Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

Pierre Bourdieu et le déterminisme tragique

Cet exposé sur Bourdieu et la sociologie comme mode de rupture avec la philosophie oublie l’essentiel de ce qui le rattache au marxisme. Outre le fait que le symbolique n’est pas ignoré par le marxisme, Bourdieu lui-même affirme vouloir faire le même travail dans l’ordre du symbolique que le capital a fait dans la critique de l’économie. Mais il y a surtout le parallèle avec la nécessité de dépasser la philosophie qui s’est contentée d’interpréter alors qu’il s’agit de transformer le monde et s’il y a effectivement une dimension tragique chez Bourdieu, le déterminisme de l’homo academicus qui en finit avec les origines prolétariennes, c’est son combat pour que la sociologie ait cette dimension sans jamais trouver un véritable levier et point d’appui. Nous en sommes tous là c’est l’échec d’une génération et de l’existence d’un parti révolutionnaire croisé dans cette exigence. Mais si Bourdieu, j’en suis témoin, a fait un constat d’échec il n’est jamais passé comme tant d’autres du col mao au rotary club ou aux médiocrités de l’homo academicus et jusqu’au bout il s’est acharné. (note de Danielle Bleitrach dans histoire et société)

SEP 19, 2021, 6:21

Dix ans d’écart séparent Henri de Monvallier (né en 1980) et Raphaël Desanti (né en 1970). Dix ans et une trajectoire sociale très différente. Le premier est agrégé et docteur en philosophie, il enseigne en classes préparatoires et BTS dans un lycée privé parisien et a créé une université populaire à Issy-les-Moulineaux qu’il anime depuis 2018. Il est l’auteur de plusieurs livres, dont, dernièrement Le Portefeuille des philosophes (Le Passeur Éditeur). Le second a suivi une trajectoire sociale sinusoïdale qui l’a amené du lycée professionnel à un poste d’éducateur médico-social en passant par une formation doctorale en sociologie et une expérience d’enseignement de cette discipline.

Dans Lire Bourdieu de l’usine à la fac (Le Croquant, 2017), Raphaël Desanti avait été l’un des premiers en France à réfléchir sur les effets que peut produire la lecture de Bourdieu sur les gens ordinaires, non intellectuels et non professionnels de la profession. Il avait montré comment la lecture de Bourdieu avait joué pour lui le rôle d’une « révélation » qui l’avait motivé, après une exclusion des filières « nobles » et un passage en lycée professionnel, à reprendre des études universitaires en sociologie.

Il prolonge dans L’Effet Bourdieu (Connaissances et savoirs) qui sort en cette rentrée cette réflexion avec Henri de Monvallier, lui aussi lecteur assidu de Bourdieu, depuis une vingtaine d’années, et passionné par la pensée du sociologue.

Ce dialogue parfois polémique interroge les conditions de possibilité d’une discussion sur ce que lire Bourdieu veut dire entre deux lecteurs du sociologue inégalement situés dans le monde social au moment où l’on commémorera en janvier 2022 les vingt ans de la disparition du sociologue qui demeure encore aujourd’hui le plus cité dans le monde.

L’Effet Bourdieu est un clin d’œil à « L’effet Manet », pouvez-vous expliquer ce que sont l’un et l’autre ? 

Henri de Monvallier : Bourdieu a donné deux années de cours sur Manet au Collège de France édités sous le titre Manet, une révolution symbolique en 2013. Le titre de la première année de cours (1998-1999) était « L’effet Manet ». Nous avons choisi ce clin d’œil qui correspond à l’intention de notre dialogue : rendre compte de la lecture de Bourdieu du point des effets produits sur les lecteurs ordinaires, c’est-à-dire les lecteurs qui ne sont pas des sociologues professionnels, notamment sur leur perception du monde social et sur la place qu’ils occupent dans ce monde.

