Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

FRANTZ FANON, NOTRE FRÈRE, PAR LE COMMANDANT AZZEDINE ZERAR

Ce temps que nous avons connu a besoin d’être rappelé alors que ceux qui l’ont vécu, comme ceux de ma génération, en ont conservé les leçons : ici nous sont rappelées les conditions de la lutte anticoloniale face à un ennemi tellement mieux armé que soi, ne pas être coupé du peuple, ni des autres peuples qui cherchent la voie de l’émancipation, même celui du peuple colonisateur… Cette leçon est plus actuelle que jamais, merci aux camarades algériens qui nous donnent l’occasion de ce rappel qui parle de l’avenir. (note de Danielle Bleitrach pour histoire et société)

J’ai entendu parler pour la première fois de Frantz Fanon en 1956. Je venais d’être blessé pour la deuxième fois à Djebahia, dans la région de Lakhdaria (ex-Palestro), en Wilaya IV. Transféré par l’organisation à Alger, j’ai été soigné admirablement par Claudine et Pierre Chaulet, qui militaient déjà au sein du FLN. Mon genou me faisait encore souffrir, le colonel Ouamrane m’avait proposé de me rendre à Blida en ajoutant : « Il y a là-bas, à l’hôpital psychiatrique, un frère médecin venu de Martinique qui nous a signifiés sa totale disponibilité pour la Révolution. Il est même prêt à installer un poste de commandement à l’intérieur de l’hôpital. J’ai refusé pour des raisons d’ordre militaire ».

Je tiens à dire qu’à l’époque, la présence de Frantz Fanon à nos côtés me paraissait toute naturelle. En effet, les services d’information de la Wilaya IV parlaient déjà de la lutte armée du peuple kényan, des patriotes camerounais organisés au sein de l’UPC, sous la direction du légendaire Um Niobè et du combat de nos compagnons d’armes de l’ANC, qui menaient une lutte multiforme, ô combien difficile. Par ailleurs, dans nos appels aux frères africains enrôlés contre leur gré dans l’armée colonialiste, nous leur demandions de prendre conscience que notre lutte était la leur et de rejoindre nos rangs pour participer concrètement au démantèlement du colonialisme.

En tant que responsable d’un commando, il m’arrivait d’expliquer aux djounoud que notre lutte dépassait les frontières de l’Algérie, que nous étions à l’avant-garde d’une lutte plus générale pour la libération des hommes et des femmes du tiers-monde et singulièrement de notre continent.

Dans mes discussions avec des maquisards, j’avais entendu parler de cette région des Caraïbes où est né Frantz Fanon en 1925, date de la création de l’Etoile nord-africaine, d’où seront issus le PPA, l’OS (l’organisation paramilitaire) et enfin le FLN/ALN.

Cette région a connu l’esclavage, l’exploitation et le racisme, et fourni des militants et des intellectuels qui, par leur engagement et leurs écrits, ont enrichi le combat anti-impérialiste. Je me rappelle qu’un jeune étudiant de mon commando m’avait expliqué que lorsqu’un esclave avait fui une plantation et qu’il était rattrapé, on lui coupait les jarrets.

Je savais aussi que beaucoup d’insurgés et de patriotes algériens vaincus en 1871 avaient été déportés dans cette région des Caraïbes. J’ignorais à l’époque que j’aurais un jour le privilège de rencontrer, quelques années plus tard, Frantz Fanon, qui deviendra très vite un ami, un frère. En tant que chef d’unité de l’ALN, je me rappelle que dans toutes ses réunions et directives, le conseil de la Wilaya IV insistait sur la nécessité d’une action pensée au service d’une pensée-action. Il rappelait constamment que notre objectif stratégique n’était pas la victoire militaire et que les conditions objectives ne permettaient pas de rééditer Diên Biên Phu. L’énorme potentiel militaire français soutenu sur le plan logistique par les puissances de l’OTAN, et sur les plans politique et diplomatique par l’ensemble des puissances colonialistes, ne nous permettait pas d’envisager un tel objectif.

