Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

Guennadi Ziouganov sur ce qui manque au KPRF pour vaincre Russie Unie.

“L’objectif principal est de nous prendre des voix”. Ziouganov fait preuve désormais d’une lucidité et d’une hauteur de vue sur la Russie et en fait sur un enjeu qui va au-delà de la Russie qui donnent du prix à chacune de ses interventions. Nous avons ici une réflexion sur Poutine, sa politique et la manière dont elle est contrainte par le poids d’une oligarchie traître à la patrie avec un parti Russie unie qui partout tente d’imposer ses prévarications, ses fraudes alors qu’il serait nécessaire de mobiliser le pays. (note de Danielle Bleitrach traduction de Marianne Dunlop)

À la veille du début de la campagne électorale pour la Douma (le décret présidentiel est attendu cette semaine), Kommersant* conclut sa série d’entretiens avec les dirigeants des partis parlementaires. Le KPRF, qui a longtemps été la principale force d’opposition du pays, n’a devancé le LDPR que de 0,2 % lors des élections de 2016 au scrutin de liste. Le président du comité central du KPRF, Guennadi Ziouganov, a expliqué à Kommersant pourquoi il ne faut pas prêter attention à ce résultat, ce qu’il pense du président Vladimir Poutine et ce que Joseph Staline représente encore pour la société russe.

kommersant.ru

16 juin 2021

https://kprf.ru/party-live/cknews/203321.html

– En quoi les prochaines élections à la Douma seront-elles différentes des précédentes ?

– Tant la situation dans le pays que les élections sont fondamentalement différentes des précédentes. Notre pays et la planète entière sont plongés dans une crise systémique. La pandémie de coronavirus a contribué à son aggravation, mais là n’est pas la question. Elle réside dans la dégradation du système d’administration publique, que l’on peut observer tant dans notre pays qu’en Occident. Et dans la répartition catégoriquement injuste de la richesse nationale, dans la croissance constante des inégalités, qui est une conséquence inévitable du capitalisme néolibéral. Dans la première moitié du vingtième siècle, deux crises similaires se sont terminées par des guerres mondiales. Et aujourd’hui, nous nous trouvons à nouveau au seuil d’un très grand danger. Il n’y a que deux façons de résoudre des problèmes de cette ampleur : soit par des élections honnêtes qui reflètent la véritable volonté de la société, plutôt que de la truquer, soit par le fusil et le pavé. À mon avis, le monde se trouve aujourd’hui à une bifurcation politique : soit suivre la voie de la transformation socialiste, soit se diriger vers le fascisme. Aujourd’hui, les grandes entreprises sont prêtes à payer les campagnes électorales de ces crapules qui ne reculeront devant rien pour protéger leurs capitaux et préserver le système actuel.

Ce danger existe aussi en Russie. Nous vivions dans un vaste pays qui avait fondé son développement sur les principes de la justice sociale. Mais nous avons tous été spoliés : les principales ressources du pays sont entre les mains d’un petit groupe de personnes qui ont concentré les neuf dixièmes de nos ressources entre leurs propres mains. Sans eux, ni les autorités ni la société ne peuvent compter sur la réalisation de nos projets pour rejoindre les premières économies mondiales, réaliser une percée technologique, vaincre la pauvreté de masse et arrêter la catastrophe démographique. Si vous aimez cet état de fait, alors votez pour Russie Unie, pour Jirinovsky (leader du LDPR Vladimir Jirinovsky**), et pour Russie Juste. En fait, il s’agit d’une seule et même entreprise opérant sous plusieurs enseignes. Cela ne pourra pas améliorer la situation et ce n’est pas le but. Russie unie est bonne pour faire des promesses, mais elle ne peut pas assumer la responsabilité de ses promesses et se battre loyalement.

– Vous vous attendez à des falsifications ?

– Le parti au pouvoir ne connaît pas d’autre moyen de gagner les élections. Sinon, pourquoi persécuter et écraser les opposants politiques ? Pourquoi organiser le vote sur des “souches” et des “bancs” et l’étirer sur plusieurs jours, rendant ainsi pratiquement impossible le travail normal des observateurs dans les bureaux de vote ?

– La cote du KPRF avant l’élection de 2016 était de près de 19%, vous vous êtes retrouvés avec 13,34% pour les votes par listes, et globalement les communistes ont eu moins de mandats que lors de la précédente convocation. Maintenant, selon le VCIOM, la cote du KPRF est de 13,2%. Par conséquent, il faut s’attendre à ce que les résultats du KPRF baissent en septembre ?