Raphaël Desanti : Oui, peut-être pouvons-nous préciser encore… Comme on le sait, Manet a produit une sorte de révolution symbolique dans l’ordre des critères esthétiques conventionnels définis officiellement par l’Académie des beaux-arts à son époque. À la suite des grands artistes comme lui, les manières de peindre se sont profondément transformées, et cela a produit bien entendu des effets dans l’espace des jugements esthétiques au XIXe siècle. Un peu par analogie, Henri et moi parlons de notre côté d’un « effet Bourdieu » pour rappeler, à la suite de Marc Joly (auteur notamment de Pour Bourdieu, 2018), que Bourdieu a participé à une « révolution symbolique » dans l’ordre des savoirs en sciences sociales : sa sociologie s’est définie comme une science détachée de la tutelle de la philosophie en dépassant une série d’alternatives théoriques, souvent exclusives les unes des autres, pour dire la vérité du monde social : subjectivisme/objectivisme, marxisme/individualisme théorique, individu / société, liberté / déterminisme, etc. L’œuvre de Bourdieu a produit des effets dans le champ universitaire et intellectuel, c’est-à-dire du côté des professionnels de la pensée mais aussi du côté des lecteurs « ordinaires » comme Henri et moi-même qui ne sommes pas sociologues de métier mais marqués, comme des tas d’autres lecteurs, par la résonance de cette œuvre dans notre manière de vivre et de percevoir le monde social. Par exemple, Annie Ernaux, écrivaine, a pu en témoigner de son côté : la découverte de Bourdieu a été pour elle « un choc ontologique ». Pour Didier Eribon, ce fut la même chose, etc. Notre dialogue évoque aussi bien notre propre réception de la pensée de Bourdieu, en jouant le jeu d’un effort « d’auto-socioanalyse » défendu par Bourdieu, que celle d’intellectuels laudateurs ou détracteurs.

Bourdieu était agrégé de philo, comme Durkheim et Lévi-Strauss. Quel était alors sa position philosophique ?

H. de M. : Je ne sais pas si on peut parler de « position philosophique ». Dans les entretiens, quand on lui pose la question, Bourdieu dit que sa position d’excellent élève lui a permis de choisir toujours « ce qu’il y a de mieux » : l’École Normale Supérieure, à l’ENS la philosophie et ensuite bien sûr l’agrégation. Bourdieu, fait partie de ces agrégés de philosophie défroqués (une spécificité française) qui se sont éloignés de leur discipline pour tenter autre chose : vous citez Durkheim (le fondateur de la sociologie en France) ou Lévi-Strauss (qui s’est tourné, comme on le sait, vers l’anthropologie et l’ethnologie en critiquant dans une page célèbre de Tristes Tropiques le formalisme scolaire des dissertations de philosophie). La conversion de Bourdieu de la philosophie à la sociologie ne s’est pas faite immédiatement : il a dû passer, il le dit lui-même, par la case « ethnologie » (voir les célèbres études d’ethnologie kabyle dans les années 1960) avant de s’assumer vraiment comme sociologue à partir des Héritiers (1964). L’ethnologie était une discipline plus « noble » que la sociologie bénéficiant de l’aura d’un Lévi-Strauss (justement). La première phrase des Méditations pascaliennes (1997) résume bien, je crois, son rapport à la philosophie : « Si je me suis résolu à poser quelques questions que j’aurais mieux aimé laisser à la philosophie, c’est qu’il m’est apparu que, pourtant si questionneuse, elle ne les posait pas ». Pourquoi les gens pensent-ils ce qu’ils pensent et pas autre chose ? Pourquoi font-ils ce qu’ils font et pas autre chose ? Pourquoi sont-ils là où ils (en) sont dans le monde social et pas ailleurs ? C’est ces questions que Bourdieu pose dans toute son œuvre. Ce faisant, il apporte une contribution à mon avis décisive à la question « Qu’est-ce que l’homme ? » dont Kant disait que c’était la question centrale de la philosophie. On peut, du reste, remarquer qu’un certains nombre de disciples de Bourdieu qui se sont tournés vers la sociologie des intellectuels ou des philosophes (je pense à Jean-Louis Fabiani ou à Louis Pinto) ont aussi une formation classique ENS-agrégation de philo.

