Histoire et société

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Belgique : Un havre pour les libres penseurs par Andrei Dultsev

Voici un article de notre correspondant à la Pravda qui nous permet de mieux connaitre notre continent européen et nous découvrons en suivant Marx et Engels, mais aussi Victor Hugo et les communards en exil à quel point la Belgique est un refuge pour tous les révolutionnaires. On fait la révolution à Paris et on se réfugie à Bruxelles, un lieu dans lequel on peut encore penser librement et la conclusion d’avoir installé là les institutions de l’UE et le siège de l’OTAN pour mieux surveiller cet esprit démocratique effectivement nous ouvre des perspectives (note de Danielle Bleitrach, traduction de Marianne Dunlop).

#58 (31118) 4-7 juin 2021

Auteur : Andrei DULTSEV.

Pourquoi Karl Marx, Victor Hugo et plus d’un millier de communards parisiens ont-ils trouvé refuge en Belgique ?

La biographie de Karl Marx indique qu’il a vécu à Bruxelles pendant trois ans, mais on sait peu de choses sur les détails de son séjour dans la capitale belge.

Au début de l’année 1845, Marx, âgé de 26 ans, est une nouvelle fois contraint de faire ses valises : à Paris, où il a passé les deux dernières années avec sa femme, Jenny von Westphalen, et leur fille, il est déclaré persona non grata en raison de ses publications et de ses activités dans la communauté des émigrés allemands. Le matin du 1er février 1845, il signe un contrat avec l’éditeur Lesquet pour écrire un traité d’économie politique. Il monte ensuite dans une voiture en direction du nord, et après un arrêt à Liège, il atteint Bruxelles le 3 février.

Ici, comme à Paris, se trouvait une importante communauté de réfugiés politiques allemands. La première personne avec laquelle Marx prend contact est Gustave Mainz, qui dirige un cabinet d’avocats dans le quartier de la Petite Zavel et enseigne à la toute jeune Université libre de Bruxelles. Marx a également fait la connaissance du Dr Martin Breyer, né à Berlin. Ce dernier est non seulement devenu leur médecin de famille, mais il les a également aidés à trouver un endroit où vivre.

Leurs biographies sont typiques des étudiants allemands de l’opposition en exil. Ils avaient tous en commun d’avoir été expulsés des universités prussiennes et persécutés par la police pour leur travail dans des journaux libéraux. Marx, ancien rédacteur en chef du journal Rheinische Zeitung de Cologne, pourrait écrire une nouvelle à ce sujet. L’interdiction du journal d’opposition par les autorités prussiennes en 1843 est la principale raison du départ de Marx d’Allemagne.

En Belgique, la situation était différente. Le jeune État possède, avec la Grande-Bretagne, la constitution libérale la plus progressiste d’Europe, qui garantit la liberté d’expression, la liberté de la presse et la liberté de réunion. Le pays est également en avance sur l’Allemagne en matière de développement économique : une loi de 1834 jette les bases de l’expansion du réseau ferroviaire, et l’industrie lourde wallonne se développe à un rythme rapide.

Avec l’aide de l’avocat Mainz, Marx a pu obtenir rapidement un permis de séjour, à une condition. Afin d’obtenir un permis de séjour en Belgique, Marx s’est engagé à ne pas publier d’ouvrage sur la politique actuelle de la Belgique. Marx a donné son accord sur l’insistance du directeur de la police secrète belge, le baron Hody, qui était en contact avec la mission prussienne à Bruxelles.

Cela dit, Marx, qui avait alors un doctorat en philosophie, n’avait pas du tout l’intention de publier de telles choses. Il avait l’intention de commencer à travailler sur des œuvres fondamentales. Plusieurs ouvrages théoriques et philosophiques datent de 1845 et 1846. Il s’agit notamment du premier ouvrage publié avec Friedrich Engels, La Sainte Famille. Ils s’étaient déjà croisés à Cologne et à Paris, mais leur collaboration active a débuté à Bruxelles, où ils ont travaillé en étroite collaboration avec d’autres émigrés allemands tels que Moses Hess et le Dr Breyer.