– Les sondages nous donnent toujours beaucoup moins de voix qu’en réalité. Ils ne tiennent pas compte du nombre de votes volés lors du dépouillement des résultats ou, au contraire, adaptent à l’avance ses calculs au résultat qui s’impose au bout du compte. Mais lorsqu’il est possible de mettre une barrière fiable à la tricherie et à la falsification, tous ces calculs se fracassent sur la réalité. En 2016, nous avons battu le parti au pouvoir dans l’Oblast d’Irkoutsk (lors des élections au poste de gouverneur) parce que nous avons pu remplir les bureaux de vote de toutes les grandes villes avec nos observateurs. Et les fraudeurs n’ont pas réussi à réécrire les résultats. Ils ont décidé de nous briser dans le territoire de Primorye (lors de l’élection du gouverneur en 2018), ils ont tout réécrit la nuit, mais nous avons attrapé ces voleurs et escrocs la main dans le sac.

– Pourquoi alors n’avez-vous pas soutenu votre candidat Andrei Ischenko lors de la réélection ?

– Voyez-vous, au Primorye, nous avons combattu courageusement et honnêtement. Mais contre une attaque frauduleuse, ce qui était le cas, les méthodes légales n’existent tout simplement pas ! En Khakassie, en revanche, les escrocs n’ont pas réussi à mener une ” opération spéciale ” similaire contre notre candidat, Konovalov (Valentin Konovalov a été élu à la tête de la Khakassie en 2018). Ils ont même fait venir 300 hommes d’une armée privée pour perturber l’élection. Mais j’ai prévenu les forces de l’ordre que nous ne céderions pas.

– Vous pourriez dire que Russie Unie est votre principal rival, mais lors de la dernière élection à la Douma, le résultat du LDPR a été très proche du vôtre. Ne craignez-vous pas de perdre contre eux cette fois-ci ?

– C’est hors de question. Ils ne sont pas plus proches de notre résultat – tout ceci n’est qu’une manipulation. À l’heure actuelle, la principale tâche du Kremlin est d’installer son réseau, de placer ses candidats non seulement dans Russie Unie mais aussi chez Jirinovski et Mironov (Sergueï Mironov est le leader de Russie Juste – pour la Vérité, SRZP), et d’obtenir à nouveau la majorité tant convoitée à la Douma. Mais dites-moi, pour quoi les électeurs, à qui l’on demande de voter pour ces partis, devraient-ils voter ? Eux qui ont été trompés par l’imposition perfide d’une réforme cannibale des retraites ? Pour sept années consécutives de baisse des revenus réels ?

– Voyez-vous un concurrent dans le SRZP renouvelé ? Ils disent que grâce au recrutement de Zakhar Prilepine, ils ont attiré de nouveaux électeurs à l’esprit patriotique. Ce renouvellement aura-t-il un effet électoral ?

– Cela n’aura aucun effet du tout. Il s’agit clairement d’une autre “opération spéciale”, dont le but principal est de nous priver de nos votes. On a collé à Mironov des “alliés”, Prilepine et Semiguine (ancien leader des Patriotes de Russie Gennadi Semiguine), dans l’espoir d’obtenir quelques voix supplémentaires. Mais cette démarche ne produira pas le résultat escompté. Je me demande d’ailleurs pourquoi Prilepine fait tout cela. Après tout, il est un écrivain de talent et ne peut manquer de comprendre d’où partent toutes ces manipulations dans lesquelles il est utilisé.

– Et pour quoi voter dans le cas du KPRF ? Quel genre d’avenir proposez-vous – un retour à l’époque de l’Union soviétique ?

– L’ère soviétique a représenté l’apogée de notre pays. Mais, comme le disaient les Grecs anciens, on ne peut pas se baigner deux fois dans la même rivière. Cependant, il y a de plus en plus de personnes dans le monde qui ont réalisé ou qui réaliseront que sans socialisation, nous ne survivrons pas. Même les représentants des élites politiques et financières occidentales doivent en convenir – bien qu’en serrant les dents. Seuls notre gouvernement et nos oligarques s’obstinent à ignorer cette circonstance, faisant comme s’il n’y avait pas de virage à gauche dans la conscience de l’humanité.