R. D. : « La position philosophique » de Bourdieu c’était justement de rompre avec les pensées scolastiques « pures » éloignées des épreuves de la vérification empirique, du réel, en utilisant le travail d’enquête aussi bien sur des terrains concrets (l’Algérie colonisée des années 1960, où il est à la frontière entre ethnologie et sociologie, le Béarn à l’époque des profondes transformations de l’agriculture d’après-guerre, La Misère du monde dans la France des années 1990, etc.). De même, Bourdieu exploite des méthodes sociologiques (statistiques et analyse des « correspondances multiples », techniques d’entretiens) pour s’autoriser à dire une vérité du monde social autrement que ne le font les théories philosophiques habituelles qui en restent au formalisme conceptuel où à des descriptions « phénoménologiques » très abstraites dont on a du mal à voir ce qu’elles « décrivent » exactement.

Quel est le rapport de Bourdieu à la pensée de Heidegger ?
H. de M. : Le rapport de Bourdieu à Heidegger est ambivalent, me semble-t-il. D’un côté, il y a le fameux livre (en fait, à l’origine un grand article remanié écrit une quinzaine d’années avant) sur L’Ontologie politique de Martin Heidegger (1988) qui démystifie la hauteur professorale et l’idéologie nationaliste-réactionnaire du penseur de l’Être. Et de l’autre, il y a toute cette sixième et dernière partie des Méditations pascaliennes (1997) intitulée « L’être social, le temps et le sens de l’existence ». Or, il se trouve que cette partie a un arrière-plan heideggérien très prononcé puisqu’il s’agit, je dirais, d’une sorte de palimpseste (ou de réécriture) sociologique d’Être et temps (1927). Bourdieu reprend dans cette section des concepts heideggériens et des problématiques heideggériennes avec un biais sociologique, Il veut à mon avis montrer que le rapport subjectif au temps, à notre existence et au sens qu’on peut lui donner ou lui trouver est fonction (pour le dire vite) de notre place dans la société et de notre rapport à notre « être social ». Donc c’est assez intéressant de voir que d’un côté Bourdieu peut être très dur (et à raison, j’ai lu L’Ontologie politique trois ou quatre fois, j’adore ce livre) contre Heidegger et que, de l’autre, il peut utiliser les concepts de l’auteur d’Être et temps et nous faire voir que, s’ils sont repensés et utilisés sociologiquement, ils sont finalement pertinents et intéressants.

C’est à la fois une utilisation de Heidegger et en même temps aussi un désaveu de sa pensée car jamais l’auteur d’Être et temps (qui était très hostile à la sociologie) n’aurait souscrit à ce geste sacrilège. De même que chez Marx le prolétaire n’a pas de patrie, le Dasein (mot allemand signifiant « être-là » et qui désigne chez Heidegger l’homme) n’a pas de classe sociale : le souci et l’angoisse doivent donc être vécus uniformément par un chômeur, une secrétaire, un ouvrier, un coiffeur, un prof ou un patron du CAC 40. La page des Méditations pascaliennes sur le chômeur qui tue le temps en jouant au PMU sans aucun horizon d’attente ni projet d’avenir (et qui a un côté, ou un accent, assez « pascalien », on se souvient des textes de Pascal sur l’ennui et le divertissement dans les Pensées) m’a fait vraiment comprendre à quel point le rapport au temps et au sens de l’existence devait être pensé sociologiquement. Il y a des gens qui dans la société sont justifiés à exister et à exister comme ils sont et d’autres qui « sont là » (c’est le sens du mot Dasein, « être là », « être jeté là ») sans savoir pourquoi, sans perspective ni projet et qui vivent leur présence dans le monde social comme encombrante, problématique et non justifiée, que ce soit à leurs yeux ou à ceux des autres.

