Voici la première partie d’un texte de fond de Jean-Claude, il nous enverra la seconde partie soit en fin de semaine, soit la semaine prochaine. Je conseille donc à nos lecteurs studieux – nous sommes sans doute un des derniers lieux où on lit réellement et où le théorique retrouve sa fonction face au politique – de conserver la première partie et de relire l’ensemble après. Jean Claude apporte la richesse de la dimension économique, celle qui comme dans la préface à la critique de l’économie politique explore la contradiction entre forces productives et rapports de production. (note de Danielle Bleitrach pour histoireetsociete)
(Première partie)
POSITION DU PROBLÈME
La révolution numérique, et les technologies qui vont avec, bouleversent la vie des sociétés dans lesquelles nous vivons sans que nous ne nous en rendions tout à fait compte. Il est banal de le dire aujourd’hui, mais que de changements dans les habitudes, dans les activités, dans le travail, avec l’introduction des portables autour des années 1980. La dimension la plus générale de ces technologies est la socialisation des activités et des relations qu’elles permettent ainsi que la rapidité des interactions entre les individus et les peuples et avec le milieu.
Notre époque est donc caractérisée d’une part, par un phénomène que l’on appelle la socialisation des forces productives matérielles. Cela veut dire notamment qu’elles ont un rayon d’action de plus en plus large, qu’elles peuvent mettre en rapport un nombre de plus en plus grand d’agents de toutes sortes, sans souci de la distance et du moment où le contact est pris, qu’elles peuvent stocker un très grand nombre d’informations, pour un usage immédiat ou ultérieur. La socialisation est effectuée dans l’espace et dans le temps. Cela veut dire aussi qu’existent les moyens intellectuels permettant de maitriser tout cela, en particulier ce qu’on appelle «le calcul numérique moderne et les big data». Cela veut dire enfin que leur fonctionnement dépend d’une main-dœuvre recevant de la société, une formation de plus en plus dense et longue. Il y a socialisation des forces productives humaines.
Ҫa, si je puis dire, c’est «le côté pile». Il y a «le côté face», à savoir les rapports sociaux adéquats au degré de socialisation de ces forces productives. L’analyse marxiste du capitalisme nous a appris, dans la droite ligne du Manifeste communiste de 1848, que la contradiction la plus importante du capitalisme industriel, comme de tout mode de production, était celle existant entre le développement de ses forces productives et les rapports de production en place. La dynamique du capitalisme engendrerait des forces productives de plus en plus puissantes, de plus en plus socialisées. Mais les rapports privés capitalistes de production seraient si étroits, si contraignants, qu’ils en empêcheraient le plein déploiement. Il s’en suivrait des pertes dans la production, des crises de toutes sortes. De nouveaux rapports de production, socialistes, seraient alors nécessaires pour que la révolution dans les capacités techniques et humaines engendrées par le mode de production capitaliste soient utilisées de manière radicalement différente.
Faire la révolution du mode de production capitaliste consisterait donc, pour les forces sociales révolutionnaires, à remplacer les rapports privés de production et de consommation par des rapports socialisés de production et de consommation. Est-ce cette exigence que nous observons aujourd’hui concernant les forces productives ?
En réalité, les choses sont plus compliquées que ne le suggère le schéma général que je viens de rappeler. Il est clair, que dans une société de type capitaliste, la mise en oeuvre de la révolution numérique et des techniques associées présente de graves dangers. Un livre récent de Cedric Durand en a souligné les risques dans les pays capitalistes[1].
Mais les membres d’une société de type socialiste sont-ils à l’abri de semblables menaces? Quelles sont les conditions devant être respectées pour que ces nouvelles technologies protègent aussi bien les individus que la société tout en contribuant à l’harmonie sociale? Quelles réflexions cela nous suggère-t-il pour la France?
Pour débattre concrètement de ces questions, je vais prendre un exemple, celui du Système de Crédit Social (SCS) actuellement en train d’être mis en place en Chine.
