Pour le chercheur Antoine Kernen, Pékin exploite un discours plutôt efficace auprès des dirigeants africains en renvoyant l’Europe à son passé. Baran nous envoie cet article qui prouve à quel point l’occident mobilise ses chercheurs comme jadis ses missionnaires pour défendre son pré-carré néo-colonial. A la seule différence près que les témoignages crédibles sur les pratiques occidentales en la matière sont nettement plus abondants et vérifiables que la littérature sur les OUÏGHOURS et sur les effets de développement de la politique chinoise tant sur son propre territoire qu’en Afrique. (note de danielle BLEITRACH Dans histoire et societe)
Propos recueillis par Nathalie Guibert
L’initiative vise, sans les nommer, les Occidentaux. Le 29 septembre, la Chine a déposé une résolution dénonçant « l’héritage du colonialisme » devant le Conseil des droits de l’homme de l’ONU, qui rassemble 47 Etats. Le texte, adopté le 8 octobre sans grandes conséquences, dénonce « l’exploitation économique, les inégalités au sein des Etats entre eux, le racisme systémique, les violations des droits des peuples autochtones, les formes contemporaines d’esclavage et les atteintes au patrimoine culturel ». Une parade aux critiques contre les pratiques coloniales brutales de Pékin envers les minorités tibétaine et ouïgoure.
Pour Antoine Kernen, spécialiste de la « Chinafrique » à l’université de Lausanne, qui a codirigé le dossier « Etats d’émergence en Afrique » dans la revue Critique internationale (numéro 89), la Chine a su « se construire à bon compte l’image d’une puissance généreuse » sur le continent, mais son discours critique sur le colonialisme pourrait se retourner contre elle.
D’où vient l’idée, pour Pékin, de dénoncer l’héritage colonial occidental ?
Pour la Chine, accusée de néocolonialisme en Afrique et ailleurs, il s’agit clairement d’une contre-attaque. Pékin reprend l’argument et le renvoie aux Européens et aux Occidentaux qui ont un passé colonial. Ce jeu rhétorique prend place dans des arènes internationales où la Chine est souvent en position de faiblesse sur les droits humains. Ce n’est pas mal joué de sa part et elle a des arguments, ayant elle-même subi le colonialisme occidental. D’autant que dans le même temps, dans les milieux académiques, la remise en cause de l’héritage colonial et les questions de race ont le vent en poupe.
L’aurait-elle fait il y a vingt ans ?
Non, car la Chine était alors presque inexistante au niveau international. Elle cherchait surtout à ne pas être accusée de violations des droits humains. Le grand changement est venu avec Xi Jinping [le président chinois]. Il veut montrer que la Chine ne se soumet pas à un ordre mondial occidental. Il y a vingt ans, le pays n’avait qu’une politique économique étrangère, aujourd’hui il a un récit qui va avec.
Le message peut-il porter auprès des gouvernements africains ?
Dans les pays d’Afrique de l’Ouest, il existe souvent un fond d’anticolonialisme dénonçant la France ou l’Occident. L’Afrique n’a donc pas eu besoin de la Chine pour développer un tel discours. D’ailleurs, ce discours n’est pas vraiment nouveau en Chine non plus : il remonte à la conférence de Bandung, en 1955, puis au mouvement des non-alignés. Dès les années 1950, alors que la Chine s’invente une politique étrangère et cherche à se positionner comme leader du tiers-monde, elle met en en avant son passé de pays colonisé par les puissances occidentales. Aujourd’hui encore, cette histoire lui permet de cultiver sa différence avec elles.
« Les investissements chinois ne changent pas la position de l’Afrique dans la division internationale du travail »
Nul doute que cette Chine anciennement colonisée qui fragilise les positions des vieilles puissances européennes est plutôt bien perçue par les dirigeants africains. Mais elle ne va pas pouvoir redevenir le porte-parole des pays colonisés. Aujourd’hui, si le même discours perdure, elle est une puissance économique majeure sur le continent, qui, comme les autres avant elle, est intéressée surtout par les matières premières. Les investissements chinois ne changent pas la position de l’Afrique dans la division internationale du travail.
Et dans la population, plus largement ?
Evidemment, les perceptions sont diverses et souvent ambivalentes. Dans le domaine de la consommation, par exemple, les gens vous disent apprécier des produits chinois bon marché, tout en critiquant la qualité des « chinoiseries ». Parmi les ouvriers qui travaillent pour les entreprises de construction chinoises en Afrique, le discours est très critique à l’égard des bas salaires, des mauvaises conditions de vie sur les chantiers… Tout cela débouche souvent sur des tensions, des grèves ou des bagarres. Les conflits se cristallisent autour de l’organisation raciale du travail. En raison du nombre d’expatriés chinois sur ces chantiers, les locaux ne peuvent obtenir que des emplois subalternes, sans aucune possibilité de progression, quelles que soient leur expérience ou leur formation.
Comment la Chine s’y prend-elle pour promouvoir son discours ?
Les pays africains tirent des avantages très concrets de la coopération avec la Chine, et cette dernière sait se rendre visible : Pékin offre des stades de football, construit ici les bâtiments des ministères, là ceux du Parlement… Bref, cette « coopération du béton » marque l’espace urbain des grandes villes africaines. En outre, comme les entreprises chinoises construisent souvent d’autres infrastructures, beaucoup sont persuadés que c’est aussi le pays qui finance.
Durant la crise du Covid-19, Pékin s’est donné une bonne image avec l’envoi très médiatisé de masques et de respirateurs. Au même moment, du matériel plus coûteux de traitement de l’épidémie, des tests notamment, venait d’Europe. J’ai constaté, au Cameroun par exemple, que cette stratégie était jugée négative par un fort discours anti-européen, tandis qu’une partie de l’opinion reprenait l’idée que le Covid aurait été produit aux Etats-Unis. Chacun gardait en tête les masques offerts par la Chine. Malgré des montants assez modestes, donc, la coopération chinoise a réussi à avoir une grande visibilité. La Chine se construit ainsi à bon compte l’image d’une puissance généreuse.
Le discours chinois sur le colonialisme peut-il s’enraciner auprès des jeunes ?
En Afrique de l’Ouest, ce discours était enraciné chez les jeunes bien avant que la Chine en fasse un usage politique. Cela ne signifie pas pour autant que l’attrait pour l’Occident ou l’ancienne métropole ait disparu à son profit. Pour les étudiants, partir en Chine est toujours un deuxième ou un troisième choix, après les Etats-Unis et l’Europe. D’autant que la plupart des Africains diplômés en Chine, même avec une formation d’ingénieur, ont de la peine à trouver un travail autre que celui de traducteur auprès des entreprises chinoises. Celles-ci ne leur font pas confiance et observent une hiérarchie stricte.
« Le discours chinois anticolonial est plus efficace en Europe, où l’on se sent mal à l’aise avec ce passé »
Certes, les commerçants rêvent d’aller s’approvisionner en Chine. Il arrive aussi que des amateurs d’arts martiaux ou de la langue chinoise bénéficient de bourses de trois mois pour se familiariser avec la culture chinoise. Ceux-là reviennent souvent ébahis par la modernité qu’ils y rencontrent, mais ils ne sont pas nombreux. N’oublions pas, en outre, que des universitaires, des intellectuels, développent un regard critique sur l’alliance de leurs gouvernants avec la Chine, qui les amène à rejeter les deux. Paradoxalement, je pense que le discours chinois anticolonial est plus efficace en Europe, où l’on se sent mal à l’aise avec ce passé sur lequel il reste à faire un retour historique.
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