Les Thèses sur Feuerbach et L’idéologie allemande datent également de ces années, mais elles n’ont pas trouvé immédiatement un éditeur et ont été imprimées des décennies plus tard. Dans ces ouvrages, les éléments de base du matérialisme historique ont été formulés pour la première fois. Marx lui-même, plus tard, a écrit de L’idéologie allemande : “Nous étions d’autant plus impatients de donner le manuscrit à la critique rongeuse des souris, que notre objectif principal, la clarification de l’affaire pour nous-mêmes, était atteint.”

Pendant que Marx et Engels travaillaient d’arrache-pied à la relecture des textes, les tâches quotidiennes étaient assurées par la femme de Marx, Jenny von Westphalen, et par la bonne et amie de la famille, Helene Demuth. La vie quotidienne s’accompagne de soucis monétaires, car les revenus des publications sont maigres et peu prévisibles. Selon des témoignages contemporains, la situation dans le nouvel appartement de Marx, rue d’Orléans, dans le faubourg d’Ixelles, où la famille déménage à la fin de 1846 en raison de la deuxième grossesse de Jenny, est plus que modeste. C’est là qu’est né leur fils Edgar en février 1847.

En 1847, le travail commun de Marx et Engels commence à prendre des aspects plus pratiques. Aujourd’hui, leur attention se porte sur le contact direct avec les travailleurs et les artisans aux idées démocratiques. Ils créent à cet effet l’Association des travailleurs allemands, qui devient un lieu de rencontres et de discussions : on s’y retrouve plusieurs fois par semaine pour lire les journaux et écouter des conférences, par exemple sur la question du libre-échange. Les conférences de Marx avaient la réputation d’être théoriquement difficiles. Une fois par semaine, les membres de la société se réunissaient pour discuter de questions purement quotidiennes, les épouses des travailleurs étant également autorisées à y assister.

En plus de sa fonction éducative, l’association ouvrière était également un moyen d’organisation internationale. Dès 1846, Marx et Engels sont en étroite correspondance avec l’association internationaliste “Fraternal Democrats” de Londres. Engels, qui avait travaillé pendant un certain temps dans la filiale de Manchester de la société commerciale de son père, était un expert de l’Angleterre. Les philosophes entretiennent également des contacts étroits avec les ouvriers parisiens.

Au départ, ce réseau fonctionnait comme un “Comité de correspondance communiste” ; à la mi-1847, leur propre organisation à Londres, la “Ligue des communistes”, a vu le jour et, à la fin de l’année, Marx et Engels ont été chargés de rédiger un ouvrage programmatique qui est entré dans l’histoire comme le Manifeste du parti communiste.

L’Association démocratique de Bruxelles était également internationaliste dans ses perspectives et dans son nom même, et défendait l’union et la fraternité de toutes les nations. Les Belges qui ont participé à la révolution de 1830 ayant conduit à l’adoption d’une nouvelle constitution ont donné le ton à cette association d’opposition. L’association était dirigée par les juristes Lucien Jottrandet Charles-Louis Spilthoorn. Parmi les étrangers vivant à Bruxelles, ont participé à la création de l’association des Polonais, des Suisses, des Français et des Allemands ; Marx occupe le poste de vice-président de cette association.

L’association démocratique, cependant, n’a pas duré longtemps. Parmi ses actions, citons un rassemblement de solidarité à l’occasion du deuxième anniversaire de la révolte de février 1846 à Cracovie, et le soutien à la guerre civile du Sonderbund suisse. Lorsque la révolution éclate à Paris en 1848, le gouvernement belge se montre extrêmement méfiant à l’égard des activités des révolutionnaires émigrés.

L’association, auparavant tolérée, a été mise hors la loi et considérée comme un organe des fauteurs de troubles étrangers. Dans la nuit du 4 mars 1848, Marx est arrêté dans l’hôtel bruxellois “Le bois sauvage” pour avoir “acheté des armes au nom de l’association”. Le même sort a été réservé à de nombreux autres membres. Mais comme aucune arme n’a été trouvée lors de la perquisition, la police a libéré Marx le jour même en échange d’un reçu selon lequel il quitterait immédiatement la Belgique.

Les fondateurs du communisme se sont exilés à Londres. Déçus par l’échec de la révolution, ils retournent à leurs travaux théoriques dans les années suivantes.