RAPIDE HISTOIRE DU SCS EN CHINE
Les premiers linéaments du SCS en Chine sont apparus en 1999, il y a 23 ans, Zhou Rongji étant premier ministre. Cette époque fut celle de la deuxième mandature de Jiang Zemin, celle au cours de laquelle ce dernier engagea réellement la politique de réforme et d’ouverture décidée 19 ans plus tôt. En cette fin de siècle, le gouvernement de la Chine souhaitait que des capitaux s’investissent dans ce pays, mais les entreprises susceptibles de venir voulaient savoir à quelles entreprises chinoises elles auraient à faire. Cette exigence est normale dans toute économie marchande. Elle est, depuis plus d’un siècle, admise dans le monde capitaliste. Dès lors que des Sociétés anonymes par actions purent, au XIXe siècle, demander aux rentiers de leur prêter leur argent, la législation s’adapta pour organiser la transparence des comptes de ces entreprises.
Ainsi peut-on suivre en Chine, à partir de Jiang Zemin/Zhou Rongji et pendant le gouvernement suivant Hu Jintao/Wei Jiabao, plusieurs réunions et déclarations sur ce sujet. En 2002, fut réaffirmé, au plus haut niveau, qu’il fallait créer «un système unifié, ouvert, compétitif d’économie de marché». Il fallait, en quelque sorte, réduire les coûts de transaction induits par le développement accéléré du marché chinois et de son insertion dans le marché mondial[2]. Le processus s’accéléra après la crise mondiale ouverte en 2008. En effet, les résultats de la politique monétaire chinoise qui s’en suivit ne furent pas convaincants, en raison notamment du comportement des entreprises. On note deux grandes réunions, présidées par le Premier ministre Wen Jiabao, sur ce sujet, en 2009 et 2011. C’est, toutefois, sous la présidence de Xi Jinping que les choses commencèrent vraiment à bouger, sur ce point comme sur plusieurs autres.
En juin 2014 (le 14), le Conseil de l’Etat (le Conseil des ministres) publia une circulaire indiquant «les grandes lignes d’un plan pour la construction d’un système de crédit social». Il y était indiqué que le SCS deviendrait opérationnel en 2020. Plusieurs réunions interministérielles eurent lieu par la suite à ce propos, notamment en 2017. Finalement, compte tenu de l’épidémie survenue en Chine fin 2019, mais peut être aussi en raison d’interrogations diverses restées en suspens, cette échéance fut reportée. Il est généralement estimé que les lois relatives au SCS, en Chine, devraient, toutes choses égales par ailleurs, devenir opérationnelles à partir de 2022. De plus en plus de notes sont diffusées sur le web par les cabinets de conseils pour que les entreprises étrangères (non chinoises) s’y préparent sérieusement.
On doit savoir également que, au cours des dernières années, le système aurait été testé dans 70 endroits environ, des grandes villes chinoises ou des zones peuplées. C’est une évaluation américaine. Elle vaut ce qu’elle vaut. Cela dit, cette pratique est conforme à la démarche administrative de ce pays qui, dans tous les domaines où cela est possible, adopte un comportement expérimental et pragmatique.
MAIS QU’EST-CE DONC QUE LE SCS CHINOIS?
L’information officielle relative à ce système est peu abondante, et quand elle existe, elle est généralement en chinois. Aussi ai-je principalement tiré mes informations du web anglophone et francophone. Cela dit, le web ne contient pas que des âneries. J’ai notamment utilisé une note rédigée et diffusée par l’Ambassade de France à Beijing sur ce sujet mais concernant principalement les entreprises[3]. C’est toutefois sous la réserve précise et officielle de la connaissance du projet de 2022 que j’ai entrepris la rédaction du présent texte.
Voici une définition du SCS chinois, extraite d’un article qui m’a semblé sérieux. Le SCS chinois «est un système numérique sécurisé de surveillance, de saisie et d’évaluation qui permet de classer et d’évaluer les individus, les fonctionnaires, les entreprises, les organisations et associations. Les mauvais comportements seront sanctionnés. Au contraire, ceux qui se conduisent de manière exemplaire bénéficieront de certains avantages»[4]. Je vais, à partir de cette définition, essayer d’éclairer les principaux aspects constitutifs du SCS chinois.
