Après une discussion téléphonique avec MARIANNE, je m’aperçois que si elle ne comprend pas ce que je veux dire il y a peu de chance pour que je sois claire pour les autres… Mais à l’inverse de beaucoup qui n’eurent pas ma prudence devant ce que je maîtrise mal, je voudrais pourtant que l’on comprenne ce qui me semble si fondamental dans la relation entre la poésie et l’engagement du poète. Voilà ce que je ressens d’une manière frustre et qui me fait protester …
Prenons la manière dont je vous ai présenté la traduction de Nicolas Guillén par Aragon. Marianne m’avait reproché à juste raison ma médiocre traduction du discours de Neruda à la remise de son prix Nobel. Elle avait raison et cette traduction d’Aragon était de l’ordre du clin d’œil, une manière de reconnaitre mon incompétence . cette traduction d’Aragon que je trouve admirable, parce qu’elle permet de comprendre tant de choses sur Aragon autant que sur Nicolas Guillén, elle l’a survolée, sans entendre ce que je disais en publiant ces vers. Donc j’en déduis que vous deviez être nombreux à ne pas percevoir mes propos. J’ai, je le reconnais, parfois une certaine ressemblance avec les vieilles parentes que Proust raille tant leurs fines allusions sont incomprises par Swann …
Donc tentons de nous expliquer, d’abord sur la relation entre la poésie et la “musique”. Cette relation ne relève pas du “mélodieux” et encore moins du sirupeux… De la musique, certes il y en a chez Nicolas Guillén, mais elle a trait à la manière dont la poésie incarne “le rythme” de son peuple, son parler, son mouvement… «Poète son » de la littérature cubaine, Guillén se sert du rythme afro-cubain pour l’incorporer dans son écriture. Omniprésente dans des pans entiers de sa carrière, la musique n’a pas fait office chez lui de simple source d’inspiration, mais d’une sorte de matrice à un travail d’alchimiste. Il parvient à déplacer la musique des noirs cubains vers les territoires poétiques. Il va faire sonner le poème comme du « son cubano » en lui empruntant sa structure musicale. Motivos de son, écrit en 1930 sera l’acte de naissance du « poème son ». Tout y est ; la structure musicale, les personnages populaires et le « parler métis », né du mélange d’espagnol et de substrat africain.« Mes sons peuvent être mis en musique, mais cela ne veut pas dire qu’ils soient écrits avec cette intention, mais plutôt avec celle de présenter de la meilleure façon possible des tableaux de mœurs et des personnages populaires, tels qu’on les voit s’agiter autour de nous ».(1)
C’est toute l’ambiguïté de Ferrat que d’avoir transformé la poésie en mélodie, il s’en est moqué lui-même en se comparant à Tino Rossi … Et peut-être n’est-il pas la meilleure porte pour nous aider à surmonter notre incapacité, la mienne, la votre, à percevoir cette source tellurique, le chamanisme de la poésie depuis le temps où chant et mélodie se sont séparés, ce fut avec Hésiode peut-être? Cet aède qui inventa la cosmogonie et dans le même temps les histoires d’almanach pour les travaux agricoles… Cette difficulté a percevoir la source de la poésie redouble dans le fond celle à rendre compte de la complexité d’ARAGON, il faut savoir tout percevoir à la fois de ce qui l’a crée , ne rien prétendre lui faire renier…
Partons de cette référence au sonnet, à propos de Nicolas Guillén, enjouant sans doute sur le SON et SONNET, si différents. Mais Aragon lui ne s’y trompe pas, il conserve l’art de Guillén dans la traduction au point de laisser le rythme, les percussions, et même ce passage furtif de notre aïeul noir à tous qui a comme un conspirateur déposé des boucles dans la chevelure “jaune” de l’européenne… Je m’identifie à elle, moi dont la peau ne bronze jamais… Et dont Aragon disait avoir la luminosité d’un Matisse… Il faudrait dire blonde pour être compris, mais Aragon traduit autre chose et amarillo n’est pas rubia , pas de ponctuation, le choc des mots donne le rythme dans la traduction française comme dans l’original. l’Aïeul ce n’est pas celui des deux grands pères c’est l’humain parti d’Afrique et dont l’esclave redonne le chant émancipateur. Ceci étant dit? il reste l’essentiel, ce mystérieux agencement qui sonne juste et dont j’ignore le mystère.
