 où il expose les principes [4] de ce qu’il ne veut pas appeler une école. Le terme, popularisé par le scandale autour de la peinture de Courbet « Un enterrement à Ornans » [5], qualifie bientôt des écrivains aussi différents que Balzac, Mérimée, Stendhal, Maupassant, Sand ou Flaubert même s’ils s’en défendent [6] ou des peintres comme Courbet, Manet, Millet, Corot… Le « réalisme » émerge dans la même période en Angleterre avec des auteurs comme Smollet, Hardy, Lawrence, Eliot ou l’Irlandais Moore ainsi que partout en Europe, Deledda, Branco, de Queiros, Ibsen, Strinberg, Tchékov, Gorki et aux Etats-Unis, Sinclair, Dreiser.

Si la question du réel agite les artistes et les écrivains du XIXe siècle c’est qu’elles sont les filles et les fils d’une modernité politique (la Révolution) qui a rompu avec « le fil d’une tradition où l’art et l’utopie répondaient conjointement aux injonctions théologiques » comme l’écrit Florent Perrier en introduction de son livre sur l’utopie [7]. Or si la réalité sociale et politique bouscule les artistes, celles et ceux ayant choisi le « réalisme » littéraire et artistique sont très loin de constituer une communauté capable de provoquer « l’avènement d’une société autre [8] ». Ainsi, l’art et la littérature de la seconde moitié du XIXe même s’ils rompent avec la tradition et la religion, multiplient les éclats et les émancipations individuelles, échouent à constituer cette « communauté intégralement émancipée [où] l’art et l’utopie se touchent [9] ».

Mais les choses n’étant pas éternelles, on peut toujours fredonner avec les fantômes de la Commune de Paris : « les mauvais jours finiront [10] ! »

(à suivre)


Notes

[1] « Socrate – L’art d’imiter est donc bien éloigné du vrai ; et la raison pour laquelle il fait tant de choses, c’est qu’il ne prend qu’une petite partie de chacune ; encore ce qu’il en prend n’est-il qu’un fantôme. Le peintre, par exemple, nous représentera un cordonnier, un charpentier, ou tout autre artisan, sans avoir aucune connaissance de leur métier ; mais cela ne l’empêchera pas, s’il est bon peintre, de faire illusion aux enfants et aux ignorants, en leur montrant du doigt un charpentier qu’il aura peint, de sorte qu’ils prendront l’imitation pour la vérité. » République X, traduction Victor Cousin, 1822.

[2] « Le fait d’imiter est inhérent à la nature humaine dès l’enfance ; et ce qui fait différer l’homme d’avec les autres animaux, c’est qu’il en est le plus enclin à l’imitation : les premières connaissances qu’il acquiert, il les doit à l’imitation, et tout le monde goûte les imitations. » Poétique, chapitre IV.

[3] De l’indo-européen commun dheigh   (« mouler, façonner ») qui donne le grec ancien , teikhos (« mur ») et θιγγάνω, thigganô (« toucher »), le sanscrit degdhi, le tchèque díže (« pétrin »).

[4] « Le roman réaliste doit être la reproduction exacte de la réalité. Il s’agit d’écrire avec le plus de sincérité et avec un sens aigu de l’observation : il faut que l’auteur décrive ce qu’il pense juste, avec bonne foi, il doit surtout décrire ce qu’il connait, c’est-à-dire ce qu’il a lui-même observé, avec le souci du vrai, que ce soit beau ou laid, il doit écrire avec objectivité.
Le roman réaliste doit être l’étude raisonnée des mœurs et des individus de son époque. Le romancier réaliste doit éviter tout spectaculaire et s’oppose ainsi au roman historique, au roman exotique, au Romantisme, au lyrisme, à la fantaisie. Le roman réaliste a un objectif scientifique et philosophique ; il n’est pas un simple divertissement, il doit être utile.
 »
Jules Champfleury, Le Réalisme, 1857

[5Un enterrement à Ornans est présenté au Salon de peinture de 1850, où il est très mal accueilli par les critiques outrés de voir une si grande œuvre (6,68 × 3,15 m) – un format panoramique réservé aux grandes scènes historiques, mythologiques ou religieuses – traiter d’une « anecdote » populaire avec une telle gravité. La toile de Courbet est refusée à l’Exposition universelle de 1855 et le peintre décide alors d’exposer quarante de ses tableaux « réalistes » en marge du salon dans un pavillon rue Montaigne.