Nous avons proposé un programme de développement tout à fait réalisable, qui a été approuvé lors du Forum économique international d’Oryol. Pourquoi les autorités refusent-elles de s’asseoir à la table commune et d’en discuter ? Pourquoi ignorent-elles nos propositions pour surmonter la crise dans le domaine de la médecine, de l’éducation et de la science ? Nous proposons de rétablir la gratuité de l’enseignement et un prix abordable pour les médicaments. Garantir aux jeunes leur premier emploi. En effet, la dégradation de l’éducation entraîne non seulement un déclin du potentiel intellectuel de la société, mais la défigure aussi moralement. Elle est à l’origine de phénomènes aussi monstrueux que la récente fusillade d’enfants et d’enseignants, organisée dans une école de Kazan par un ancien élève. Quelle génération est façonnée par le système actuel qui proclame l’absence de scrupules, l’égoïsme sans limite, la cupidité et la haine des autres ? Une génération composée de personnes comme Danya, dont ils ont fait la promotion au Forum économique international de Saint-Pétersbourg (DanielMilokhin, 19 ans, l’un des visages de la Sberbank au SPIEF) ? Mais le pays ne peut pas avoir d’avenir avec cette génération.

– Quelle serait la première chose que vous feriez si vous arriviez au pouvoir ?

– Tout d’abord, vous devez mettre toutes les ressources du sous-sol, toutes les richesses nationales, au service de la société. En ce moment, elles sont au service de trois douzaines de vampires. Ensuite, nous devons rétablir tous les droits fondamentaux des citoyens : la journée de travail de huit heures, la possibilité d’étudier normalement, de se faire soigner, de découvrir le pays et le monde.

– Dans quelles circonstances le KPRF pourrait-il accéder au pouvoir ?

– Si les élections étaient menées équitablement, notre équipe serait au pouvoir depuis longtemps. Nous invitons Poutine à s’asseoir à la table et à avoir un dialogue à part entière. Récemment, j’ai une nouvelle fois lancé cet appel dans ma lettre ouverte au président. Nous y avons clairement expliqué pourquoi il n’y aura pas de sortie pacifique et civilisée de la crise actuelle, si nous ne dirigeons pas nos efforts communs vers la reconstruction du pays sur la base d’un parcours socio-économique de centre-gauche. D’ailleurs, sous Primakov, Masliukov (premier ministre et premier vice-premier ministre de 1998 à 1999) et Gerashchenko (ancien président de la Banque centrale Viktor Gerashchenko), la Russie a suivi cette voie avec succès. Jusqu’à présent, cependant, nous n’avons entendu que de vagues reproches de la part du secrétaire de presse présidentiel. Pourquoi n’avons-nous pas de dialogue sérieux ? Pourquoi personne ne discute des vrais problèmes ? Regardez ce qu’est devenue notre télévision – c’est la pire des propagandes et publicités agressives et assommantes.

– Mais vous rencontrez régulièrement Vladimir Poutine, n’est-ce pas ?

– Oui, il est heureux d’organiser des réunions de travail. Il prend note de tout et semble écouter attentivement. Il donne des instructions. Mais ces derniers temps, il a été entouré de toutes parts par ceux dont la mission est de préserver de manière permanente cette politique désastreuse, avec ladevise tacite suivant : “Ne rien changer, après nous le déluge “.

À mon avis, Poutine est maintenant tombé dans l’étreinte de la “ouate” bureaucratique. Même les appels directs ne semblent pas l’atteindre.

La rapidité, qui est cruciale dans des conditions de crise, fait cruellement défaut.

– Croyez-vous qu’il n’y a pas de répercussions de ces conversations ?

– Il y en a, mais elles arrivent dangereusement tard. J’ai dit à plusieurs reprises à Poutine : nous ne serons respectés que si nous sommes intelligents, forts et performants. Ouvrez son premier discours (devant l’Assemblée fédérale en 2000) : voici ce qu’il a dit. La géopolitique ne dépend pas de la couleur de votre carte de parti. Nous avons notre propre habitat historique, nous l’avons développé et défendu depuis mille ans, et nous devons mettre en œuvre une politique ferme pour préserver notre souveraineté, sinon il n’y aura plus rien à gouverner. Sept ans plus tard, j’écoute son discours à Munich (en 2007), et je me dis : “Enfin ! Il est devenu évident pour tout le monde que nous ne pouvons pas exister sans un sens du collectivisme, de la justice et de la spiritualité, sans l’amitié entre les peuples. Et il a commencé à parler du monde, de la langue, de la culture russes avec dix ans de retard. Il a commencé à parler après seulement que ceux qui veulent piétiner notre unité historique aient pris le pouvoir à Kiev.

