Dans un temps où certains communistes croient se faire accepter du capital en témoignant d’une lâche volonté critique contre leurs camarades et n’en retirent que la constat de la faiblesse d’une telle lâcheté, les Russes n’en finissent pas de regretter l’URSS. (note de Danielle Bleitrach, traduction de Marianne Dunlop)
19 février 2022
https://vz.ru/opinions/2022/2/19/1144110.html
Je suis tombé sur un grand article intelligent de mon respecté artiste et écrivain russe vivant en France, Maxime Kantor, publié dans l’année lointaine mais capitale de 2014. M. Kantor critique l’eurasisme comme une doctrine vers laquelle penche la Russie, en rejetant l’occidentalisme. Et conclut qu’il n’y a pas d’autre voie que celle de la démocratie et du libéralisme, quelle que soit la façon dont on l’envisage. Sinon, c’est le fascisme et Hitler.
Avant de se demander s’il existe une troisième voie autre que le libéralisme et le fascisme (et si le fascisme lui-même n’est pas un dérivé du capitalisme libéral), examinons ce qu’est cette démocratie elle-même, que la Russie est censée rejeter, ainsi que l’occidentalisme. Nous parlons sans cesse de démocratie, impliquant par là quelque chose de bon, et le rejet de la démocratie, respectivement, nous le considérons comme quelque chose de mauvais. Nous l’invoquons tout le temps, mais nous ne révélons presque jamais le contenu et la signification de ce concept.
Si l’on entend par démocratie et libéralisme le niveau et le mode de vie atteints dans certains pays de la civilisation occidentale, alors ce n’est pas simplement bon, mais très bon : droits de l’homme, protection judiciaire, liberté d’expression, garanties sociales, revenus élevés. Il faut toujours se rappeler qu’au Royaume-Uni, bastion du libéralisme économique et du marché libre, les soins de santé de base sont gratuits. Non pas par une assurance, comme aux États-Unis et dans d’autres pays, mais simplement par des soins de santé publics gratuits, comme en URSS. D’après tous ceux qui en ont fait l’expérience, les soins médicaux en Grande-Bretagne sont exécrables, bien pires que les nôtres. Mais la qualité est une autre affaire. Les consultants britanniques du FMI conseillent aux pays sous-développés de réduire leurs budgets, de diminuer les prestations sociales, de ne pas financer la médecine et de laisser les soins médicaux au privé. Mais ils gardent la médecine gratuite pour eux. C’est le genre de démocratie dont nous avons besoin !
La seule question qui se pose est la suivante : est-il possible d’exporter la démocratie et un niveau de vie élevé sans exporter des siècles d’histoire et de culture, la place bien établie du pays dans la division mondiale du travail, ainsi que sa puissance politique et militaire ? Peut-on devenir européen simplement en copiant les institutions démocratiques formelles sans passer par l’effondrement de l’Empire romain, les croisades, la peste, la Réforme, la Révolution française, les conquêtes coloniales et les luttes des travailleurs pour leurs droits ? Est-il possible de devenir aussi riche que l’Amérique, en ayant réécrit la Déclaration des droits dans son cahier, mais en n’ayant pas bénéficié de la Première Guerre mondiale et en n’ayant pas gagné la Deuxième Guerre mondiale ? Est-il possible d’être comme les États-Unis, avec un parlement bicaméral, mais sans porte-avions et sans le pénitencier de torture de Guantanamo ?
Ou encore, voici une autre question : la prospérité économique et la vie agréable sont-elles précisément une conséquence des régimes démocratiques, et non l’inverse ? Parce que nous avons devant nous l’exemple des monarchies pétrolières du Golfe. Il y a là de véritables monarchies, et cela ne sent pas les institutions démocratiques, mais au contraire : c’est la charia. Mais les habitants sont généralement riches et satisfaits de leur vie. Parce qu’il y a beaucoup d’argent. Et n’est-il pas possible que toutes sortes de droits et de libertés démocratiques, tout comme les garanties sociales, apparaissent après la reprise économique, lorsque le pays et même sa classe dirigeante peuvent se permettre des concessions et peuvent allouer une partie de leurs fabuleux bénéfices pour soudoyer les travailleurs locaux afin qu’ils ne regimbent pas ? Et l’essor même des économies occidentales, comme nous pouvons le constater dans l’histoire, a généralement été dû non pas à des “réformes de marché” mais à des guerres prédatrices, des conquêtes, des politiques coloniales ou néocoloniales.
