Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

UKRAINE ET ÉNERGIE

Un excellent article de COMAGUER qui correspond à notre dossier du jour, à savoir replacer la “guerre” dans le dossier des mouvements du capital, mouvements spéculatifs mais aussi nerf de la guerre, l’énergie et la guerre des clans concurrentiels dans le pillage. Il y a là une pédagogie “marxienne” irremplaçable pour comprendre le rôle de l’oligarchie. Il y a un point que je nuancerais : s’il est évident que le pouvoir russe avec Poutine n’est pas comparable à la gabegie sans frein qui règne en Ukraine et dans d’autres ex-républiques soviétiques, il n’est pas un socialisme à la russe, comme le socialisme chinois, où la dictature du prolétariat tient d’une main de fer les oligarques. C’est un des enjeux de la période que son évolution vers un capitalisme de guerre dont les communistes russes pour les plus lucides savent qu’il faut aller toujours plus avant pour isoler ce qu’il reste une “cinquième colonne” et exiger le socialisme comme facteur de paix. J’insisterai donc sur la contradiction portée et révélée par la guerre dont on ne doit d’ailleurs pas prononcer le nom, tout en me félicitant que dans notre malheureuse France phagocytée par la vassalité capitaliste de l’UE aux USA, montent de partout des réflexions et des comportements de résistance, sans illusion mais avec le sens de l’histoire et de la rationalité, la clarté gauloise que nous attribuait MARX. (note de Danielle Bleitrach pour histoireetsociete)

Bulletin COMAGUER n° 473
08 Avril 2022

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Ce bulletin est un premier aperçu sur un chantier beaucoup plus vaste qui peut, au moins dans son état actuel, porter ce titre général. Mais il faut admettre que, entre les secrets d’Etat, la puissance et l’opacité de grandes multinationales du pétrole et du gaz et les capacités accrues de manipulation médiatique toutes les données ne sont pas comme on dit sur la table.

Il reste qu’il y a toujours dans la géopolitique un volet de géoéconomie et même si l’on en vient à la recherche des déterminations il y a un rapport à la fois étroit et complexe entre infrastructure (économique) et superstructure (politique et idéologique) pour utiliser les  catégories marxiennes.

Dans la planification soviétique, la république socialiste ukrainienne est un gros fournisseur de charbon et de plusieurs variétés allant de l’excellente anthracite au médiocre lignite en passant par le charbon cokéfiable et au charbon vapeur pour la production électrique.  Cette ressource est concentrée dans le Donbass et principalement dans sa partie orientale au voisinage de la frontière russe. Comme il existe également des ressources en fer manganèse la sidérurgie s’y installe dés la fin du régime tsariste et connait une expansion considérable pendant la période soviétique.

L’offensive allemande du 22 juin 1941 est, à ses débuts, très rapide et en décembre 1941 l’Ukraine est occupée dans sa totalité. Une partie de l’armée du Reich qui poussera jusqu’à Stalingrad partira du territoire ukrainien.

Les ressources minières et sidérurgiques passent donc aux mains des Allemands. L’énorme production de guerre soviétique (blindés, artillerie, avions …) s’effectuera plus à l’Est. Après la victoire, le Donbass reprend sa place qui est importante mais non plus unique dans l’économie charbonnière et l’industrie lourde soviétique réorganisées. De là le fait qu’aujourd’hui encore le charbon assure 25 % de la production électrique du pays en même temps qu’une partie importante de sa production métallique.

Au moment de l’indépendance se met en place plus que dans aucune autre république soviétique le pillage et l’appropriation privée  des biens collectifs  par des éléments de la nomenklatura.

Nous joignons à ce bulletin une liste d’oligarques ukrainiens établie en 2012 par un consultant polonais dans le cadre d’une vaste étude de 112  pages intitulée : «The oligarchic democracy – The influence of business groups on ukrainien politics »  publiée par le Center for Eastern Studies à Varsovie.

C’est de cette région qu’émerge la première équipe d’oligarques que nous allons dénommer les ‘Oligarques orientaux’. La figure de proue de cette équipe est bien connue, c’est Ianoukovitch. Il n’est pas le plus riche mais il va être le porte-parole des grands féodaux capitalistes  du Donbass et de l’est ukrainien et le nom qu’il donnera à son parti : Parti des Régions  fait bien comprendre que son assise est régionale sous-entendu à l’Est.

Mais cette puissance fit des jaloux au centre et à l’ouest où les ressources naturelles comme le charbon sans être inexistantes sont de moindre importance mais où d’autres industries ont été développées. Il va donc émerger de ces régions un nouveau groupe, nommons-les par commodité ‘oligarques de l’Ouest ‘ moins puissants financièrement mais désireux de ne pas laisser à ceux de l’Est le monopole du pouvoir politique, pouvoir politique marqué par une corruption d’un niveau exceptionnellement élevé permettant de distribuer la manne publique aux amis du gouvernement, une forme de clientélisme portée à des niveaux extrêmes. Cette situation est bien connue des capitalistes et des gouvernements occidentaux toujours à l’affût de rentes de situation juteuses.