Voyez la différence de traitement du sonnet consacré à Nicolas Guillén et celle du sonnet à Léon Moussinac qui retrouve son classicisme, mais le point commun c’est ce qui est apporté d’universel, l’aïeul nègre est là dans nos gènes septentrionales, et le critique de cinéma a conduit Paris à Potemkine parce que cela est vrai mais surtout juste. C’est moral sans être moraliste comme les choses de l’amour.
Parce qu’Aragon sait en traduisant le Cubain et ce qu’il sait de la poésie en définitive renvoie à une notion russe :narodnost, ce mot a pour racine narod, le peuple. La narodnost est un concept essentiel en Russie dès l’époque de Pouchkine. C’est une manière pour l’écrivain, pour son œuvre, d’être au centre de la vie du peuple, d’être en quelque sorte l’émanation de sa vie même et de ses aspirations. Comme Neruda, Nicolas Guillen et tant d’autres Aragon se voue en devenant communiste « à l’alliance de la pensée et du chant, de la tradition et de l’invention, du haut jeu poétique et du ton populaire », comme il l’écrit en 1954 à propos de la parution d’un livre de Guillevic . Le sonnet, le sonore, venu d’Italie, de Pétrarque, Ronsard, de quel passé faut-il que la poésie s’élance pour être l’avant-garde ? La défense du sonnet l’obsède au point d’en faire le sujet de son intervention au XIII e congrès du Parti communiste où il parle de Clément Marot et de Meslin de Saint-Gelais(2) à la tribune. L’ode au PARTI identifié à la FRANCE, à la raison prend tout son sens et rien ne doit en être effacé… Il ne peut pas la renier et le sonnet en est le passé et l’aujourd’hui… Il sonne et dans son plaidoyer, Aragon en vient à parler de Mallarmé et il note alors : « Même en en faisant un “monument d’absence”, [Mallarmé] fut le mainteneur du sonnet, et, d’autre part, lui, le poète du Coup de dés, fût-ce pour les circonstances les plus futiles, de l’éventail à l’adresse rimée, il a été aussi dans leur principe le mainteneur des poésies de circonstance. » Poésie de circonstance…
TRADITION ET MODERNITE vont ensemble et la virtuosité d’Aragon c’est de ramener le passé pour accomplir un saut dans l’invention, comme pour la Semaine Sainte et Le Fou D’Elsa… Je n’irai pas plus loin parce que je n’ai jamais rien perçu de Théâtre-roman.
Il n’a jamais rien renié et m’avait dédicacé les BEAUX QUARTIERS , au dessous du titre, il y avait une phrase : “c’est ici que tout commence” imprimée et il l’a complété de la manière suivante en écrivant “c’est ce qu’on dit” et il a signé moqueur Louis A RAGOTS … C’était encore sa manière de refuser toute rupture, en particulier avec le surréalisme mais aussi pourquoi pas à Barrés, j’ai offert livre et dédicace à Suzanne Ravis, une collègue de l’Université qui avait passé sa vie à travailler sur son œuvre, j’estimais qu’elle saurait mieux que moi entendre ce message… il n’avait cessé de me répéter “tout ce que j’ai à dire est dans mes écrits”
C’est tout cela que je tente de dire à propos de Louis Aragon, mais aussi de l’histoire des communistes et donc de mon pays, de l’humanité, je refuse les reniements, je veux tout assumer, comprendre et je ne supporte pas la manière dont on prétend castrer l’épopée… Le jour où j’ai découvert qu’à propos d’Ivan le terrible, mais aussi de Mikhaïl Boulgakov, Staline avait compris cela je me suis interrogée sur qui il était réellement… je ne sais toujours pas…