Photo : Anna Mayorova/URA.RU/TASS
Voici donc un autre paradoxe pour vous. Nos libéraux nationaux disent souvent que nous ne devrions pas aspirer à une domination politique dans le monde. Il n’y a pas besoin d’aspirer à la puissance militaire. Nous n’avons pas besoin de ces ambitions impériales, elles sont coûteuses pour l’économie. Nous devons prendre soin de notre peuple. Nous devons accroître le bien-être des personnes. Nous devons encourager la croissance des revenus. Alors notre pays sera riche et confortable et tout le monde gagnera sans qu’un seul coup de feu soit tiré, parce que tout le monde nous aimera et voudra être ami avec nous. Cela semble raisonnable.
Mais comment devenir riche et à l’aise sans être fort et puissant ? Les libéraux ne peuvent pas nous l’expliquer. En effet, nous ne sommes pas Singapour ni même la Finlande. Nous sommes la Russie. Nous avons le plus grand territoire du monde. Si nous sommes faibles, la Russie sera grignotée, découpée, ou nos ressources livrées “en bail”. La Grande-Bretagne pacifique, démocratique et libérale possédait la moitié du monde hier. Et après avoir pillé ses colonies, elle a finalement pu instaurer des soins de santé gratuits chez elle. Soyons réalistes. Nous ne pouvons pas devenir Singapour aujourd’hui ou demain. Il n’y a pas de grand Singapour. Aujourd’hui, le bien-être de la Russie et de ses citoyens est lié à l’exportation de gaz, par exemple. Parce que les revenus du gaz vont aux pensions et à la médecine. Et pour vendre du gaz, nous devons constamment faire valoir nos intérêts en Europe. C’est la politique.
Si demain nous décidons enfin de modifier notre rôle dans la division mondiale du travail, en passant du statut de fournisseur de matières premières à celui de producteur de haute technologie, quel type de puissance politique et militaire cela exigera-t-il de nous ? Si nous voulons vraiment devenir les leaders de la haute technologie, alors pour obtenir et consolider notre position, nous devrons gagner la troisième guerre mondiale et devenir le plus grand empire que le monde ait jamais vu ! Parce que personne ne nous cédera son poste gratuitement et sans se battre.
Au cours des dernières décennies, la Chine est passée du statut d'”atelier d’assemblage” de sociétés internationales à celui de puissance technologique souveraine. Mais, oups, pourquoi les Chinois entretiennent-ils la plus grande armée du monde et accumulent-ils toutes les armes, y compris les armes nucléaires ? Ne pourraient-ils pas gagner simplement par la force de leur économie et l’attrait de leur mode de vie ?
Mais revenons à la démocratie. En théorie, la démocratie est le pouvoir du peuple. Ou la participation des grandes masses populaires à la gouvernance du pays. Ou du moins la formation de régimes qui gouvernent dans l’intérêt de la majorité de la population. Mais posons une question : pourquoi aux États-Unis, pays de la démocratie exemplaire, pas une seule fois un agriculteur ou un ouvrier ordinaire n’est devenu président au cours de son existence ? Cela pourrait sembler facile : suffrage universel, la majorité de la population est composée de gens ordinaires – agriculteurs, ouvriers, femmes de chambre d’hôtel et de restaurant, caissières, enseignants, petits fonctionnaires d’État et d’entreprise, pauvres et chômeurs – et pourtant, ils désignent une personne intelligente et talentueuse issue de leur milieu et en font un président chargé de gouverner dans leur intérêt. Mais ce n’est pas arrivé une seule fois. Les présidents font toujours partie d’une infime minorité de propriétaires terriens, de financiers, d’oligarques, d’aristocrates, de membres de clans étroits, et toujours les mêmes. Un jour, ils ont George W. Bush comme aîné, le lendemain George W. Bush comme cadet. Si ce n’est pas Bush, alors qui ? Même Obama n’était pas un vrai noir, pas un descendant d’esclaves, mais l’héritier d’une riche famille africaine venue aux USA après l’abolition de l’esclavage, et surtout, une marionnette de la même grande bourgeoisie. Et pas une seule fois le président n’a été une femme, mais ce ne sont que des broutilles.