« Ce monsieur Courbet fait des figures beaucoup trop vulgaires, il n’y a personne dans la nature d’aussi laid que ça ! » : Honoré Daumier illustre avec cette caricature de la critique bourgeoise la polémique autour de la peinture de Courbet…

[6] Ainsi Gustave Flaubert dans une lettre à George Sand, du 6 février 1876, écrit : « et notez bien que j’exècre ce qu’il est convenu d’appeler le réalisme, bien qu’on m’en fasse un des pontifes ».

[7] Florent Perrier, topeaugraphie de l’utopie, Payot 2015, page 11.

[8Op. cit.

[9Op. cit. La citation complète du premier paragraphe du livre de François Perrier est :
« Au lieu même du politique, là où se joue la question de l’émancipation – du peuple–, là où prend forme l’avénement d’une société autre, là où se dessine l’image d’une communauté intégralement émancipée, l’art et l’utopie se touchent. L’inscription de cette contiguïté dans l’orbe du politique rompt le fil d’une tradition où l’art et l’utopie répondaient conjointement aux injonctions du théologique, cette césure répétant la coupure inaugurale de l’isthme par laquelle l’île d’Utopie apparaît dans le récit de Thomas More, séparation volontaire d’avec le continent qui énonce l’entrée dans la modernité politique occidentale : la transformation de la nature par la culture, la constitution d’une communauté mue par un juste partage des responsabilités et la conquête simultanée d’une autonomie politique dédiée à la réalisation d’une société libre de tout assujettissement. »

[10La Semaine sanglante est une chanson écrite en 1871 par Jean-Baptiste Clément et chantée sur l’air du Chant des paysans de Pierre Dupont dont le refrain complet est :
« Oui mais / Ça branle dans le manche / Les mauvais jours finiront / Et gare, à la revanche / Quand tous les pauvres s’y mettront / (bis) »

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4 Commentaires

  • Daniel Arias
    Daniel Arias

    C’est amusant de constater que la science aussi fonctionne un peu comme l’art ; pour atteindre la réalité nos sens ne suffisent pas il faut en construire, avec le temps, la représentation la plus fidèle, sans cesses remise en cause.

    Nos sens sélectionnent ce qui nous est directement utile pour survivre: une partie du rayonnement électromagnétique pour nos yeux, une partie de la bande sonore pour l’ouïe, une analyse chimique partielle des molécules chimiques pour l’odorat et le goût, une tolérance au touché.

    Notre cerveau interprète ensuite ces signaux selon leur utilité: une odeur inhabituelle, un mouvement pour nous alerter tout comme un goût suspect où un contact douloureux.

    Le reste pourtant réel n’a pas d’utilité pour la survie animale.

    Il aura fallut accumuler des siècles d’observation par nos sens trompeurs et des questionnements pour en arriver à contredire ce qui est évident par les sens : l’héliocentrisme , la vie microbienne, la composition de la matière et jusqu’à la découverte de la flexibilité du temps.

    La plupart des découvertes récentes sont dues à des raisonnements et des calculs et vérifiées à posteriori, parfois avec beaucoup de mal quand la mise au point des instruments de mesure sont longs et fastidieux, il aura fallut découvrir l’horloge atomique et l’avion pour démontrer l’élasticité du temps que les calculs d’Enstein avait révélés. Il faudra énormément de temps pour prouver l’existence du Boson de Higgs.

    Les corps les plus dense de l’univers sont invisibles la lumière n’échappe pas des trous noirs, ils sont observables indirectement à l’aide d’outils améliorant notre perception et des théories sur les mouvements des astres et sur la gravité.

    Certains scientifiques s’étonnaient de la manière dont les mathématiques expliquent le monde.

    Petit à petit nous comprenons le monde et même notre propre fonctionnement avec la découverte de l’inconscient et des neurosciences.

    Nous construisons avec ces découvertes un monde en constante évolution alors que nos sens restent les mêmes que ceux de nos ancêtres qui voyaient le soleil passer de l’orient à l’occident sans percevoir leur propre mouvement, cherchant des réponses dans leur imaginaire pour accompagner leurs angoisses.

