Contribution au débat à partir du regard que Rosa jetait sur les spécificités françaises, qui ont d’ailleurs conservé une certaine permanence puisqu’il s’agissait selon elle de la forte présence de la tradition républicaine, de la question de la participation gouvernementale, de la division des courants socialistes et de la spécificité syndicale marquée par le syndicalisme révolutionnaire et le fantasme de la grève générale. On peut s’interroger sur le rôle joué dans le débat public par ces “spécificités” dans les temps de “désorientation”, qui sont les nôtres. Face aux grands défis mondiaux, ceux de la paix et de la guerre y compris en Europe, ceux des épidémies, ceux de l’environnement et du climat, défis qui tous selon nous renvoient à la question de la transition des modes de production, dans lequel “les vérités” qui paraissent établies chancellent, s’ébranlent pour reprendre le terme de Marx, quel rôle jouent les dites spécificités françaises ? Sont-elles un leurre, des vérités supposées auxquelles on s’accroche où faut-il en accepter le prisme pour avancer vers les solutions ? Rosa se montre apte à voir les deux aspects de l’alternative comme dans sa relation avec Jaurès dont elle approuve d’abord le positionnement dans l’affaire Dreyfus et pas seulement parce qu’elle est juive mais parce que la justice et le refus de tous les racismes fait partie du patrimoine socialiste; elle approuvera également son combat contre la guerre qu’elle partage au point d’être emprisonnée, mais elle récuse en termes violents son adhésion fut-ce tactique à la participation gouvernementale des socialistes à un gouvernement bourgeois. C’est dire que ce qui demeure essentiel par rapport “aux spécificités” ce sont à la fois l’état réel des rapports de force et les questions de principe.
A ce titre, je voudrais rappeler ce que dit Aragon le 12 Janvier 1939 dans le journal Ce soir dont il est directeur: “Le monde est à refaire. Et c’est ma folle conviction que les Français peuvent y attacher leur gloire. Que c’est même cela qui s’appelle la France, la volonté de Progrès humain. ” Cette spécificité-là reste encore aujourd’hui à bien comprendre, c’est du moins ma propre folle conviction (DB)
Ce volume consacré à l’analyse du socialisme français a été établi et préfacé par Jean-Numa Ducange. Cet historien, nous l’avons vu avec son travail sur les mémoires de Maurice Thorez, est un fin lecteur et un excellent connaisseur des relations du socialisme français et allemand. Il a animé le séminaire sur Marx de Jean Salem, Sa lecture croisée des spécificités nationales et de l’internationalisme est importante par rapport au débat qui nous occupe ici. Toute lecture est aussi une interprétation et la notre ne suit pas toujours celle de ce spécialiste (1) Donc si notre emprunt à ses démonstrations est large et parfois la vision des enjeux assez proche, nous insistons sur certains aspects et en récusons d’autres à partir de ce que Franck Marsal a bien cerné, nous jugeons de l’histoire et des positionnements théoriques comme de processus non achevés et face auxquels les jugements demeurent ouverts, celui entre réformisme est révolution étant loin d’être clos et il à par rapport ne serait-ce qu’à la Chine de quoi l’alimenter . ” Je ne dirai pas du tout dit Franck Marsal que le choix s’offre entre une voie chinoise et une voie social-démocrate, et pour beaucoup de raisons. Pas seulement le fait que la voie social-démocrate est désormais entièrement devenue quasi inexistante. Mais, s’agissant de la Chine, son succès vient du fait qu’ils n’ont pas considéré les réalisations de l’Union Soviétique comme une “voie”, mais comme un processus historique global et non achevé. Le fait que l’on ne veuille plus voir aujourd’hui que les limites de l’expérience soviétique prouve que tous ses succès ont été d’une certaine manière intégrés, même si c’est inconsciemment. Mais si on rembobine le film, le succès de l’URSS est tout à fait impressionnant. Ce n’est qu’à postériori que l’on peut faire le difficile.”