– L’année dernière, le KPRF était le seul de la Douma à s’opposer à l’annulation des mandats présidentiels, mais lors de votre rencontre avec le président en février, vous avez déclaré que vous alliez “soutenir ses initiatives stratégiques dans toute la mesure du possible”. Ne voyez-vous pas là une contradiction ? Pensez-vous que Vladimir Poutine devra quitter le pouvoir après 2024 ?

– Il faut encore vivre jusqu’en 2024. Plus la crise systémique est profonde, plus il est probable que vous vous trompiez, même en faisant des prédictions seulement sur deux ou trois ans à l’avance. La Russie est bombardée de toutes parts. Et ce n’est pas seulement une rhétorique agressive dirigée contre nous. C’est une véritable guerre hybride. Et l’histoire montre que dans une situation de crise, ces guerres peuvent rapidement dégénérer en phase chaude. Ça m’inquiète vraiment, je sais ce qu’est la guerre. Pour que personne ne vous fasse du mal, vous devez être fort, intelligent et protégé par un bouclier défensif fiable. À cet égard, M. Poutine a pris un certain nombre de décisions importantes, et M. Choïgou (Sergei Choïgou, le ministre de la défense) a restauré notre armée à bien des égards, et en Syrie, nous avons pu montrer que nous pouvons accomplir des tâches militaires et stratégiques internationales avec des pertes minimales. Mais si vous avez une société divisée, une éducation médiocre et une science qui se dégrade, si vous n’avez pas les ressources nécessaires pour développer les industries de base, alors même dans un contexte d’investissements financiers supplémentaires, de bonnes réalisations et de déclarations politiques impressionnantes, ni votre armée ni votre diplomatie ne peuvent être vraiment fortes et efficaces.

Nous ne pouvons pas sérieusement parler de la sécurité stratégique de notre pays si vous cédez l’économie, les finances, les ressources naturelles, le logement et les services communaux aux nouveaux riches et à leurs manipulateurs dans les bureaux bureaucratiques. Nous avons préparé un brillant programme pour le développement de la ruralité, Poutine l’a soutenu au Conseil d’Etat. Et puis Anton Silouanov, le ministre des finances, est intervenu, et a éliminé les choses les plus utiles de ce programme. Alors, dans les mains de qui se trouvent les domaines clés de la gestion réelle si les fonctionnaires chargés d’assurer le développement du pays ignorent les messages du président et ne sont pas disposés à appliquer ses décisions ?

– Ce n’est pas la faute du Président, n’est-ce pas ?

– Ce n’est pas la question. Comme cela s’est produit plus d’une fois, tout lui sera reproché à la fin. Les personnes qui ont contribué à la mise en œuvre de cette politique destructrice feront tout pour rester impunies. Elles feront la promotion de leurs propres politiciens, exprimant les intérêts de leur clan et imposant une nouvelle version de la même politique, mais de manière plus brutale et plus dangereuse. L’Ukraine y a déjà été confrontée. Le Belarus frère est poussé dans la même direction. Et il y a des personnalités très influentes en Russie qui veulent nous pousser sur cette même voie. Vous voulez nous offrir Navalny ? Nous n’accepterons jamais cette perspective car nous savons qu’elle signifiera un retour aux pratiques les plus cyniques et les plus destructrices des années 1990. Eltsine m’a proposé de choisir n’importe quel ministère, mais j’ai répondu avec colère que je préférais me tuer plutôt que de dire “Boris, tu as raison”. Il a trahi et vendu notre pays. Tandis que Poutine veut au moins garder le pays en sécurité.