    L’appel aux sens, aux émotions primitives, conditionnent encore beaucoup de nos comportements malgré l’accumulation des connaissances ; sens et émotion souvent utilisés en connaissance de cause par les manipulateurs alors même que la science nous a démontré que la remise en cause de nos sens, le recul et les détours sont indispensables pour décrire et comprendre la réalité et agir sur notre environnement.

    Dans notre langue il est amusant de constater que voir et concevoir se confondent parfois.

    Les artistes avaient vus dans ces roches les chevaux et dans les galets les outils.

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    • admin5319
      admin5319

      surtout que nous avons dépassé y compris en sciences le “positivisme”, la recherche de fondements objectifs, à la auguste comte et durkheim, et nous découvrons que le fait historique n’est pas un donné “positif” mais “construit” d’une manière active pour transformer la source en document et ensuite constiter ces faits historiques en problème, le positivisme restant utilitariste, il n’y a pas de recette scientifique, il y a cependant la nécessité d’établir des liens explicatifs. Et là je dois dire que je suis au bord du desespoir intégral face à toute cette manipulation qui vise à la tyrannie utilitariste de l’instant. C’est étranger à tout ce que je suis, à tout ce qui a fait depuis toujours ma “faim” d’histoire.

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  • Xuan

    Je voudrais quand même rappeler ces mots d’Aragon :

    « Il est temps d’en finir avec le genre m’as-tu-vu de la douleur, les hallucinations à un ou plusieurs, le pas donné au subconscient sur la vue, l’ouïe, l’odorat, le goût et le toucher, la sexualité comme système et le délire comme représentation, il est temps d’en finir avec le baroque, le modern style et la foire aux puces, suprêmes ressources de l’ennui mondain et du pessimisme des loisirs. Il est temps d’en finir avec le faux héroïsme, le toc de la pureté, le clinquant d’une poésie qui de plus en plus prend ses éléments dans les aurores boréales, les agates, les statues des parcs, les châteaux des châtelains bibliophiles, et non aujourd’hui dans la poubelle étincelante où sont jetés les corps déchirés des insurgés, la boue où coule le sang très réel des Varlin, des Liebknecht, des Wallisch, des Vuillemin.

    Je réclame ici le retour à la réalité… »

    [Discours de clôture au congrès international des écrivains de Paris (25 juin 1935)]

    On ne remerciera jamais assez René Magritte pour nous avoir révélé que la peinture d’une pipe n’est pas une pipe.

    Or il en découle que le réalisme le plus fidèle jusqu’à l’hyperréalisme, n’est pas une imitation mais une peinture conceptuelle comme les autres, comme le couronnement de Napoléon, ou les bouquets « quatre saisons » du siècle d’or hollandais.

    Après, que le concept soit républicain, réformiste, social-démocrate ou révolutionnaire est une autre histoire. Le classement des courants artistiques est bien pratique, mais très en deçà de la réalité lui aussi.

    Déjà le réalisme des casseurs de pierre ou de la blanchisseuse de Toulouse Lautrec ne peut pas qualifier de façon identique le massacre de la rue Transnonain.

    Et a fortiori le réalisme socialiste, qui n’a parfois rien de «réaliste» au sens de Champfleury, peut-il fonctionner comme un slogan et se transformer en force matérielle.

    Ionesco prenait peut-être ses rêves pour des réalités.

    La critique violente du réalisme socialiste nous dit aussi qu’il était insupportable pour la bourgeoisie, et que le déni de réalité dans l’art a quelque chose à voir avec les horreurs de la guerre impérialiste, et le no future comme philosophie.  

    Pour autant il ne faut pas noyer l’art et l’imagination dans le discours. Le style de slogan et d’affiche devient rapidement stérile dans le domaine artistique. Mao Zedong écrivait :

    « Le marxisme embrasse le réalisme en littérature et en art, mais ne peut se substituer à lui dans la création artistique, tout comme il embrasse la théorie atomique et électronique en physique, mais ne peut se substituer à elle. Les formules dogmatiques, vides et sèches, détruisent nos dispositions créatrices, et non seulement elles, mais en premier lieu le marxisme lui-même» [interventions aux causeries sur la littérature et l’art à Yenan – discours de clôture 23 mai 1942]

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  • Xuan

    Une petite interrogation sur l’art révolutionnaire serait la figuration du mouvement en peinture, aussi bien dans la révolution bourgeoise que prolétarienne.
    Et d’une certaine façon un au delà de la,réalité.

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