R.D . : Il faut rappeler que la pensée de Bourdieu a aussi des racines théoriques allemande : il s’est inspiré des apports conceptuels de Marx, Weber, Elias, Husserl, d’Heidegger. Dans son livre d’entretiens, Choses dites (1987), Bourdieu dit très clairement avoir été fasciné par sa lecture d’ Être et temps, et en particulier par l’analyse heideggerienne de la temporalité. Par exemple, l’idée même, chez Bourdieu, d’un « rapport de complicité ontologique entre l’habitus et le monde social » trouve sa correspondance avec la structure de « l’Être-au monde » définie par Heidegger. À certains égards, il est vrai que la notion bourdieusienne d’habitus n’est pas très éloignée du Dasein heideggerien, mais ce dasein, chez Heidegger, est complètement « désociologisé » si l’on peut dire. Heidegger a fait des grands textes philosophiques dont certains étaient une manière de se positionner théoriquement contre des gens comme Ernst Cassirer, philosophe néokantien  d’origine juive, pour des raisons absolument mauvaises, c’est-à-dire réactionnaires, nationalistes, antisémites, etc. Le livre de Bourdieu, L’Ontologie politique de Martin Heidegger qui restitue, entre autres, l’état du champ philosophique allemand dans les années 30, est effectivement très éclairant à ce sujet. Encore aujourd’hui, on peut en recommander la lecture.

Luc Ferry et François Cusset font de Bourdieu un « marxiste dénié » et un « déconstructionniste » de la French Theory. Ne partage-t-il pas plutôt les origines modestes et le rationalisme de Jacques Bouveresse ou Michel Onfray? 

H. de M. : Dans son Esquisse pour une auto-analyse (2003), Bourdieu a effectivement insisté sur ses origines sociales modestes et son destin de « miraculé » à une époque où l’école de la république pouvait encore produire des exceptions sociologiques (ce qui est moins le cas maintenant, même s’il ne faut pas idéaliser le passé). Mais justement, ce sont des exceptions. La reproduction reprend ensuite vite ses droits : les trois fils de Bourdieu ont fait l’ENS… On ne peut pas reprocher à Bourdieu de ne pas appliquer ses propres théories ! Il est certain que cette double origine modeste et provinciale qu’il partage avec Jacques Bouveresse (fils d’agriculteur du Jura issu d’une famille de dix enfants) et Michel Onfray (fils d’un ouvrier agricole et d’une femme de ménage en Normandie) implique ensuite tout un rapport au monde social, notamment le sentiment d’illégitimité (que dans son Esquisse il dit ressentir encore, et plus que jamais, au moment où il prononce sa leçon inaugurale au Collège de France) et un certain scepticisme par rapport aux modes intellectuelles « radicales » de son temps. Je pense que, sur un plan strictement intellectuel, Ferry et Renaut ont tort de faire de Bourdieu un marxiste dans la mesure où Bourdieu introduit la dimension du symbolique et donne une place centrale au culturel, critiquant ainsi l’économisme matérialiste marxiste étroit. De même, Cusset et d’autres (voire certains militants woke actuels) ont tort d’inclure Bourdieu dans la French Theory car il reste fondamentalement un rationaliste dans sa démarche : ce n’est pas un hasard s’il dédie son dernier cours au Collège de France au philosophe Jules Vuillemin, maître de Bouveresse et philosophe prônant la rigueur et la logique.

Vous faites un rapprochement audacieux entre l’homo academicus de Bourdieu et l’homo festivus de Philippe Murray, qui fit une recension positive des Règles de l’art. Bourdieu est-il un penseur tragique et non progressiste ?