J’avais de grands espoirs pour le forum économique de Saint-Pétersbourg, espérant que cette fois-ci il deviendrait une plate-forme pour une discussion vraiment sérieuse et honnête des problèmes clés auxquels nous sommes confrontés. Mais une fois de plus, l’oligarchie était là pour présenter ses richesses exorbitantes à un pays mendiant et moribond. J’ai été stupéfait d’apprendre que même une tasse de thé vert y coûtait plus de trois mille roubles. Il faut comprendre que cela est fait intentionnellement afin de démontrer son pouvoir et son impudence à la société. Dans un pays où un foyer sur deux peut à peine joindre les deux bouts, c’est un défi et une insulte à la société. Mais une démonstration aussi flagrante de leur supériorité aura inévitablement des conséquences dangereuses. Notre peuple tolère longtemps, mais s’il n’est pas entendu, il trouvera à redire à n’importe qui et parlera aux organisateurs de ces tea-parties dans une langue qui ne leur plaira absolument pas.

– Quant aux rassemblements : vous dites que sans actions de masse dans les rues, les résultats des élections seront truqués, et ensuite vous y voyez des machinations de l’Occident. Quelle position doit être considérée comme sincère ?

– Je suis pour une sortie pacifique de toute situation, de toute crise, mais sans un programme clair, une équipe soudée et un soutien de la rue fort et bien organisé, les problèmes ne peuvent être résolus aujourd’hui. Par conséquent, nous devons être prêts à défendre nos résultats aux élections, y compris par des actions de rue.

– Des actions autorisées ?

– Ce n’est pas la question.

Dès que 50 à 100 000 manifestants descendront dans la rue, personne n’osera lever la main sur eux. Les forces de l’ordre les accompagneront et applaudiront.

– Alors vous direz que c’est un Maïdan.

– Non, ce sont des choses différentes. Le Maïdan, en tant que force qui détruit l’État et la société, ne consiste pas à savoir combien de personnes sont descendues dans la rue. Il est façonné par les intentions de ses organisateurs, par les objectifs qu’ils poursuivent, en cachant leurs véritables objectifs aux citoyens qu’ils utilisent comme figurants.

– Mais cette année, en fait, nous n’avons eu que des rassemblements de soutien à Navalny.

– Il a été amené en Russie dans le but de provoquer un Maïdan. Oui, beaucoup de jeunes sont venus parce qu’ils sont réellement mécontents de ce qui se passe dans le pays. Et à juste titre. Il en était de même à Kiev. Ils ne sont pas sortis dans les rues pour que tout se termine par l’intronisation d’un gouvernement russophobe et l’effondrement social que nous voyons aujourd’hui. Ces personnes croyaient sincèrement qu’elles allaient soutenir une transition juste dans l’intérêt de la majorité. Et sur leurs épaules au pouvoir sont venus ceux qui, par leurs politiques, ont amené l’Ukraine en tant qu’État à une paralysie de facto. Si une version russe de Porochenko ou de Zelensky (Petro Porochenko et VolodymyrZelensky, anciens et actuels présidents de l’Ukraine) nous est imposée, nous n’existerons tout simplement plus en tant qu’État souverain dans quelque temps. De telles personnes vont immédiatement vider la substance du pays. Pourtant, les autorités, en résistant aux corrections de trajectoire et en continuant à compter sur la manipulation électorale, augmentent la probabilité d’une telle évolution. Si les élections sont injustes, il y aura un vrai combat.

– Comment caractériseriez-vous votre électorat ?

– Nous avons un électorat très vaste et large.

Des stratèges politiques qui mènent des études fermées sur l’opinion publique et les sentiments politiques m’ont dit personnellement que la base électorale du KPRF est si forte que même les enfants et petits-enfants de ceux qui votent pour nous aujourd’hui seraient prêts à faire de même.

La partie la plus massive de notre électorat est constituée par les personnes âgées de 25 à 45 ans. L’essentiel est que les gens ne restent pas dans leur coin cette fois, qu’ils ne succombent pas aux incantations défaitistes, comme si rien ne dépendait d’eux et que voter n’avait aucun sens. Après tout, il y a beaucoup plus de personnes qui déclarent leur aversion pour la situation socio-économique actuelle lors des scrutins que de personnes qui votent contre ceux qui sont responsables de cette situation. La raison est évidente : même parmi ceux qui sont mécontents, il y a toujours une très forte apathie qui ne permet pas de faire un pas décisif vers les changements qu’ils souhaitent eux-mêmes. Plus les électeurs se rendent aux urnes, plus il sera difficile de tricher. Et il y a un nombre croissant de personnes sur les médias sociaux qui l’ont bien compris. Notre équipe y travaille avec succès. De nombreuses personnes comprennent clairement qui a un vrai programme – offrir une vie décente – et qui n’a que de la fausse propagande et des promesses trompeuses qui vont directement à la poubelle après les élections.