Dans ce contexte va se développer une opération occidentale de longue durée de séparation économique et industrielle de l’Ukraine de la Russie.

Jusqu’en 2004 les ‘oligarques de l’Est’ les plus riches ont dominé la situation et ils ont pu profiter des bonnes relations de voisinage qu’ils entretenaient avec leurs homologues russes. Cependant l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine et sa prise en main progressive de l’appareil d’état va faire que les oligarques russes aussi puissants qu’ils aient été n’ont à aucun moment exercé le pouvoir politique. Il y a bien olig-archie c’est à dire pouvoir de quelques très riches en Ukraine, il n’y a pas eu olig-archie en Russie. Le pouvoir politique  russe a composé avec cette force économique, il n’y a pas été soumis et la chute de Khodorkovsky a fait comprendre aux autres ambitieux qu’il restait possible de beaucoup s’enrichir mais pas de prendre le pouvoir politique.

La révolution orange de 2004 en Ukraine correspond à la prise du pouvoir politique par les oligarques de l’ouest avec les deux figures principales de Youchtchenko et de Youlia Timochenko. Mais malgré le fort soutien occidental dont ils ont bénéficié ils peinent à écarter le groupe rival du cœur du pourvoir au point qu’aux législatives de 2005 le Parti des régions est majoritaire et Ianoukovitch devient premier ministre.

Du point de vue de la politique de l’énergie la période qui s’achève reste marquée par l’importance de la production d’électricité nucléaire (50 % de la production) et par le maintien d’un flux important de pétrole et de gaz russes. Pourtant les sirènes capitalistes étasuniennes sont venues charmer les oreilles des oligarques de l’ouest. En effet des études géologiques qui s’avèreront ensuite bien légères voire malhonnêtes ont permis de découvrir deux zones extrêmement prometteuses voire d’importance mondiale pour l’extraction de gaz de schiste et extraordinaire constante de la bipolarité ukrainienne : l’une à l’Est l’autre à l’Ouest. C’est ainsi qu’en 2003 l’Ukraine c’est à dire l’équipe de l’Est accueille la SHELL bien connue pour ses capitaux et sa maitrise technologique qui a décidé de mettre en exploitation le « fabuleux » gisement de l’Est.

L’équipe de l’Ouest sitôt arrivée au pouvoir en 2004 veut prendre sa part de ce nouveau  gâteau et va inviter CHEVRON à s’installer en Ukraine pour exploiter le « fabuleux » gisement de l’ouest. Le mirage du gaz de schiste ukrainien s’est prolongé une dizaine d’années entre manifestations populaires contre les dégâts environnementaux de l’exploitation du gaz de schiste, incertitudes politiques,- le parti des régions reprend le pouvoir en 2010 – et surtout attente insatisfaite par les deux multinationales d’une législation de rêve permettant d’exploiter le sous-sol ukrainien dans les conditions les moins onéreuses possibles, lisez les plus dévastatrices pour l’environnement à l’échelle mondiale. Ce que révèle cet épisode c’est que les deux clans oligarchiques partageaient avec les Etats-Unis la volonté de diminuer la place du gaz russe dans l’économie ukrainienne c’est-à-dire de découpler autant que possible l’économie ukrainienne de l’économie russe. Ce découplage gazier s’il avait lieu aurait permis de remplacer le gaz russe par le gaz ukrainien dans tout l’ouest : Hongrie,  Slovaquie et la suite… en utilisant suprême satisfaction et discrète revanche politique le réseau de gazoducs organisé par Gazprom et la Russie.

Dès 2004 l’équipe Youchtchenko-Timochenko avait tenté de jouer avec le feu en essayant d’arracher à la Russie des tarifs exorbitants pour le transit par le territoire ukrainien du gaz russe destiné à l’Europe occidentale. La manœuvre véritable racket, consistant à fermer les vannes des gazoducs vers l’Ouest en plein hiver et à siphonner le gaz dans des stockages ukrainiens, n’a pas été appréciée par les clients européens et il n’en a plus été question au point qu’à défaut de pouvoir utiliser le gazoduc sous-marin Nord Stream 2 fermé pour des raisons politiques Gazprom fait en ce moment même transiter par l’Ukraine qui accepte de très grosses quantités  de gaz  russe.