- L’agent responsable du SCS chinois est l’Etat. Dans les pays capitalistes développés, il existe de nombreux SCS, parfois publics, comme le SCS de permis de conduire à points en France, mais aussi, et bien souvent, privés[5].
- L’Etat chinois, qui dispose de ses propres données, par exemple judiciaires ou bancaires, y joindrait celles fournies par plusieurs très grandes sociétés chinoises privées, telles que Baidu, Alibaba, Tencent (BAT). Parmi les données collectées par l’Etat chinois, au niveau des provinces, figureraient les informations fournies par les caméras de surveillance (environ 400 millions).
- Le projet est évidemment national. Il concernerait donc 1 milliard 400 millions d’individus dont 760 millions (54%) forment la population active (15 ans-60 ans). Cela dit, pour l’instant, les populations rurales ne semblent pas devoir être les premières concernées. En 2018, le nombre total des entreprises chinoises était de 18 millions, dont 14.5 millions (81%) avaient le statut d’entreprises privées[6].
- Les données recueillies sont analogiques (caméras) et numériques. Mais, comme chacun sait, la fusion de ces deux types de données est désormais un problème résolu. Les techniques scientifiques de traitement de ces données est le domaine constitutif de la révolution numérique[7].
- Théoriquement, le SCS devrait s’appliquer à toute la population. Trois ou quatre catégories de populations seraient distinguées :
- La population des entreprises avec des informations relatives à leurs performances économiques, en particulier la qualité de leurs produits, le paiement de leurs impôts, leurs comportements financiers, le respect de la législation et des directives concernant l’environnement, le comportement du personnel des entreprises à l’égard de la clientèle, les partenariats. On peut penser que le respect de la législation du travail fera partie de leur dossier, ainsi que le suivi des faits éventuels de corruption.
- La population des fonctionnaires, les réprimandes reçues, les promotions, les comportements à l’égard du public.
- Les citoyens ordinaires, dont une partie de la vie est connue par les jugements des tribunaux, les casiers judiciaires, l’état civil, les infractions au code de la route, les habitudes financières et la régularité des remboursements en cas d’emprunts, les enregistrements hypothécaires, les niveaux de revenu et les patrimoines, les déplacements en train et en avion, les achats divers de consommations, les communications, les comptes bancaires, les caméras de surveillance, etc.
- Les associations et organisations sociales.
- Le SCS correspondrait à un système combinant éducation et incitation, positive ou négative, et non à un système de contrôle policier classique. Les personnes morales ou physiques disposeraient d’un crédit initial et ce montant augmenterait ou diminuerait en fonction du comportement de l’agent concerné. Les commentateurs reprennent souvent la procédure mise en oeuvre, en Chine, par un SCS privé géré par Alibaba, le système Sésame. Mais il faut attendre pour savoir quel sera vraiment la configuration finale du système. En fonction de ce montant, certaines opérations seraient facilitées ou rendues moins coûteuses (par exemple l’attribution de crédits) et d’autres seraient au contraire interdites, ou plus coûteuses.
- En 2018, par exemple, la Commission Nationale pour le Développement et la Réforme a annoncé les sanctions suivantes déjà prises. En Chine, selon ces déclarations, 9 millions de personnes auraient été interdites de prendre l’avion (refus de vente de tickets) et 3 millions auraient été interdites d’accès aux trains de première classe.