– Au début des années 1990, le parti communiste était devenu pour beaucoup de gens un parti pour lequel on ne vote pas par conviction, mais comme la plus grande force d’opposition. Ne pensez-vous pas que chaque fois que vous déclarez votre volonté de protester contre les résultats des élections et que vous finissez par ne pas le faire, vous vous aliénez ces électeurs ?

– Dire que nous ne protestons pas contre la fraude aux élections, c’est ignorer l’évidence. Aucune autre force politique du pays n’est engagée dans un tel combat pour les droits électoraux réels des citoyens, pour l’établissement des principes d’une véritable démocratie. Et toute personne qui observe nos activités et ne se base pas sur des spéculations, ne peut que s’en rendre compte. Ce n’est pas un hasard si nous avons créé l’année dernière le Comité pour la protection des citoyens contre les répressions politiques. Vous ne trouverez rien de tel dans les autres partis. C’est un sujet tabou pour eux.

– Pourquoi le KPRF n’essaie-t-il pas de devenir un parti de gauche plus centriste, comme l’ont fait les communistes en Europe de l’Est ? L’idéologie, les symboles et la rhétorique du parti contiennent beaucoup d’éléments du système soviétique, ce qui n’est pas familier aux jeunes d’aujourd’hui. La figure de Staline, par exemple, est repoussante pour beaucoup. Pour des raisons d’opportunité politique, ne devriez-vous pas élargir un peu plus vos limites idéologiques afin d’obtenir une majorité ?

– Si vous êtes prêt à déplacer vos frontières idéologiques dans différentes directions, en vous adaptant aux exigences du moment, alors vous n’avez pas d’idéologie. Mais nous sommes différents de nos adversaires précisément parce que nous avons une idéologie qui repose sur une théorie puissante, scientifiquement fondée, et sur des convictions fortes. Or ceux qui luttent contre nous n’ont pas d’idéologie, ou bien ils préfèrent ne pas faire connaître son véritable contenu. Ces mouvances aiment beaucoup se référer à l'”incompréhensibilité” de l’idée du socialisme pour les jeunes, au fait que notre société “rejette” prétendument Staline. Mais même les sondages officiels reconnaissent le contraire. Staline est traditionnellement l’un des trois dirigeants les plus appréciés de l’histoire russe actuelle. Et cela serait impossible si la société n’était pas consciente de l’ampleur des réalisations que la modernisation léniniste-stalinienne a apportées, transformant un pays épuisé par la Première Guerre mondiale en une nation extrêmement puissante. Ainsi, les positions que nous défendons et le respect de l’histoire du pays et de ses réalisations exceptionnelles, que nous appelons de nos vœux, ne sont en aucun cas en contradiction avec l’opinion publique.

– Le KPRF est appelé ‘opposition intra-système’, avec le LDPR et Russie juste. Et comme dans tout système, il faut respecter certaines limites, s’accommoder des autorités. Dans quels cas faites-vous des concessions et dans quels cas non ?

– Tout ce qui renforcera notre État, améliorera la vie des citoyens, en particulier des femmes, des enfants et des personnes âgées, je le soutiendrai. Mais s’ils continuent à vendre la propriété nationale, à détruire l’industrie, la médecine et l’éducation, à encourager l’exportation de capitaux à l’étranger, à poursuivre une politique d’appauvrissement et de spoliation des citoyens, je m’y opposerai avec fermeté et constance.

– Je vais passer à des exemples concrets. L’histoire des districts négociés lors des dernières élections parlementaires.

– À quelles circonscriptions faites-vous référence ? Nommez-les. D’où tenez-vous cette information ? Nous avions un accord pour laisser le gouverneur de la région d’Irkoutsk (Sergei Levtchenko) terminer son mandat. Mais a-t-il été respecté ? On m’a promis de ne pas toucher à Groudinine (Pavel Groudinine, candidat à la présidence du KPRF en 2018 ; après sa nomination, selon les communistes, une campagne de discrédit à grande échelle a commencé contre lui, allant jusqu’à la ” saisie par un raider ” de son sovkhoze Lénine), et de laisser tranquille Vladimir Bessonov (ancien député communiste de la Douma condamné à trois ans de prison pour avoir attaqué des policiers lors d’un rassemblement) et Andrei Levtchenko (fils de l’ancien gouverneur de la région d’Irkoutsk et accusé de fraude à grande échelle). Mais ils continuent à être persécutés de la manière la plus éhontée qui soit. Comme vous le savez, personne ne peut parvenir à un accord avec des menteurs et des escrocs.