Nous avions choisi la guerre de guérilla, et ce, d’autant plus que nos bases-arrières ne pouvaient, hormis au niveau de la solidarité, être comparées à la Chine et à l’Union soviétique. Toutes les formes de lutte étaient utilisées sur toute l’étendue du territoire dans le cadre d’une guerre totale mobilisant toutes les énergies. Dans les montagnes, les unités de l’ALN menaient des opérations d’envergure et engageaient des batailles qui avaient un grand retentissement. Les actions des fidayine dans les villes, celles des moussebiline dans les plaines tendaient à créer un climat d’insécurité généralisé : détruire les infrastructures et affaiblir le potentiel économique. Cette tactique visait à empêcher la concentration de l’armée colonialiste dans un secteur donné.

Le général de Gaulle mettra en œuvre tous les moyens humains et matériels pour réaliser cette concentration et procéder à des ratissages, suivis d’une implantation à long terme. C’est dans ce cadre que devait s’intensifier la guerre de génocide et la politique de terre brûlée. Les camps de concentration appelés pudiquement « camps de regroupement » devaient rassembler le cinquième de la population. Il s’agissait d’asphyxier l’ALN en la coupant du peuple.

Du caractère inexpugnable de longue durée de la guerre de guérilla, de l’immensité des sacrifices à consentir, du principe du compter sur soi et de la portée internationale de notre combat, le FLN était conscient et l’avait, du reste, affirmé dans sa proclamation du 1er Novembre 1954. Pour nous, combattants de l’ALN, chaque action militaire avait son prolongement dans l’action politique, aucune ne pouvant se dissocier de l’autre dans le cadre d’une mobilisation permanente de tous les Algériens où qu’ils se trouvent. La Fédération de France a porté le combat en territoire ennemi et l’émigration a pu ainsi fournir près de la moitié de notre budget de guerre.

De toutes ces caractéristiques de notre lutte, Fanon était profondément imprégné. Il y trouvera matière à réflexion dans le cadre d’un engagement fondamental. L’intellectuel et le militant comprendra et justifiera le bien-fondé de la violence anticolonialiste comme facteur de libération des peuples colonisés. Après avoir suivi de façon attentive, passionnée et engagée notre lutte armée à l’intérieur du territoire national, Fanon devait, sur décision du CCE, rejoindre Tunis où il déploiera une activité inlassable. Il fera partie du collectif chargé de la rédaction et de l’édition de l’organe national El Moudjahid. Il consacrera également une bonne partie de son temps à soigner les Tunisiens et ses compagnons d’armes.

Je rencontrai Fanon à ma sortie du maquis en 1959. Membre de l’état-major général, je profitais de mes missions à Tunis pour rendre visite à mes amis, Frantz Fanon et Omar Oussedik, qui étaient voisins de palier. La maison des Fanon était constamment ouverte. La chaleureuse hospitalité de Josie Fanon faisait de ce foyer un lieu de rencontres et de discussions toujours approfondies, passionnées et passionnantes. Je dois beaucoup à mon ami Frantz Fanon. Il voulait tout savoir sur la lutte armée, les méthodes organisationnelles du FLN/ALN, les transformations des mentalités, les origines sociales des combattants et de l’encadrement, les rapports entre le peuple et l’ALN, les préoccupations des assemblées du peuple.

Qu’il me soit permis d’évoquer certains débats qui éclairent son concept de la violence. Pour nous, combattants de l’ALN, il s’agissait là d’une idée-force. Je garde au fond de ma mémoire le souvenir de ces fortes paroles que le commandant Si Lakhdar, tombé au champ d’honneur, aimait à répéter aux combattants : « Si nous voulons exister, il faut que le colonialisme n’existe plus ».