Ces informations, diffusées telles quelles sur le web, sont insuffisantes. Il faudrait notamment savoir s’il s’agit d’un total cumulé ou d’un flux. Il s’agit vraisemblablement d’un total cumulé, mais alors depuis quand? Il faudrait savoir ensuite quels agents ont été concernés et pour quels motifs? Je n’ai malheureusement pas eu le temps de trouver les réponses officielles à ces questions. Mon hypothèse est que ces cas concernent surtout des débiteurs indélicats, des entrepreneurs qui n’ont pas d’argent pour rembourser leurs dettes mais qui estiment en avoir suffisamment pour voyager en avion ou en première classe. Cela dit, je n’ai mentionné cet exemple qu’à titre d’illustration de sanctions possibles.
- Un dernier point descriptif du SCS chinois a trait à la transparence du système. Il est clair que, concernant les entreprises, celles-ci ont accès à leur note et peuvent en contester la validité. Une procédure est prévue à cet effet. Il n’y a aucune raison de penser que le traitement des autres agents (individus, fonctionnaires, associations) puisse être différent. La Chine est un Etat de droit et non une société arbitraire.
- Au total, le SCS chinois semble être caractérisé par les traits suivants : son caractère public, son ampleur (le nombre des personnes physiques et morales concernées), sa puissance technique et intellectuelle, le grand nombre de bases de données qui vont être réunies pour le constituer, et par conséquent leur harmonisation préalable nécessaire, son caractère plus ou moins achevé selon les agents en cause, son caractère encore expérimental, sa dimension morale, sa finalité recherchée : non pas rendre la société plus conforme aux intérêts économiques et politiques des très grandes entreprises mais rendre la société plus harmonieuse, entre les agents pris deux à deux, entre les agents considérés séparément et l’Etat, entre l’ensemble des agents et l’Etat. Le SCS est un produit de la modernité technique et politique de la Chine ainsi que de son histoire particulière. Mais on en trouve des traces importantes de semblables systèmes dans d’autres pays que la Chine.
Que penser d’un tel système en général et du SCS chinois en particulier?
REMARQUES SUR LES SCS, EN GÉNÉRAL ET EN CHINE
J’ai lu avec le plus grand intérêt la chronique de German Sadoulev, reproduite sur le site Histoire et Société en janvier dernier ainsi d’ailleurs que le bref commentaire qu’en a fait Pierre Nouzier [8]. Je partage le jugement subjectif énoncé par Saboulev, à savoir que les sociétés occidentales ont, depuis longtemps, et bien avant le développement capitaliste du XIXe siècle, mis en place un SCS extrêmement puissant et rigoureux, qui s’appelle l’argent, la merveilleuse pièce de cent sous tapie dans le fond des consciences, comme l’écrivait Balzac. Et aussi, de son côté, «point d’argent, point de suisse, et l’affaire était close», s’écriait le juge.
Cela dit, si le rappel que fait Sobolev est fondamentalement juste, il nous faut quand même creuser «un peu», comme le suggère gentiment Pierre Nouzier. Je ne dispose malheureusement pas de la documentation à laquelle ce dernier fait référence. Cela vaudrait certainement la peine qu’il prenne le temps d’en communiquer la substance aux lectrices et lecteurs de ce site. De mon côté, je vais développer quelques idées, au moins à titre d’hypothèses.
EXPLICATIONS SUPERFICIELLES ET PSEUDO-LITTERAIRES, DU «PHÉNOMÈNE SCS»
Ma première remarque vise à ne pas tenir compte des clichés et d’un certain nombre de pseudo explications du phénomène SCS chinois, et, simultanément du phénomène SCS. Des notions du genre : «La Contrôlocratie», «le Totalitarisme digital», «le Contrôle social 4.0», et j’en passe, la référence quasiment inévitable, dans ce genre de littérature, à Georges Orwell ou à Aldous Huxley, tout cela ne présente aucun intérêt scientifique. Les systèmes de contrôle social, au sens technique du terme, existent aussi bien dans les pays développés capitalistes qu’en Chine, et la nature privée de ces systèmes inquiète nombre d’observateurs de ces systèmes, aux Etats-Unis ou en Europe, et ils ont raison. Si l’on veut expliquer l’existence du phénomène SCS, réfléchir à son propos, il faut, en tout cas au départ, prendre appui sur une autre réalité que celle des rapports sociaux de production quitte à montrer ensuite l’incidence de ces derniers.