– Mais en quoi Levtchenko les gênait-il ?

– Il est le seul chef de la région à avoir doublé le budget, augmenté sensiblement la production, remis de l’ordre dans l’exploitation forestière et en avoir expulsé les criminels.

– Alors pourquoi l’a-ton poussé vers la sortie dans ce cas ?

– Parce que c’est un concurrent politique. En obtenant des résultats dont aucun représentant de Russie Unie ne peut se vanter, il a en fait démontré quels changements positifs peuvent se produire dans tout le pays si ce parti cesse d’être au pouvoir et que notre programme est mis en œuvre.

– Et pourquoi avez-vous écarté Levtchenko du présidium du Comité central du parti lors du dernier congrès ?

– Il a une région immense et un travail colossal dans la région, où il n’est pas seulement le chef de la branche du parti KPRF, mais reste une figure politique clé. En ce qui concerne le processus de renouvellement du personnel, la Charte du parti stipule que les directions à chaque niveau doivent être renouvelées de 30% avant le Congrès. Je suis convaincu que c’est une condition nécessaire à la viabilité de toute organisation politique. Nous faisons désormais une promotion vigoureuse des jeunes.

– Et pourquoi continuez-vous à rétrograder Valery Rachkine ? (Lors du congrès d’avril, le chef du comité de la ville de Moscou a été écarté du présidium du comité central du KPRF).

– Personne ne le rétrograde. Il a une énorme organisation à Moscou. C’est la capitale, où le travail à faire est incommensurable.

– Vous n’admettez donc pas que cela ait un rapport avec son soutien présumé à Alexei Navalny ?

– J’ai officiellement dit que ce n’est pas à propos de Navalny. Encore une fois, ce ne sont que des spéculations et des ragots, que nos adversaires font passer pour des informations réelles. Nous y sommes habitués. Depuis la création du parti, ils racontent des histoires de scissions et de conflits internes insolubles. Si l’une de ces histoires était vraie, nous aurions cessé depuis longtemps d’être le plus grand parti d’opposition du pays et nous aurions cessé d’exister. Mais je vous l’assure : les fantasmes de ceux qui produisent ces “détails de sources anonymes” inventés de toutes pièces resteront à l’état de chimère.

– Mais le président de la Douma d’État, Viatcheslav Volodine, fait souvent allusion au député Rachkine et à ses sympathies pour Navalny lors des sessions plénières…

– Volodine se laisse souvent emporter dans ses commentaires. Et cela, entre autres, fait partie des activités de propagande du parti au pouvoir qu’il représente. C’est son travail.

– Comment expliquez-vous que Vladimir Bortko se soit retiré à la dernière minute de l’élection du gouverneur de Saint-Pétersbourg en 2019 ?

– Il a pris la décision lui-même. J’aurais pris une décision différente.

– A-t-il subi des pressions au sein de l’administration présidentielle ?

– Je ne sais pas. Je pense que cette décision est une mauvaise décision. Mais cela ne m’empêche pas de le considérer comme un homme de talent. Je lui suis reconnaissant pour le film “Taras Boulba” et je souhaite vraiment qu’il rappelle à Zelensky les paroles prophétiques de Taras : “Eh bien, fiston, tes polaks t’ont-ils aidé ?

– Pourquoi pensez-vous que l’année dernière, toutes les factions, à l’exception de la vôtre, étaient prêtes à soutenir l’amendement sur les élections anticipées à la Douma, mais ont finalement abandonné l’idée ?