Donc utiliser Rosa Luxembourg au gré des enjeux historiques comme tout autre référence théorique est à la fois nécessaire et mérite discussion,le critère essentiel étant la question posée par la réalité de l’état de la lutte des classes, ce que les chinois définissent comme la “contradiction principale” du processus à un moment historique donné mais sans oublier le but , ainsi en est-il de la dialectique entre spécificité nationale et internationalisme face à l’enjeu qui demeure celui posé par Aragon et auquel il rattache “la gloire de la FRANCE”, pas les droits de l’homme en tant que donnée abstraite mais le progrès de la condition humaine concrète.
Rosa Luxembourg et le socialisme français
Rosa Luxembourg est francophone,entre autres,elle a séjourné à plusieurs reprises dans la capitale française. Mais elle n’a pas écrit d’ouvrages ou même de brochure spécifiquement consacrés à la France comme celle de Marx sur les luttes des classes en France, on peut même dire que comme la plupart des révolutionnaires de langue allemande elle ne considère pas les Français comme ayant une grande capacité théorique.
Il s’agit cependant de textes importants qui permettent de comprendre les enjeux majeurs de l’époque en particulier les origines du débat entre réforme et révolution avant 1917. Au titre des spécificités françaises mise en avant par Rosa Luxembourg ily a : la forte présence de la tradition républicaine, la question de la participation gouvernementale, la division des courants socialistes et la spécificité syndicale. Ces traits ne sont pas analysés dans la seule perspective d’une meilleure connaissance de la vie politique française mais ils servent à éclairer les enjeux de la bataille interne au SPD allemand.
Le parti social démocrate allemand, le parti marxiste et révolutionnaire allemand est la proie d’une offensive d’Eduard Bernstein. Une offensive “révisionniste” contre un marxisme considéré comme dépassé et en décalage avec les nouvelles réalités politiques et économiques,c’est du moins la ligne de la majorité social démocrate allemande incarnée par Karl Kautsky- “le pape du marxisme” intronisé par Engels lui-même. Bernstein pousse plus avant le révisionnisme de kautsky. Son célèbre ouvrage “les présupposés du socialisme”paraît la même année que l’entrée du socialiste français Millerand dans le gouvernement bourgeois en France.
Rosa Luxembourg lui répond dans “Réforme sociale ou Révolution? Ouvrage dans lequel elle maintient une perspective de rupture radicale avec le système capitaliste, insistant sur le but final là où Bernstein dans une formule célèbre affirme que le but n’est rien et que le mouvement est tout.
Rien qu’en posant les termes du débat on voit à quel point en ce qui concerne le socialisme de marché chinois nous sommes loin de Bernstein et de la réforme sociale, dans la mesure où ce qui est ESSENTIEL c’est la rupture de la dictature du prolétariat et le but, alors que le mouvement, le processus leur est subordonné même s’il est le terrain incontournable sur lequel se déploie la stratégie transformatrice qu’est le socialisme. Alors qu’en revanche la vision d’un communisme gradualiste, pur mouvement, a été défendu par les derniers théoriciens révisionnistes du PCF comme Lucien Sève ou Bernard Vasseur avec quelques “groupes tampons”…
Cependant il faut également voir que les réflexions de Rosa ont été utilisées en France pour prôner dans les années trente la ligne classe contre classe ou inversement pour s’opposer au programme de gouvernement avec les socialistes et les radicaux de gauche dans les années 1970. En fait, le danger est, à l’inverse de Rosa, d’utiliser comme un dogme les citations de Rosa Luxembourg. En fait, et ses relations avec Jaurès OU Guesde le prouvent Rosa Luxembourg a une capacité politique face à l’événement comme à l’état des rapports de force qui ne peut pas la transformer en oracle,il faut comprendre les enjeux et là voir en quoi le théorique est indispensable.
Nous commençons à peine, à tirer le bilan de la contrerévolution subie par l’URSS et plus largement par le socialisme européen.
Nous commençons à mesurer que premièrement l’effondrement de l’URSS est celui des voies qui ont prospéré sous le parapluie qu’elle a constitué en particulier la social démocratie. Si on prend l’eurocommunisme, j’ai tenté de voir en quoi cette voie est née de la deuxième guerre mondiale, de la nécessité de l’alliance contre le nazisme qui a plus ou moins obtenu la fin du komintern et les voies spécifiques, la présence de l’URSS victorieuse et de Staline garantissant la possibilité de passage pacifique et de réformes comme celles envisagées à la Libération de profondes transformations autant que les conquêtes de la social démocratie. L’euro communisme se présente comme une rupture avec le stalinisme mais c’est faux, la social démocratisation a besoin de l’existence d’un camp socialiste fort. C’est pourquoi toutes les contradictions du processus de la première expérience socialiste n’ont pas seulement affecté le socialisme mais toutes les voies du progrès.