Il existe un autre type de commentaire que je tends à rejeter pour des raisons identiques ou proches. Il s’agit du commentaire culturaliste. Il est vrai que les Chinois, dans leurs façons de gouverner, accordent plus de place à la morale que cela ne se fait dans les pays capitalistes. On peut également observer que l’héritage confucéen y est encore vivace. Cela dit, parler de «Confucianisme numérique», comme le fait Sobolev, m’apparaît davantage comme un effet de style que comme l’expression d’une réflexion solide.
Lorsque Xi Jinping et son équipe furent promus aux responsabilité suprêmes, fin 2012, la situation dont ils recevaient l’héritage ne relevait pas de la spéculation métaphysique mais des faits. Ce qu’il faut expliquer, à mon avis, ce sont les raisons pour lesquelles les dirigeants de la Chine sont alors passés, d’une conception du SCS initialement limitée aux entreprises, en 1999, à une conception visant, en 2014, l’ensemble des agents (Entreprises, Ménages, Administrations). Ces dirigeants n’étaient pas plus, ou pas moins confucéens en 2014 qu’en 1999. J’aurais même tendance à croire qu’ils l’étaient moins. Alors?
ESSAI D’EXPLICATION GÉNÉRALE DE L’EXISTENCE DU «PHENOMENE SCS»
Je voudrais, dans ce deuxième point, expliquer les raisons pour lesquelles, selon moi, les systèmes de contrôle social sont inévitables, généraux, et se développeront de plus en plus. Ces raisons sont, me semble-t-il, l’existence d’un degré de plus en plus élevé de complexité dans les sociétés modernes, qu’elles soient capitalistes ou socialistes.
En raison d’un quadruple mouvement de croissance démographique, de croissance de la puissance productive des sociétés, de généralisation de l’exigence du développement et de mondialisation des échanges, le nombre mondial des relations constitutives de la vie économique et politique des sociétés a considérablement augmenté, dans l’espace et dans le temps. Je ne suis pas en mesure d’évaluer ce nombre mais c’est l’hypothèse sur laquelle je construis mon raisonnement.
La première conséquence immédiate que j’en tire est que plus le système est complexe et plus il a besoin de sécurité, car la défaillance d’un élément du système complexe a des répercussions importantes dans tout l’ensemble. Par exemple, on a pu mesurer récemment combien l’envasement d’un navire dans le Canal de Suez pouvait avoir de conséquences économiques multiples. L’actuelle pandémie est une autre illustration de mon propos, encore plus cruelle pour le système capitaliste. Les «incompétents notoires» qui gèrent ce système, que ce soit aux Etats-Unis, en France, en Allemagne, ou ailleurs, se sont plus qu’envasés dans le Canal de Suez, parce qu’ils n’ont pas assuré, et volontairement n’assurent pas, la sécurité de l’ensemble des relations dont ils ont la charge.
La deuxième conséquence que je crois devoir tirer de cette hypothèse est que le besoin de sécurité conduit à élargir le nombre des agents concernés. Je ne sais pas comment s’est passé concrètement avec l’équipe Xi Jimping en 2014. Mais le scénario le plus vraisemblable me paraît avoir été le suivant.
En 1999, il s’agissait de satisfaire une demande venue de l’extérieur, relativement aux entreprises chinoises. Puis avec la Réforme et l’Ouverture, le nombre des entreprises de statut privé, chinoises ou étrangères, implantées en Chine s’est accru et a tendu à devenir majoritaire. Puisque la Chine est un pays socialiste, le développement du nombre de ces entreprises implique qu’elles soient contrôlées, non pas de manière tatillonne et bureaucratique, à la mode égyptienne [9], mais néanmoins de façon complète et ferme. Selon mon interprétation, le SCS appliqué aux entreprises en Chine est et sera, au niveau des entreprises de ce pays et dans les conditions de notre époque, la traduction administrative et technique de la dictature démocratique du peuple.