Quelques années plus tard, la Belgique redevient un pays qui accorde l’asile politique, cette fois aux Français. Après le coup d’État en France et l’instauration de la dictature bonapartiste de Louis Napoléon Bonaparte, de nombreuses personnes persécutées par le régime, dont l’écrivain Victor Hugo, se sont réfugiées à Bruxelles. Le 12 décembre 1851, l’écrivain arrive en train de Paris, suivi quelques jours plus tard par sa compagne de vie, l’actrice Juliette Drouet, dont la valise contient le manuscrit de Hugo, Troubles, publié dix ans plus tard sous le titre Les Misérables, devenu un roman mondialement connu. Hugo s’est installé dans la maison de la Guilde des meuniers, située sur la Grand Place. “J’ai un lit large, deux chaises en paille, une chambre sans cheminée”, écrit Hugo. Un mois plus tard, l’écrivain déménage et s’installe avec son fils Charles dans la maison de la Guilde des artistes. Une plaque sur le bâtiment nous rappelle aujourd’hui que Victor Hugo a vécu et travaillé ici en 1852.

C’est là qu’il rédige son célèbre pamphlet satirique Napoléon le Petit. Dès le coup d’État à Paris, le chef de la police secrète belge, Alexis Hody, connu pour ses opinions monarchistes réactionnaires, s’empresse de créer un cordon sanitaire à la frontière avec la France. Il durcit la délivrance des permis de séjour et interdit aux réfugiés, sous peine d’expulsion, de faire de la politique, isolant les départements et les communes “rebelles” de Belgique.

Afin de prévenir les incidents diplomatiques, la police secrète belge surveille de près les démarches et les propos des membres de la communauté française. De tous les dirigeants politiques du pays, seul le bourgmestre libéral de Bruxelles, Charles de Brouckère, dont l’une des places de la capitale porte aujourd’hui le nom, a défendu les réfugiés politiques. “La police doit respecter les libertés constitutionnelles”, a-t-il dit, autorisant les assemblées françaises.

Mais la période de relative liberté d’esprit ne dure pas longtemps : le 15 avril 1871, après la chute de la Commune de Paris, le baron Jules d’Anethan, chef du gouvernement belge et ministre des Affaires étrangères, écrit à l’ambassadeur du royaume en France que “le gouvernement belge prépare des mesures sérieuses pour empêcher les Communards qui fuient Paris devant la réaction française et l’armée prussienne de se réfugier en Belgique, où ils apporteront leur esprit rebelle.” En durcissant les règles de séjour des Français en Belgique et en délivrant des visas aux Français, le baron d’Anethan souhaite “empêcher l’invasion du territoire belge par la révolution.” Le 27 mai 1871, Victor Hugo lui répond dans une lettre ouverte publiée dans l’Indépendance Belge : “Je proteste contre la déclaration par le gouvernement belge relative aux vaincus de Paris. Cet asile que le gouvernement belge refuse aux Communards, je l’offrirai. Où ? À Bruxelles, Place des Barricades N° 4.”

Dès la nuit suivante, le domicile de l’écrivain est attaqué par de jeunes monarchistes qui crient : “Mort à Victor Hugo ! Pendez-le à un lampadaire !” Aujourd’hui, la façade de la maison d’Hugo est gravée de ses mots : “Je me sens le frère de tous les hommes et l’hôte de tous les peuples”.

Le roi Léopold II soutient les réactionnaires et, le 30 mai, il signe un ordre d’expulsion de l’écrivain, qui ordonne à “M. Hugo de quitter immédiatement le royaume, avec interdiction d’y revenir”. L’écrivain est exilé au Luxembourg. Mais l’expulsion de Victor Hugo du pays n’empêche pas que plus de 1 500 communards, quelques mois plus tard, viennent se réfugier à Bruxelles et dans sa banlieue. “Même si l’appareil policier surveillait attentivement les moindres propos des exilés politiques, la répression pratique était impossible : les réfugiés bénéficiaient du large soutien de l’opinion publique belge et pouvaient compter sur sa solidarité”, rappelle le révolutionnaire et socialiste français Prosper Lissagaray, qui a vécu plusieurs années en exil à Bruxelles. De nombreux architectes et entrepreneurs français éminents y ont connu un grand succès et ont participé à la transformation de Bruxelles : les architectes Leroux, Martel et Mairet ont largement contribué à la reconstruction des boulevards et à la création de magnifiques avenues de la capitale belge, apportant le style parisien au pays. “Les Bruxellois n’avaient qu’à se féliciter d’avoir hébergé les réfugiés communards. Ils sont très industrieux et ont créé de nombreuses petites entreprises à Bruxelles dans des secteurs où, quelques années auparavant, nous étions totalement dépendants de Paris”, écrit le journal La Chronique.