H. de M. : Oui, l’écrivain Philippe Muray, connu pour sa sociologie essayistique (et humoristique) est catalogué plutôt à droite, notamment en raison de sa critique du gauchisme culturel (bien qu’il vienne de la gauche post-68 de laquelle il était très proche dans les années 1970). On pourrait penser qu’il considérerait Bourdieu comme un adversaire, voire un ennemi. Mais j’ai retrouvé un texte de 1993 dans lequel il fait une recension très élogieuse des Règles de l’art, Sans minimiser leurs différences, je me demande s’ils ne partagent pas le même scepticisme à l’égard des grands discours de rupture et le même fond tragique. J’ai l’impression que plus Bourdieu étudiait les lois du monde social plus il était un peu désespéré par leur extraordinaire inertie et leur très grande prévisibilité. Certes, ce ne sont pas des lois naturelles (ne naturalisons pas les faits sociaux) mais il y a une sorte de fatalisme statistique qui fait que l’exception (si elle existe) n’est jamais la règle et qu’on peut prédire de façon assez fiable le destin social d’une personne ou d’une situation une fois certains paramètres connus et reconnus. Ce que Bourdieu disait de l’école dans les années 1960 n’a pas beaucoup changé et s’est même aggravé… Tout se passe comme si nous étions incapables (sans doute pour des raisons sociologiques, ceux qui dirigent n’ayant généralement pas intérêt à changer ou à remettre en cause un système qui les a consacrés) de tirer des leçons ou des conséquences du savoir produit par les sciences sociales.

R.D. : Annie Ernaux a lu le manuscrit de notre dialogue et, dans une correspondance par mails, elle m’indiquait être également d’accord avec l’idée d’Henri d’un « déterminisme tragique » chez Bourdieu. Peut-être que cette dimension tragique est repérable tout particulièrement dans Les Méditations pascaliennes (1997) et La Misère du monde (1993) mais beaucoup moins, me semble-t-il, dans ses textes antérieurs. Pourtant, Bourdieu s’est longtemps défendu contre une vision fataliste de la sociologie en se rangeant derrière une argumentation scientifique pour signifier que cette discipline est une science comme les autres, à ceci près qu’elle « rencontre seulement la difficulté particulière à être une science comme les autres » (Le Métier de sociologue, 1968), c’est-à-dire uie science qui a pour principe de dégager des lois, des logiques collectives qui se jouent dans les différents champs de la société et qui structurent notre inconscient social. Mais si le constat des lois d’airain de la société, comme « la reproduction sociale », peut susciter une forme de désenchantement, un « à quoi bon » défaitiste, il peut et doit être avant tout mobilisateur sur le terrain des luttes politiques. La sociologie n’est pas faite pour « désespérer Billancourt » et toutes les luttes contre l’ordre établi ; elle offre au contraire un ensemble de connaissances qui me semblent très utiles pour orienter les convictions « citoyennes », les mouvements d’affranchissement vers plus de justice sociale, de réduction des inégalités économiques et symboliques. Il y a une histoire du mouvement ouvrier qui nous rappelle sans cesse que les conquêtes sociales ont été gagnées par « le volontarisme », le courage, les luttes pour bousculer, infléchir l’ordre établi.

Selon vous, le thème de l’humour n’est pas assez mis en avant quand on parle de Bourdieu. Vous dites que derrière l’ homo academicus il y a un homo humoristicus. Pourquoi ?