Suffit-il alors d’en rester aux entreprises? En réalité, cela ne paraît pas suffisant. Les entreprises ne forment pas un univers clos. Elles sont en rapport avec les autre agents, les ménages, les administrations, les comptes de l’extérieur. Par des cheminements que je ne décris pas ici, mais qui se traduisent notamment par une corruption massive, ou par des formes instables de crédit, ou par des achats spéculatifs de logements, c’est l’ensemble des agents dont il faut suivre, parfois réprimander ou punir, mais généralement orienter le comportement. La main invisible des big data serait venue en renfort de la main invisible du marché. Le marché du socialisme de marché n’est pas de même nature que le marché du capitalisme, c’est l’évidence. Le phénomène SCS en est, pour moi, une nouvelle illustration.
Les sociétés capitalistes sont viables lorsque leur degré de complexité est faible. Ce sont alors des sociétés à risques en même temps que des sociétés à fort développement industriel. Lorsque les risques se déclenchent, leurs effets sont relativement réduits et les luttes sociales que stimule ce système y font face, tant bien que mal.
Puis vient un moment où le degré de complexité des systèmes de ce genre dépasse un certain seuil. Le risque existe et croît en conséquence. Son déclenchement entraîne des pertes humaines et de matière considérables et croissantes. Les maîtres du système ne veulent pas en subir les effets. Ils recherchent eux aussi la sécurité, mais pour leur propre compte tout en accroissant le risque pour autrui.
En sorte que, plus les sociétés deviennent complexes et plus les classes exploitées ont besoin de remplacer le risque et l’incertitude, qui sont inhérents aux formes capitalistes de maîtrise de la production, mais qui sont éminemment destructrices, par la sécurité et l’incertitude contrôlées, inhérentes aux formes socialistes de la production. C’est ce qui se produit depuis un siècle, dans les lutte et les révolutions sociales, et cela va continuer de se produire.
Pour ce qui concerne les SCS proprement dits, la conclusion de mon raisonnement est la suivante. Les SCS expriment un besoin général de sécurité en raison du degré élevé de complexité atteint en quelque système que ce soit, capitaliste et socialiste. Mais les rapports capitalistes et socialistes n’engendreraient pas les mêmes types de SCS. Dans les pays capitalistes, les SCS seraient mis en œuvre de manière privée. Ils seraient limités en champ d’action et intenses en contrainte.
Dans les pays socialistes, au contraire, les SCS seraient d’origine étatique, sociale. Leur champ d’action serait a priori beaucoup plus vaste que dans un pays capitaliste. Leur force de contrainte, qui serait surtout celle de l’incitation, aurait pour orientation la satisfaction des besoins populaires et non le service absolu et complet des intérêts de quelques uns.
Tels sont les aspects du SCS chinois que, dans cette première partie, je souhaitais mettre en lumière, tout en situant ce phénomène dans un contexte plus général. Je me propose, dans la deuxième partie de ce texte, de procéder à une analyse comparée des SCS propres aux deux types de société, capitaliste et socialiste, de façon à mieux comprendre les réticences que nous éprouvons, ou pouvons éprouver, à l’égard du SCS chinois.
[1] Cédric Durand, 2020, Techno-Féodalisme, Critique de l’Économie Numérique, Edition Zones.
[2]Eunsun Cho, «The Social Credit System : Not Just an Other Chinese Idiosyncracy», Journal of Public and International Affairs, une publication de la Princeton University, en ligne. Une idiosyncrasie est une manière d’être particulière d’un individu ou d’un peuple. Le SCS, selon cet auteur, serait plus et autre chose qu’une façon chinoise de concevoir le fonctionnement de la société.
[3]Ambassade de France à Pékin, texte de 2019.
[4]IONOS, «Le Système de Crédit en Chine, Un système de notation, De nombreuses conséquences», Digital Guide, 12/03/2021, en ligne.