Deuxièmement comme l’analyse très bien le texte de Franck Marsal, penser que l’effondrement de l’URSS a interrompu le processus et présuppose un retour du capitalisme avant l’URSS est profondément erroné.Et toutes les analyses qui prétendent nier le fait que ledit processus se poursuit partout et que interdire son développement, prétendre retourner en arrière , ne conduit qu’au fascisme et à la guerre.Mais ce qui rend la période particulièrement passionnante c’est qu’avec la montée en puissance de la Chine et face à la mondialisation des crises et des enjeux nous sommes confrontés à la nécessité du socialisme et de ses voies et c’est là que la réflexion de Rosa Luxembourg face à ce qui va être la grande trahison social démocrate l’entrée en guerre est particulièrement précieuse.
Et nous retrouvons ici la conclusion de la préface de Jean-Numa Ducange, qui nous parait poser le problème sur lequel nous nous penchons depuis quelques années : “Le regard de Rosa Luxemburg sur le socialisme français de 1898 à 1914 nous offre ainsi une condamnation sans ambiguïté du réformisme politique et de ses impasses. Mais il illustre également, par son caractère croisé sur l’Allemagne, toute la difficulté du combat internationaliste. S’il doit respecter les spécificités des mouvements ouvriers de chaque pays, ce combat doit également les dépasser afin d’éviter que chacun d’eux ne s’intègre plus profondément à l’Etat national. l’échec des deux principaux mouvements socialistes européens face à cette exigence en Allemagne et en France conduira en août 1914, à l’effondrement du mouvement ouvrier international“(P.XVIII)
Nous partageons bien des termes de ce constat et nous sommes mêmes conscients du fait que l’État y compris socialiste peut être à la fois la force de la révolution et de la transition socialiste mais qu’il peut aussi par ses formes bureaucratiques, routinières, la corruption, devenir le maillon faible face à la contrerévolution, mais le terme d’Etat national masque le problème plus qu’il ne le révèle, l’Etat bourgeois, le bras armé du capital est rarement un Etat national et c’est une des contradictions auxquelles nous sommes confrontés dans les luttes d’émancipation nationales par exemple par rapport au rôle de l’armée et celui du parti de sa relation aux masses, comme nous le sommes dans le cas de la Russie de Poutine et sur ce plan je vous renvoie au riche dialogue entre Andrei Doultsev et Aminata Traore. mais le travail collectif dans ce blog et dont nous voyons avec joie qu’il devient un bien commun, partage la conviction de Rosa luxemburg sur le réformisme politique et sur ses impasses, celui-ci ne peut prospérer que si le courant révolutionnaire impose une dynamique et nous tentons d’opérer en France un regard croisé d’abord avec les militants et dirigeants impliqués dans ces processus révolutionnaires internationalistes tout en tentant de toujours mieux agir dans le contexte et les spécificités qui sont les nôtres.
DANIELLE BLEITRACH
(1) Rosa Luxemburg: le socialisme en France (1898-1912) œuvres complètes – tome III. traduit de l’allemand par Daniel Guérin et Lucie Roignant, édition établie et préfacée par Jean-Numa DUCANGE ; Agone et smolny, 2013
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marsal
Un des textes de Rosa Luxembourg qui m’a le plus influencé, c’est son livre d’écnomie, “l’accumulation du capital”. Elle y préfigure ce que développera plus tard Samir Amin, l’accumulation du capital par le centre et le besoin de ce centre de disposer d’une périphérie, dans laquelle il puise ressources, main d’oeuvre et sur laquelle il pourra projeter une partie de ses marchandises, et réinvestir une partie des capitaux accumulés. Cette périphérie, montre ( à mon avis avec justesse, mais ce sera beaucoup débattu) Rosa Luxembourg est indispensable pour boucler le schéma de reproduction élargie et pour conserver l’équilibre de l’accumulation du capital. Et, comme l’explique Samir Amin, dans ce rapport Centre / périphérie, les investissements capitalistes réalisés dans la périphérie ne permettent jamais son développement autonome mais se font toujours dans le cadre d’un rapport étroit et limitant de subordination. (Rapport de domination auquel la Chine a réussi pour l’essentiel à échapper, mais on doit constater quand même, malgré toute la force de la Chine, combien il est encore facile pour les USA de mettre en mode “survie” une entreprise comme Huawei. Donc, pour la Chine, malgré tous ses succès, exister et avancer reste encore un combat extrêmement dur et sans pitié. )
C’est pourquoi l’impérialisme est indissociable du capitalisme et sur la base de leurs réflexions respectives, Rosa Luxembourg et Lenine se sont ici rejoints et ont eu un plein accord sur l’analyse de la 1ère guerre mondiale.
