Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

Zone de traumatisme – Russie 1985-1999

Catherine Winch, “notre correspondante” à Londres, nous adresse ce texte et la vidéo dont elle fait le commentaire sur la fin de l’URSS par la BBC. Elle nous dit “Vous serez peut-être intéressée par ce texte que j’ai écris sur le documentaire de Adam Curtis sur la fin de l’Union Soviétique. Vous aimerez sûrement l’illustration, que j’ai tirée d’une critique du Guardian du même documentaire. https://www.theguardian.com/tv-and-radio/2022/oct/13/russia-1985-1999-traumazone-review-ingenious-essential-viewing-from-adam-curtis. Oui, ce texte est important : il signale effectivement un profond traumatisme vécu à sa manière par chaque société de la planète et dont l’épicentre fut au-delà de la Russie le continent européen et sans lequel on ne comprend rien à la situation ukrainienne, au déclin peut-être irréversible de ce continent. Il y a ceux qui ont vécu ce trauma y compris son “déclenchement” avec le rapport Khrouchtchev, mais il y a ceux qui en ont reçu les échos incompréhensibles comme notre jeunesse vidée de sa propre mémoire, sans passé ni avenir. (note de Danielle Bleitrach traduction de Catherine Winch)

Zone de traumatisme – Russie 1985-1999 (1)

Commentaires sur un documentaire d’Adam Curtis, diffusé directement sur BBC iPlayer, le 13 octobre 2022.

Il s’agit d’un documentaire sur l’ennemi actuel de la Grande-Bretagne, la Russie, réalisé sous la forme d’un collage d’extraits de vieux films laids et lugubres. Pourtant, ce qui frappe le spectateur, c’est la vue de Bush, puis de Clinton, puis de la Reine, puis de Tony Blair, en visite à Moscou pour soutenir un régime dont Curtis a montré qu’il était corrompu et brutal. Tony Blair s’est affiché aux côtés de Poutine, à l’époque où, selon Curtis, celui-ci était la marionnette choisie par les oligarques et Eltsine, qui devait poursuivre le régime de corruption, d’affairisme, de pauvreté intense et de criminalité.

Les sept épisodes d’une heure chacun commencent en 1985 avec des images contemporaines de la BBC montrant que le socialisme a échoué, dans un style anticommuniste classique. Les films rendent le pays et les gens aussi laids que possible. Il existe des représentations “artistiques” de la pauvreté dans les films, ici c’est tout le contraire. Le format carré et les couleurs délavées des films des années 1980 contribuent à donner l’impression d’une société périmée en voie de disparition. Ce style est conservé tout au long du documentaire. Dans le dernier épisode, un représentant de Vogue s’exclame qu’avant l’arrivée de Vogue : “Tout était si laid !”. Un reportage sur la nature en Biélorussie réussit même à enlaidir les animaux de la forêt par exemple des cerfs, bêtes habituellement gracieuses, filmés en train de se vautrer dans la boue comme des cochons.

Les reportages de la BBC sont divisés en courts clips qui forment un collage, parfois sous-titrés par Curtis ; les dialogues sont parfois traduits. Curtis ne “dit” rien directement, il laisse la juxtaposition d’images choquantes créer une impression.

La seule beauté permise aux Russes est le chant : nous entendons divers groupes chanter magnifiquement, d’une manière naturelle et sans effort qui témoigne d’une longue habitude. Le contexte parvient généralement à gâcher l’impression. En Ukraine, par exemple, des étudiants en fin d’études secondaires, endimanchés de fripes bon marché, chantent merveilleusement, à côté d’un charnier ouvert présenté comme le résultat d’événements survenus dans les années 30. Les deux cérémonies, la remise des diplômes et la commémoration, ont lieu le même jour.

Dans une autre série de clips, un homme au piano apprend à un petit groupe de femmes enceintes à chanter pour leur bébé à naître ; elles chantent avec joie et naturel. Mais cela est fait “pour produire des hommes plus forts”.

Puis Curtis raconte l’histoire de la privatisation du système. Tout ce qui suit est tiré de son film. L’économiste Gaydar, conseillé par des économistes occidentaux, a commencé la “thérapie de choc” pour transformer une société socialiste en société capitaliste en 18 mois. Il a commencé par supprimer le contrôle des prix du jour au lendemain. Du jour au lendemain, les gens ne pouvaient plus se payer les produits de première nécessité et les usines ne pouvaient plus acheter de matières premières. L’État distribue des bons pour que les gens puissent acheter des actions dans les entreprises privatisées. Les personnes qui avaient gagné de l’argent grâce aux mesures économiques de Gorbatchev, et d’autres, ont commencé à acheter ces bons aux citoyens ordinaires qui vendaient tout ce qu’ils possédaient pour survivre. C’est la naissance des oligarques.

Cela a provoqué le mécontentement. Le Parlement s’est opposé à Eltsine qui a répondu en bombardant le Parlement avec des tanks (1993). Dès lors, les oligarques ont achevé le pillage des ressources russes, toujours avec le soutien de l’Occident. La pauvreté devient intense, la criminalité et la guerre des gangs explosent, comme le montrent des images macabres. Eltsine et les oligarques décident qu’une guerre en Tchétchénie serait bonne pour leur prestige, pour occuper l’armée et pour détourner l’opinion publique des problèmes économiques. La guerre est illustrée par des images plus choquantes que celles que l’on voit normalement à la télévision dans les reportages de guerre.

À un moment donné au cours des années Eltsine, la reine Elizabeth est venue à Moscou pour assister au ballet et à une production de Hamlet.

En 1995, le parti communiste a remporté la majorité aux élections législatives pour la Chambre basse. En réaction, les oligarques ont mis en place une campagne vigoureuse pour réélire Eltsine l’année suivante, en s’emparant de tous les médias, en présentant un faux candidat de l’opposition, etc. C’est à ce moment-là que Clinton apparaît à Moscou pour soutenir Eltsine, qui gagne avec une petite majorité.

Comme sa santé se détériorait, les oligarques cherchaient quelqu’un qui serait un successeur malléable dont la tâche serait de laisser le système perdurer. Ils ont nommé Poutine à la tête des services de sécurité pour en faire une personnalité publique et l’ont choisi comme candidat. Tony Blair est venu à Moscou pour montrer son soutien au nouveau candidat.

Une femme politique, amie de Gaydar et d’Eltsine, établit un parallèle entre la Russie des années 90 et l’Allemagne après la Première Guerre mondiale ; toutes deux ont essayé la démocratie, et regardez ce qui s’est passé. La démocratie est un système dangereux, dit-elle. Certaines personnes pourraient retirer du film l’idée que Poutine est le nouvel Hitler.

Cependant, d’autre part, on entend un commentateur russe dire que l’Occident a recommandé une thérapie de choc parce qu’il voulait la ruine totale de la Russie. Ce commentaire n’est pas approuvé par Curtis, mais c’est l’impression qui se dégage du film. Il me semble que ce film est un terrible réquisitoire contre les actions de l’Occident en Russie dans les années 90.

Texte publié en anglais à : https://labouraffairs.com/2022/11/01/trauma-zone/

(1) Catherine Winch conseille au lecteur de commencer l’écoute du reportage par la fin qui est nettement la plus intéressante…

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