[5]Une journaliste nord-américaine, Kristin Houser, décrit, dans un article en ligne du 29 Août 2019 («America Has a SCS much like China’s, but it was built by Silicon Valley and not by the Government), divers systèmes de lutte contre la fraude (par exemple dans les Assurances, dans les Bars et Restaurants (délit de grivellerie)). Mais elle note que ces systèmes sont implantés en dehors du système judiciaire. Elle se demande : «Est-ce que Silicon Valley est en train de remplacer Washington D.C.?». Au delà des contrôles économiques, ce sont les idées contenues dans les textes ou défendues par les personnes qui tendent aujourd’hui à être contrôlées par des institutions privées telles que Facebook.
[6]Statistical Chinese Yearbook 2019.
[7]Ivan Lavalée et Jean-Pierre Nigoul, 2002, CyberEspace, Le Temps des Cerises, Paris, (200 exemplaires vendus); Ivan Lavallée (son blog) «Regard Communiste sur les 80 ans écoulés». Ivan Lavallée se prépare à publier une nouvelle version de l’ouvrage auquel il a contribué en 2002. On notera avec quelle impétuosité les communistes français, mais aussi d’autres catégories sociales, se sont précipité sur l’ouvrage de 2002, alors que ses auteurs sont quand même 2 scientifiques importants de la discipline et non des zozos conceptualisateurs.
[8]German Saboulev, «Crédit Social en Chine : Camp de Concentration ou Digitalisation de la Justice Sociale?», traduction de Marianne Dunlop (https//svpressa.ru/society/article/286571), mis en ligne sur Histoire et Société le 13 janvier 2021.
[9]Certains appellent l’Egypte «le pays des 15.000 tampons».
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Pierre Nouzier
Voici les références des deux auteurs que je citais pour les avoir entendus dans des vidéo-conférences. J’avais trouvé très éclairante leur approche de notre société travaillée par la révolution digitale. Deux livres désormais en poche, que je suis en train de lire :
– Alain Supiot, La gouvernance par les nombres, Fayard 2015 / Pluriel 2020.
Pour en esquisser les enjeux, quelques extraits de la Préface de 2020 :
« … l’emprise de la gouvernance par les nombres n’a cessé de déployer ses multiples effets, tels que la perte de contact avec le réel, le recul de l’Etat de droit, la deshumanisation du travail ou l’essor des liens d’allégeance … Mérite une attention spéciale la montée en puissance de « l’intelligence artificielle » dans la conduite des êtres humains. L’ubérisation est devenu le nom de code de ce pilotage par des algorithmes capables, non seulement de coordonner les tâches de chacun, mais de contrôler et mémoriser leur exécution, voire d’évaluer et de récompenser ceux qui s’en acquitte bien et de sanctionner ceux qui s’en acquitent mal, le tout « objectivement », puisque sur la base de données quantitatives compilées sans intervention humaine … Pour programmer ainsi les hommes sans avoir à les commander, des techniques de psychologie comportementale ont été activement promues ces dernières années. …
… la révolution numérique, qui pourrait être un puissant outil d’émancipation du travail humain, est utilisée chaque jour un peu plus comme un moyen de programmation. … »
Je dois préciser que l’auteur ne fait pas grande distinction entre le sytème capitaliste et le système communiste devant cette problématique. C’est là qu’une information sur la pratique et le vécu des chinois nous sera très utile !
On trouve de nombreuses vidéos, telles ses cours au Collège de France.
– Bernard Stiegler, Dans la disruption – Comment ne pas devenir fou ? – Les liens qui libèrent 2016 / Babel 2018.
Son propos est plus général, plus philosophique aussi. Un livre touffu, bourré de références. La disruption, notion issue du marketing, exploite cette constatation que la technologie se développe à une telle vitesse qu’elle détruit les cadres sociaux. La technologie numérique en est bien sûr le fer de lance. Nous sommes tous ubérisables !