H. de M. : Si je devais donner une seule bonne raison aux gens pour lire Bourdieu, je dirais, comme pour Proust d’ailleurs, que c’est un auteur très drôle et qu’on rit souvent beaucoup. Pas toujours : on ne trouvera pas beaucoup d’humour dans les Méditations pascaliennes, par exemple… Ce qui n’empêche pas ce livre d’être selon moi l’un des dix plus grands livres de philosophie de langue française du XXe siècle, bien plus que L’Être et le néant de Sartre. Lorsque Homo academicus, le livre de Bourdieu sur le champ universitaire, est sorti en 1984, il a déclaré dans un entretien au Nouvel Observateur que ce livre devait être lu comme un livre comique. Tous les gens qui ont côtoyé Bourdieu de son vivant peuvent témoigner de son humour, de son œil qui frise et de sa malice permanente (plusieurs extraits du film de Pierre Carles de 2001 le montrent bien). De même, lorsqu’on lit les cours du Collège de France édités depuis une dizaine d’années, on est très frappés par l’usage récurrent de l’humour que fait Bourdieu et les rires (non préenregistrés !) de l’auditoire sont nombreux. Je pense que l’objectivation sociologique, par la distance qu’elle fait prendre avec le monde social, ses routines, ses fausses évidences et ses vanités, produit souvent un effet comique assez irrésistible, surtout quand elle concerne les dominants qui se prennent « au sérieux ». Les pages de La Noblesse d’État sur le grand oral de l’ENA, par exemple, sont à ce titre, je dois dire, assez géniales, c’est vraiment très, très drôle. Quelqu’un comme Denis Podalydès témoignait déjà dans l’émission « Le Bon plaisir » de France culture en 1992 pour dire qu’il y avait quelque chose de très théâtral dans les textes de Bourdieu. J’en profite pour ajouter que la photo qui illustre la couverture de notre livre est une scène très drôle du film de Pierre Carles (que nous remercions au passage pour nous avoir donné gracieusement les droits de cette image) La Sociologie est un sport de combat dans lequel, de façon totalement impromptue, alors que la caméra de Carles filme, un coursier apporte au sociologue dans son bureau une lettre de… Jean-Luc Godard ! Bourdieu se tourne alors vers la caméra de façon malicieuse en disant : « C’est le grand jeu ! ». Je laisse à vos lecteurs le plaisir de découvrir ce qui se passe lorsqu’il essaye de comprendre la lettre du réalisateur d’À bout de souffle

R.D. : Il est vrai qu’il y a de l’humour et des effets comiques dans les textes et les cours de Bourdieu, nous avons soulevé ce point dans notre dialogue. La sociologie peut susciter de l’émotion dont le rire, le plaisir de la connaissance et de « l’effet de révélation » mais aussi la colère, l’agacement à l’égard du constat des lois d’airain du monde social (on en parlait avant). En cela, Louis Pinto, un ancien collaborateur de Bourdieu, a raison de dire quelque part, dans l’un de ses articles, que la sociologie, tout en étant scientifique, ne peut être « ni neutre axiologiquement, ni affectivement » compte tenu de l’effet de son écriture littéraire, génératrice d’affects chez le lecteur, et de sa position « indisciplinée » entre science et littérature. Il n’est pas nécessaire d’avoir de l’humour pour comprendre Bourdieu mais cette disposition est très utile, lorsqu’on lit le sociologue, pour rire de notre « moi » social, de ce qui se joue derrière nos goûts, nos habitudes, nos autocensures, notre tendance à la dénégation face à l’ordre des choses. Se savoir statistiquement banal n’est pas du tout agréable ni supportable mais cela aide à se tourner en dérision, à s’accepter, à comprendre les autres sans prendre le parti pris systématique de les condamner. Rire de la domination sociale, c’est déjà commencer à résister, à tenter de l’infléchir en fonction de nos moyens, de nos ressources dans les différents champs sociaux où nous plaçons nos billes pour jouer et essayer de déjouer, au moins un peu, les rapports de pouvoir. Le texte de Bourdieu « La lecture de Marx, ou quelques remarques critiques à propos de “Quelques critiques à propos de Lire Le Capital” » dans un numéro d’Actes de la Recherche en Sciences Sociales de 1975 est pour moi absolument drôle, savoureux, et tellement vrai lorsqu’il analyse, sur le ton d’une moquerie sublimée, les prétentions magistrales de Louis Althusser et ses disciples.