Un jour MORAVIA a dit dans une émission de télévision: je ne suis pas un homme de gauche, je suis un communiste… interrogé sur la différence il a répondu : “un homme de gauche n’a jamais rien fait de mal, ni de bien, parce que personne ne se souvient de lui, alors qu’un communiste est responsable de tout”, il a agi, y compris en faisant sonner les mots pour faire des circonstances l’histoire d’une patrie . Aujourd’hui on tente de faire de Nicolas Guillén, un chantre de la négritude, une sorte d’Aimé Césaire et on va jusqu’à déplorer son adhésion au Parti Communiste Cubain, c’est une folie, comme la manière dont on traite d’ARAGON dans son propre parti… A côté du grand Aragon, il y aurait une adhésion regrettable, qui ne lui aurait inspiré que des vers de Mirliton qu’il a toujours cependant voulu publier, quitte à émettre des réserves sur les croyances qui les avaient inspirés. Cette manière de se perdre dans une adhésion au communisme serait comparable à celle d’un Céline se donnant aux éructations du nazisme, encore que l’on pardonne plus aisément à Céline, en oubliant simplement ce terme de narodnost et ce qu’il a représenté et auquel jamais Aragon n’aurait voulu renoncer…
Mais de quoi s’agit-il exactement ? La première fois à ce qu’on dit que ce mot fut employé ce fut le 22novembre 1819 dans une lettre de celui qui se prétendait le plus russe des poètes et qui vivait alors en Pologne, le prince Piotr Andreïevitch Viazemski, écrivain, traducteur, écrit à Tourgueniev. Il lui propose de traduire le terme français de “nationalité” par narodnost. Voici ce qu’il lui dit : “Pourquoi ne pas traduire “nationalité” par “Narodnost “?[…] Nous effrayons-nous à présent des mots tatars qui ont élu domicile dans notre langue ? Et au lieu d’emprunter des mots étrangers, il vaut bien mieux les faire nôtres, même s’ils ne doivent pas toujours naître d’une union légitime. La terminaison -ost est une bonne entremetteuse par exemple “libéralité” doit impérativement être traduit par “svobodnost” et “libéral” par “svobodnostny” . Ce à quoi Tourgueniev lui répond que dans ses écrits “son originalité, sa narodnost ne nait pas du contenu mais de la forme de sa poésie , du choix de certaines expressions et de leur agencement au sein des vers. ” C’est à partir de ce débat qui va se poursuivre que l’on considère que ce terme de narodsnost a dès le départ une base plus littéraire, plus esthétique que celui de “nationalité” emprunté au français. Mais avec la révolution d’octobre, il fait retour en donnant un contenu à la quête d’Aragon et à tant de poète…
Il y a là une clé essentielle de ce que je ne cesse de revendiquer: respectez la totalité d’ARAGON… Laissez l’HISTOIRE ET LA POESIE être un peuple…
DANIELLE BLEITRACH
(1) je sais parce que j’ai souvent entendu des anecdotes là-dessus que Nicolas Guillèn s’amusait beaucoup à utiliser des paroles espagnoles qui à Cuba avaient pris un sens érotique, né du vocabulaire cru de l’esclavage, la nourriture, les outils tout devenait prétexte à détournement. Le poète sort de la sueur des hommes ses vers a dit Neruda , sa poésie n’est pas mondanité mais que serait Cuba sans le pacte de Céspedes , avec les mambis?. Les trivialités sont aussi des jeux d’enfant qui ravissent les poètes.
(2) Ce poète de la Renaissance oublié a quelques points communs avec Aragon, comme lui fils naturel de Jean de Saint-Gelais, marquis de Montlieu, qui appartenait à la petite noblesse angoumoise. Son prénom venait d’une mauvaise graphie du nom de Merlin, magicien des légendes arthuriennes qui à travers chrétien de Troyes hanta Aragon et l’amour courtois. Comme lui, il fit des études de médecine, comme Breton…Qu’est-ce qui l’obséda au point de le ressusciter à la tribune du congrès.
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