Comme pour Alain Supiot, de nombreuses vidéos peuvent nous familiariser avec ses analyses. Citons celle-ci, un peu longue, issue d’un débat organisé par le PCF, à qui B.Stiegler reconnaît au passage sa dette intellectuelle : https://www.youtube.com/watch?v=Lc_iFf2A_CU
Ces analyses me confortent dans l’idée que la technique n’est jamais complètement neutre. Althusser parlait de le « philosophie spontanée des savants ». N’y a-t-il pas de même une idéologie technicienne, qui fait l’économie du contrôle de la société sur ce qui est développé, comme on dit, « pour son plus grand bien » ? Outre la propriété collective des moyens de production, c’est un tel contrôle des choix technologiques que l’on attend d’une société de type communiste.
Jean-Claude Delaunay
Merci beaucoup, Pierre Nouzier, pour ces informations. Ce qui est drôle est que les spécificités du net chinois ne me facilitent pas toujours, à moi qui défend la Chine socialiste, l’accès aux informations que vous m’indiquez. Cela dit, grâce à l’appui actif d’un ami, j’ai pu me procurer quelques écrits majeurs de Supiot et de Stiegler. Je pense qu’il faut tenir compte de tous les points que vous énoncez et je vais m’efforcer de montrer, dans la partie 2 que je rédige, que :
1) On ne peut pas confondre ces deux systèmes, ce qui est le cas général dans les articles que je lis. Le “Tous Pareils” de ces articles me fait penser au “Tous Pourris” de l’extrême-droite. Le résultat est en tout cas le même, celui de la conservation du système en place. Pourquoi en changer puisqu’ils sont “tous pareils” et “tous pourris” ?
2) Un système du genre de celui expérimenté en Chine sera indispensable pour l’exercice de la dictature du prolétariat sur les entreprises, en France, qu’elles soient privées ou publiques. Mais nous avons le temps d’y penser. C’est ainsi, en tout cas, que les problèmes ont été historiquement posés en Chine.
Quand Xi Jinping arrive au pouvoir, la situation n’est pas brillante en Chine au plan de la corruption. Et cela se dit dans la rue si je puis dire. Je n’ai jamais eu de confidence de qui que ce soit à ce propos. Mais ces Chinois ont dû se dire (en chinois cela va de soi) : «Il faut nettoyer les écuries d’Augias ». En effet, à cette époque, il se produisait un phénomène très particulier, celui de la chasse au corrompu, via internet. J’ai le souvenir d’un type, un ponte, (j’en ai parlé dans mon bouquin sur la Chine) qui avait visité le lieu d’un accident grave et que les journalistes avaient photographié, sur ce lieu, en train de rigoler comme une baleine. Cela n’avait pas plu aux jeunes internautes et ils (elles) avaient lancé une chasse à l’homme, en réalité une chasse à la photographie, montrant que le ponte en question portait habituellement des habits et surtout des montres dont le nombre et le prix unitaire étaient hors de proportion de ses émoluments.
Cela voulait dire, concrètement, qu’il ne suffisait pas de contrôler les entreprises pour maîtriser la corruption, qui est une sale affaire dans un pays socialiste, et qu’il fallait étendre le processus. Il était malsain, par ailleurs, que l’Etat (le PCC) ne fasse pas son travail. Quant aux organisations du genre Croix Rouge, etc., c’était évident. Il y a eu de gros scandales à ce propos.
Bref, je crois que nous devons adopter un système de ce genre, y penser en tout cas. Je crois que l’extension du contrôle aux individus doit être évité. Il y a d’autres moyens, et nous ne devons pas être «technico-dépendants». Et puis, derrière tout ça se profile une autre interrogation. Elle est de taille et je n’en possède pas la réponse : «Qu’est ce que l’individu?».
Danielle Bleitrach
à propos del’individu et l’histoire peut-êtrepeut-on relire ce texte écrit par moi ily a peu,commecontribution au débat : https://www.facebook.com/sharer.php?u=https%3A%2F%2Fhistoireetsociete.com%2F2020%2F05%2F29%2Fle-role-de-lindividu-dans-lhistoire%2F