Certains soirs, du haut d’une crête surplombant la riche Mitidja inondée de lumières vives, il m’arrivait d’entendre de rudes combattants du commando Ali Khodja s’exclamer : « Demain, nous récupérerons toutes ces terres qui nous ont été spoliées ! ». En fait, nous étions au cœur de la revendication première des paysans en armes. Et ceci nous ramène au processus de violence décrit par Fanon entre colonisé et colonialiste.

A Tunis, j’avais, au cours de ces échanges enrichissants, le sentiment que tous les faits vécus, toutes nos expériences dans la lutte armée, trouvaient un aboutissement au niveau de la réflexion. Frantz Fanon fut tout naturellement désigné pour représenter la révolution algérienne en Afrique avec mon ami Omar Oussedik, au Congo, en Ethiopie, au Ghana, au Liberia, en Guinée et au Mali. Il popularisait, avec vigueur et intelligence, notre lutte et renforçait nos alliances auprès des peuples frères d’Afrique.

Cette action auprès des dirigeants et du peuple maliens, qui ne nous ont pas ménagé leur solidarité, permit l’ouverture, en 1960, d’un nouveau front dans le Sud. La Guinée a fourni des armes à ce front. Fanon a joué un rôle non négligeable dans l’envoi d’armes soviétiques destinées au front ouest, grâce au soutien actif du président Sékou Touré. A chacun de ses retours à Tunis et après avoir rendu compte aux dirigeants de la Révolution de sa mission, il était pressé de rejoindre l’ALN sur les frontières. Ses conférences étaient suivies avec une attention soutenue. Fanon n’éludait aucune question, nous expliquait les bouleversements historiques survenues dans notre continent. Il disait : « Un colonisé avec un fusil à la main se transforme. Il ressent pleinement sa dignité d’homme et n’accepte plus de la perdre. La violence est culturelle car elle transforme un homme à genoux pour en faire un homme libre. C’est en ce sens que face à la violence colonialiste, qui entend perpétuer toutes les formes d’exploitation, la violence du colonisé est salvatrice. La violence du colonisé ne vise pas la revanche mais entend créer une société généreuse et égalitaire. Notre combat est celui de tous les peuples épris de liberté, de justice. En Afrique du Sud, au Cameroun, au Kenya, des hommes se battent comme nous.

Ailleurs par l’action politique ou les luttes sociales, lorsque les conditions objectives leur permettent d’éviter les effusions de sang, d’autres hommes visent des objectifs identiques aux nôtres. Notre champ d’action à tous est la destruction du colonialisme et du néocolonialisme. Nous chérissons la paix, mais une paix sans liberté constitue un terrain de prédilection pour l’exercice sans frein et multiforme de la violence colonialiste ou néocolonialiste ».

Frantz Fanon devait écrire une partie des Damnés de la terre au sein de l’ALN alors qu’il était rongé par une maladie mortifère, la leucémie. Il savait, nous savions, qu’il pouvait prolonger sa vie par le repos. Malgré toutes notre sollicitude et nos exhortations pour qu’il épargne sa santé, il choisit de terminer l’œuvre fondatrice dans laquelle se retrouvent ses grandes idées anticipatrices. Sa mort fut pour tous un choc irréparable. L’ALN l’enterra, selon ses dernières volontés, sur le sol national. La population du village Aïn Karma où repose Frantz Fanon s’est opposée au transfert de ses cendres au Carré des Martyrs à Alger, car elle entend le garder auprès d’elle pour fleurir sa tombe, et transmettre aux jeunes générations son message incorruptible d’humanisme et les idéaux légués par une révolution authentiquement populaire.

Commandant Azzedine Zerari

P.S: Que Azzedine m’excuse, j’ai publié ce texte sans demander son autorisation parce que j’estime cette contribution très pertinente pour connaître le combat des peuples africains et la personnalité de Frantz Fanon, dit le camarade qui a retranscrit ce texte que je lui emprunte (note de Danielle Bleitrach)

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