Le coup d’état de 2014 (Maidan 2) était destiné  à mettre un terme définitif au pouvoir du clan de l’Est. La fuite de Ianoukovitch et l’arrivée au pouvoir de Porochenko petit oligarque lui-même mais porteur des intérêts du clan ouest et surtout bien encadré par les groupes fascistes de l’Ouest témoignait de la réussite de ce plan occidental et plus précisément germano-américain, l’Allemagne manifestant à nouveau, comme entre 1917 et 1920 et comme avec le Reich hitlérien, un appétit renouvelé pour les  vastes espaces ukrainiens, les terres noires fertiles et un appareil industriel certes délabré mais pouvant prendre toute sa place après la Tchéquie, la Slovaquie, la Hongrie et la Pologne dans la vaste zone d’influence et de sous-traitance du capitalisme allemand contemporain. Ce plan va être perturbé par l’insurrection du Donbass la sécession de facto d’une partie des deux provinces de Donetsk et Lougansk et la réponse militaire du gouvernement de Kiev. Shell et Chevron percevront très vite la profondeur de la crise et l’impossibilité d’investir et de travailler dans un tel climat d’insécurité. Dès 2015 ils abandonnent la partie « Shale gas game over ».

Le charbon lui-même pose problème car depuis 2014 la production charbonnière ukrainienne est concentrée aux ¾ dans les deux républiques dissidentes.

C’est alors que suivant à la trace son papa, alors vice-président des Etats-Unis, le jeune Hunter Biden entre en scène. Le big oil abandonnant la partie pourquoi effectivement ne pas fabriquer une grosse entreprise gazière et pétrolière ukrainienne qui pourrait s’émanciper du fournisseur russe. D’où le choix de Burisma qui accueille Hunter Biden dans son Conseil d’administration. Mais Hunter n’est pas de taille à faire avancer un projet si ambitieux et les démocrates perdent le pouvoir en 2016.

L’oligarque Porochenko reste en place et bien qu’il ait été accueilli triomphalement par le Congrès à Washington il est insuffisamment docile et tout en sabotant les accords de Minsk il s’avère incapable même en laissant une large autonomie aux éléments fascistes de l’armée ukrainienne de mettre un terme par la force à la sécession du Donbass.

Washington doit donc changer de cheval. Pas de Maidan 3. L’élection de Zelensky en 2019  est le fruit d’un coup d’état médiatique. Il porte au pouvoir un petit agioteur vénal très proche d’un grand oligarque extérieur aux deux clans précédents Kolomoïsky très puissant dans les médias mais complètement soumis aux orientations étasuniennes qui fait croire, c’est la clé de sa nette victoire électorale, à la réconciliation des deux parties de l’Ukraine.

Il n’en sera évidemment rien. L’arrivée au pouvoir de Zelensky est simplement une nouvelle étape. Le jeu de bascule entre les oligarques de l’est et les oligarques de l’ouest qui crée un désordre politique permanent s’achève. L’équipe Trump au pouvoir à Washington prend l’Ukraine en gestion directe et pour éviter des interférences démocrates sur le terrain Trump lui-même s’en prend à Joe Biden à travers l’aventure ukrainienne de Hunter Biden.

Dès l’arrivée de Biden à la Maison Blanche l’agent Zelensky va devoir appliquer la nouvelle politique de Washington conduite par les organisateurs de Maidan 2 (Biden, Blinken, Sullivan et Nuland) mais cette fois sans oligarques à ménager d’où qu’ils viennent et avec des alliés fascistes de moins en moins dociles qui veulent reprendre la Crimée par la force,  liquider les dissidents du Donbass et en finir avec la russophonie en soumettant les russophones ukrainiens par tous les moyens.

Dans ce contexte l’appartenance éventuelle à l’Union européenne est un rêve d’ « occidentalisation » caressé depuis trente ans qui a perdu tout contenu sérieux pour nombre d’Ukrainiens. Dix ou douze millions d’entre eux ont quitté l’Ukraine avant 2022 et la technocratie bruxelloise n’a aucune envie de porter l’énorme fardeau ukrainien.

Affaiblie économiquement et démographiquement l’Ukraine continue à consommer du gaz russe mais de façon indirecte c’est-à-dire qu’elle le rachète à des pays voisins plus à l’ouest. Techniquement un gazoduc peut être « retourné » c’est-à-dire transporter du gaz dans le sens contraire au sens initial avec cette réserve que cette opération ne se fait pas instantanément, coûte et ne peut pas être reproduite indéfiniment. Il s’agit donc d’une donnée stratégique dans la guerre du gaz que les Etats-Unis désormais exportateurs de gaz de schiste livrent à la Russie sur le continent européen. L’Ukraine est le centre d’un conflit d’importance mondiale qui est décrit en 2018 dans la nouvelle doctrine stratégique des Etats-Unis ; la page de la guerre contre le terrorisme ouverte par Bush en 2001 est tournée ce qui sera concrétisé par l’abandon de l’Afghanistan en 2021  et commence la guerre contre deux adversaires nommés en tant que tels : la Chine et la Russie. L’approvisionnement énergétique, clé de toute activité productive, y occupe une place centrale.

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ANNEXE

Liste des oligarques ukrainiens avec leur secteur d’activité


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