– Des gens de l’administration sont venus me voir avec une suggestion : “Dissolvons la Douma.” Je leur ai demandé : “Quel est l’objectif ?” Apparemment, quelqu’un n’aime pas la composition de cette Douma. Même la prédominance du parti au pouvoir et de ses acolytes ne suffit pas à quelqu’un. C’est ainsi qu’ils ont décidé de reformater le Parlement pour eux-mêmes, afin de se débarrasser de leurs adversaires. J’ai dit : “Je n’aime absolument pas la composition de cette Douma, moi non plus. Mais vous proposez d’organiser deux campagnes -le vote sur la Constitution et des élections – au cours du même semestre. Et tout cela sur fond de covid et de crise grave. Vous proposez de laisser le pays sans législature avec un gouvernement qui vient d’être nommé. Dites-moi, comment allons-nous résoudre les problèmes auxquels le pays est confronté dans une telle situation ?” Scène muette. J’ai rencontré le président, lui expliquant que ça allait mal finir. Les personnes qui avaient imaginé cette escroquerie ont poussé les hauts cris ! Mais au final, ils se sont ralliés à ma position. Et puis ceux qui criaient le plus fort sont venus me remercier.

– Avez-vous rencontré le président moins souvent ?

– Eh bien, dans des conditions du covid, c’était pratiquement le cas pour tout le monde. Pourtant, quand on l’appelle, il répond toujours. Une rencontre du Président avec les députés est prévue prochainement. La question est de savoir quels résultats elle apportera. J’ai rencontré Michoustine (Mikhail Michoustine, Premier ministre russe) pour lui présenter un programme anti-crise et un paquet de nos projets de loi. Je souhaite qu’il obtienne un réel succès à la tête du gouvernement. Mais cela n’est possible qu’avec un nouveau cap et la mise en œuvre d’un budget de développement. Il dispose d’une équipe plus compétente que celle de Medvedev (Dmitri Medvedev, ancien premier ministre et vice-président du Conseil de sécurité russe). Malheureusement, elle reste toujours embourbée dans la même vieille ornière. Il est temps de sortir de cette ornière, sinon il sera trop tard.

– Avez-vous fait appel aux dirigeants des autres factions en leur proposant de signer votre recours auprès de la Cour constitutionnelle concernant la loi qui interdit rétroactivement aux personnes affiliées à des organisations extrémistes de participer aux élections ?

– De telles lois indiquent la faiblesse des autorités et la peur qui envahit Russie unie. Quinze lois ont été récemment adoptées dans un seul but : serrer la vis avant les élections dans toute la mesure du possible, afin de faire taire tous les candidats indésirables. En conséquence, au lieu du dialogue et de la résolution des problèmes, nous avons une propagande agressive effrénée et une escalade de la confrontation politique. Ce chaudron est destiné à exploser. Si ceux qui ont tourmenté le pays pendant cinq ans se retrouvent à nouveau en situation d’être des législateurs, le peuple n’aura plus d’autres solutions que la rue.

– Nos autorités ont-elles peur d’une répétition des événements au Belarus ?

– Lorsque cela (les manifestations après la réélection d’Alexandre Loukachenko au poste de président) a commencé, j’ai immédiatement dit : “Vous êtes complètement fous ? Pourquoi attaquez-vous Loukachenko ? Nous devons comprendre l’essentiel : il est notre dernier allié. Que va-t-il nous arriver, si des individus du même acabit que ceux qui sont au pouvoir à Kiev actuellement prennent sa place ? Il suffit de trois-quatre minutes pour envoyer un missile des environs de Kharkov jusqu’à Moscou. Même pas le temps d’enfiler un pantalon. Et à quoi serons-nous confrontés si des adversaires ouverts de la Russie, qui discuteront de leurs plans non pas avec Poutine mais avec la Maison Blanche et le siège de l’OTAN, prennent également le contrôle du Belarus ?

– Fermez-vous les yeux sur la dispersion violente des manifestants et la répression des opposants ?

– Ce sont des choses différentes. Est-ce que je suis traité avec douceur ? Mais si on me propose de choisir entre une répression sévère de la “révolution orange” à Minsk et la destruction d’un pays frère, dont les relations étroites revêtent une grande importance stratégique pour nous, je suis pour la première option. Pour moi, c’est le pays qui est le plus important–que ce soit le Belarus ou la Russie, deux pays frères.

* Kommersant est le premier quotidien économique russe privé.

Thèmes abordés: informations relatives à l’environnement économique mondial et russe, actualités de la finance et du monde des affaires, politique et remaniements gouvernementaux, événements majeurs de la société, de la culture et du sport. Le journal est connu pour sa critique vis-à-vis du pouvoir en place en Russie.

Tirage: 125.000 exemplaires

Année de création: 1992

** Toutes les notes entre parenthèses sont de la rédaction de Kommersant

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