Dans l’URSS totalitaire, les enfants d’ouvriers et de paysans sont devenus secrétaires généraux et ministres. Lorsqu’un fils ou une fille d’un pauvre fermier ou d’un ouvrier deviendra président en Amérique, on pourra alors dire que les États-Unis s’approchent en quelque sorte du niveau de démocratie réelle qu’ils avaient en URSS. En attendant, tout cela n’est qu’un bluff, pas une démocratie. Marx nous a appris que dans une démocratie bourgeoise, la façon dont cela fonctionne est que la bourgeoisie gagne toujours les élections. C’est d’ailleurs l’astuce des élections “générales” et “directes” du point de vue de la science politique. Lors d’une élection présidentielle ou même d’une élection de député, l’électeur est contraint de voter pour des personnes qu’il ne connaît pas personnellement. Par conséquent, seul un candidat issu de la classe dirigeante ou riche a une chance, car lui seul pourra mener une campagne publicitaire.
La démocratie soviétique était une véritable démocratie du peuple, et cela signifiait des élections à plusieurs degrés. Seules des élections à plusieurs degrés peuvent former une représentation populaire. La Chine a d’ailleurs appliqué l’expérience de la démocratie soviétique. Seuls les conseils de niveau inférieur (assemblées des représentants du peuple) sont formés par élection directe : les districts (ou arrondissements), les cantons et les communes. Chaque assemblée de niveau supérieur est élue par les assemblées de niveau inférieur. Par exemple, dans la ville de Saint-Pétersbourg, la démocratie à plusieurs niveaux se présenterait comme suit : les habitants des quartiers de la ville (Nevsky, Tsentralny, Vasileostrovsky et autres) élisent un conseil de district. Les conseils de district élisent le conseil municipal. Et le conseil municipal de Saint-Pétersbourg (un sujet de la Fédération) élirait le Conseil suprême du pays, avec les conseils des autres régions. Un système habituel et familier de la démocratie soviétique.
Bien sûr, le véritable pouvoir soviétique était ces dernières années fortement corrompu, corrupteur, nomenklatura, et un système plus complexe (bien que plus stable) était formé par le rôle dirigeant d’un seul parti, et pourtant, avec tous les défauts du modèle soviétique (et chinois) – il est beaucoup plus démocratique que le système américain qui est du bluff ! À propos, toujours à propos des États-Unis : pourquoi, malgré toute la démocratie et la liberté d’expression, tous les partis, les mouvements etc., il n’y a que deux partis impliqués dans la politique – le républicain et le démocrate ? Où est la diversité politique, où est le système multipartite ?
Nous avons autrefois copié la constitution américaine, les élections, le parlement. On pensait que ces talismans, ce culte du cargo attirerait des avions d’abondance vers nous. Nous croyions au pouvoir magique de la “démocratie” et du “libéralisme”. Mais il n’y a pas de magie. La bonne vie des citoyens n’est pas une conséquence du “choix démocratique” mais du développement économique. Le développement économique n’est pas la conséquence des “réformes du marché” mais du pouvoir politique. Le pouvoir politique ne peut être fondé que sur notre propre force, notre histoire et notre tradition. Nous n’avons donc pas d’autre choix que d’abandonner l’occidentalisme. Nous devons cesser de nous tourner vers l’Occident. Mais cela ne signifie pas que nous devons commencer à regarder l’Est avec la même servilité. Nous avons autrefois donné des leçons au monde entier : à la Grande-Bretagne la médecine d’État gratuite, à la Chine la démocratie soviétique libre. Il est temps de commencer à nous réapproprier nos propres leçons.
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