La première forme d’auto-organisation des réfugiés politiques français en exil en Belgique est l’entraide matérielle : en 1875, leur société de solidarité compte plus de 250 membres. Ils ont tenté en vain d’en faire une arme de lutte révolutionnaire en Belgique. Le fonds d’entraide s’est finalement limité à apporter un soutien financier à chaque Communard exilé. Après l’amnistie de 1880, elle est utilisée pour soutenir financièrement le retour des exilés.

Certains ont poursuivi la lutte en publiant des articles et des pamphlets polémiques dans les journaux politiques ou satiriques La Trique et La Bombe. Ces journaux “subversifs” étaient étroitement surveillés par la police secrète belge, comme l’avait été autrefois le Journal allemand de Bruxelles de Karl Marx.

Mais pour un certain nombre de Communards, les années d’exil à Bruxelles n’ont pas été faciles : beaucoup ont dû vivre clandestinement sous un faux nom et gagner leur vie grâce à des revenus occasionnels. Georges Cavalier survit en donnant des cours de mathématiques ou en travaillant dans un théâtre d’Anvers : l’ancien chef de la voirie de la Commune de Paris est même expulsé de Belgique en 1876 pour s’être moqué du comte de Flandre, frère du roi de Belgique. D’autres Communards ont eu plus de chance. Par exemple, Elisée Reclus, installé près d’Ixelles, enseigne la géographie à l’Université nouvelle qu’il a fondée avec d’autres intellectuels libres penseurs. À travers ses livres, dont La nouvelle géographie universelle (1894), il est devenu le fondateur de l’école française de géographie politique. Mais les autorités belges ont considéré Elisée Reclus jusqu’à sa mort en 1905 comme un “individu dangereux”.

L’héritage de Karl Marx, Friedrich Engels, Victor Hugo et des communards parisiens a trouvé un terrain fertile en Belgique, où l’un des partis communistes les plus puissants de l’époque a été fondé dans les années 20. Les communistes belges, sous la direction de Julien Lahaut, bénéficient de milliers de soutiens, même pendant l’occupation nazie. En 1941, ils ont été la seule force politique dans l’Europe occupée à organiser la “grève historique de 100 000 métallurgistes” dans une usine qui approvisionnait la Wehrmacht, ce qui a conduit au sabotage des matières premières pour l’industrie de guerre allemande.

Les communistes, qui ont obtenu la majorité en Wallonie francophone après la guerre, ont appelé au rejet de la monarchie, invoquant les liens du roi belge avec les occupants allemands nazis. Mais le 18 août 1950, Lahaut est abattu devant sa maison. Plus de 300 000 personnes ont assisté à ses funérailles. Ce n’est qu’en 2015 que l’on a su que le meurtre avait été orchestré par le réseau anticommuniste d’André Moyen, le chef adjoint du service de contre-espionnage belge.

Au cours de la période de la guerre froide d’après-guerre, les impérialistes ont rapidement identifié les pays qui constituaient des “maillons faibles” dans lesquels les communistes avaient une réelle possibilité d’obtenir une majorité aux élections. Parmi eux, la France, l’Italie, la Belgique, l’Autriche… Ce n’est pas un hasard si Bruxelles, la capitale libre-penseuse du XIXe siècle, est devenue la cible des capitalistes : les organisations de la Communauté économique européenne y ont été installées à la fin des années 1950 et le siège du bloc militaire agressif de l’OTAN y a été transféré en 1966.

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1 Commentaire

  • chabian
    chabian

    Un détail de traduction : l’avocat de Marx habite au “Petit Sablon” (Zavel), quartier où se trouvait l’ancien palais de Justice, centre ville. A l’époque, si la bourgeoisie belge florissante (déjà avant l’indépendance de 1830 et jusque 1914) est plutôt catholique (parfois franc-maçonne) mais libérale et progressiste envers les étrangers, le peuple vivait dans la misère et la répression (émeutes de 1866 et 1886). Il s’y exprime une grande solidarité avec les Communards, et des grèves avaient lieu dans la ville industrielle de Liège pour l’anniversaire de cet événement : en 1886, cette célébration, réprimée, a tourné en émeute, ainsi qu’à Charleroi.

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