Renaud Bernard
Oui la social-démocratie est quasi inexistante. Que le social-démocrate Olaf Scholz ait été élu chancelier d’Allemagne aujourd’hui même 8 décembre 2021 ne doit pas faire illusion. La ligne du SPD n’a aucun rapport avec ce qu’est réellement le socialisme, à part un voisinage lexical où les mots se sont détachés, au fil du temps, de leur sens. Olaf Scholz dirigera un gouvernement bourgeois, pro-capitaliste. Tout au plus peut-on remarquer comme critères positifs le féminisme du nouveau chancelier et son penchant prorusse.
La social-démocratie a connu beaucoup de vicissitudes, au fil de ses mues. Déjà à l’époque d’Eduard Bernstein beaucoup arguaient que l’évolution économique démentait pas les thèses de Marx. Mais le marxisme n’est pas fondé sur l’analyse à court terme. Il est d’abord une vision matérialiste de l’histoire, selon un grande échelle de temps, et ensuite une morale, dont l’homme est au centre. Il recherche un optimum politique stable et définitif qui ne saurait accorder beaucoup d’importance aux péripéties électorales répercutées dans les parlements et leur dénie le pouvoir de le faire varier dans ses objectifs fondamentaux.
Smiley
Hélas le penchant pro russe du nouveau chancelier ne le conduit pas à s opposer à Biden sur l Ukraine mais au contraire rentrer dans le rang comme d ailleurs les dirigeants des pays de l UE.
Au passage j ai toujours admiré la patience russe d accepter un format Normandie de 4 pays dont 3 s opposent à ses intérêts. La proposition de Poutine d y faire rentrer les USA lui compliquera encore la tâche mais c est aussi la preuve qu il se sent suffisamment sûr de lui.
Renaud Bernard
On peut le craindre. Les premiers signes ne vont pas dans le sens d’une neutralité bienveillante à l’égard de la Russie qui eût donné à l’Allemagne une posture de médiatrice sans trahir son allié.
Le format Normandie n’est pas aussi déséquilibré en défaveur de Poutine au point de l’isoler face à trois adversaires. Berlin est un gros client de Moscou pour le gaz. Est-ce une arme ? Non en principe mais c’est quand même un moyen de pression (pour du gaz c’est bien le moins) auquel Poutine, sûr de lui apparemment, a dû penser. Le nouveau chancelier devra montrer ses talents de négociateur sitôt sa prise de fonction, en tenant compte des contraintes économiques dont souffre son pays.
A propos d’économie, je reviens sur mon post d’hier. Le marxisme est, outre une science, une morale dont l’homme est le centre, mais l’homme compris en tant que membre d’une classe, en l’occurrence la classe de ceux qui produisent par leur travail, le capital n’étant pas entre leurs mains. C’est la classe des travailleurs au sens large, ou classe ouvrière, bien que dans le secteur tertiaire, on parle d’employés et non d’ouvriers. Certes l’homme, donc tout citoyen, est capable de penser par lui-même et d’avoir à ce titre une opinion dont l’expression traduit la liberté que la constitution lui reconnaît en ce domaine, penser et dire ce qu’on pense, mais cette liberté s’exerce collectivement dans le cadre juridique où l’Etat, quand du moins il s’agit d’un Etat socialiste, reconnait aussi la valeur irréfutable des principes scientifiques du marxisme, dont l’énoncé relève de la connaissance et non de l’opinion ou du jugement de valeur.