Vous évoquez aussi les critiques, et même les attaques, dont le sociologue a fait l’objet à la fin de votre dialogue. Pouvez-vous en dire un mot ?
H. de M. : Dans la dernière scène de La Sociologie est un sport de combat, lorsque Bourdieu vient faire une conférence au Val-Fourré, un jeune homme prend la parole de façon critique sur les sociologues comme « psychiatres de banlieue » au service de l’ordre social et conclut sa tirade gouailleuse en s’adressant aux personnes présentes dans la salle en disant : « C’est pas Dieu, c’est Bourdieu ! Il faut pas se tromper ». Et après la conférence Bourdieu félicite en face à face le jeune homme qui vient s’excuser de son insolence face au professeur du Collège de France. Je pense que l’auteur de La Distinction n’aimait pas les flatteries et le culte de la personnalité, donc la critique est parfaitement légitime. Le problème, c’est que celles dont Bourdieu a fait l’objet (notamment dans le monde journalistique et médiatique) sont caricaturales et lui donnent raison par la façon même qu’ils ont de le critiquer en agitant les mêmes chiffons rouges sans l’avoir réellement lu et sans avoir fait un minimum d’effort réflexif pour savoir d’où l’on parle et quelles sont nos catégories de pensée : déterminisme, réductionnisme, etc. Mais on peut faire le pari que, comme tout produit de l’intelligence humaine, la pensée de Bourdieu peut faire l’objet de critiques informées et recevables. Il n’est pas infaillible. Simplement, il faut travailler.

R. D. – Nous abordons effectivement la réception critique de l’œuvre de Bourdieu dans une partie de la presse des années 1990 et chez certains universitaires, notamment sociologues, qui entendent énumérer les limites de la théorie du sociologue, en critiquant, entre autres, la pratique de l’auto-socioanalyse, la perspective d’une théorie générale des champs (Jean-Louis Fabiani l’envisage par exemple comme étant impossible), la cohérence de l’habitus au nom de « l’homme pluriel » (Bernard Lahire), etc. Je m’avance davantage qu’Henri en argumentant mes propres réserves à l’égard de ces critiques qu’il faut entendre, certes, mais qui ne me semblent pas toujours bien fondées. Par exemple je ne crois pas du tout à l’hypothèse de « l’homme pluriel » lahirien, je m’en explique dans mon échange avec Henri. Notre dialogue a une dimension parfois polémique, piquante parfois en direction de ceux qui ont caricaturé la pensée de Bourdieu comme Luc Ferry et Alain Renaut dans leur essai La Pensée 68 (1986). Mais nous laissons le soin aux lecteurs d’apprécier nos arguments appuyés sur notre lecture croisée de nombreux textes scientifiques et articles de presse.

Pour aller plus loin :

Raphaël Desanti et Henri de Monvallier, L’Effet Bourdieu. Dialogue sur une sociologie libératrice, Connaissances et savoirs, « Philosophie/Sociologie », 2021, 152 p., 16€.

N.B. : Le film de Pierre Carles, La Sociologie est un sport de combat, 2001, est disponible en intégralité sur YouTube.

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2 Commentaires

  • Baran
    Baran

    Bourdieu “une révélation” peut-être mais surtout des portes ouvertes! Je suis plus d’accord quand un interviewé parle de la dimension très théâtrale de son œuvre. Avec Bourdieu c’est génial : on fait proprement semblant de découvrir, d’apprendre ! Si Bourdieu avait un génie, c’est surtout celui-là (je crois). Mis à part le fait qu’il a savamment tué de ses références le marxisme intelligent (superbe coupure au montage de son école et de sa carrière), il était très fort pour organiser, comme il disait des “fausses coupures” épistémologiques. En dignes élèves les interviewés prolongent cet héritage en qualifiant d’innovation bourdieusienne, la sociologisation de l’ontologie heideggerienne, oubliant un peu que Lukacs avait existé avant lui… C’est un détail et pourtant la notion de “déterminisme tragique” qu’ils emploient pour qualifier l’approche sociologique de leur idole, trahi chez eux aussi, une inspiration luckacienne pour regarder l’œuvre du maître, qui comme disait très finement Clouscard, découvre ce que l’on sait pour mieux cacher ce qu’il ne faut pas savoir.

    Rappelons en passant qu’une de ces belles âmes est un contributeur régulier au magazine de Michel Onfray dont il glisse le nom au passage de l’interview (superbe technique de name dropping)

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