L’hebdomadaire le Point interviewe Kishore Mahbubani, diplomate de Singapour, théoricien de la géopolitique qui vient de publier un livre “le jour où la Chine va gagner”. Ce qui devient d’ailleurs pour le Point : “le jour où la Chine commandera” ce qui est un contresens par rapport aux propos de Kishore Mahbubani. Voici de larges extraits de cet entretien dans lequel est analysé comment Pékin pourrait bien remporter la nouvelle guerre froide. Il y a bien sûr un biais “asiatique” dans cette analyse très intéressante, à savoir que la Chine qui a été “le numéro un durant dix huit des derniers siècles” n’aura aucune peine à le redevenir par rapport aux États-Unis, une civilisation très jeune et très impatiente. En tous les cas son mode d’être n’aura rien à voir avec celui des USA envahissant le monde et imposant ses diktats. Ce numéro du Point qui n’est pas défavorable à la Chine dit la manière dont une partie du patronat français prend ses distances avec l’atlantisme éperdu de Macron et est même prêt à le lâcher pour les présidentielles. (note de Danielle Bleitrach pour histoire et société).
Propos recueillis par Jérémy André (à Hongkong)
Publié le 18/03/2021 à 09h00 – Modifié le 18/03/2021 à 10h06
Trente ans après la disparition de l’Union soviétique, sommes-nous entrés dans l’ère d’une nouvelle guerre froide, qui opposerait cette fois-ci des États-Unis surpuissants mais déclinants à une Chine ambitieuse et totalitaire ? Donald Trump s’est effacé mais son successeur, Joe Biden, a repris, quasiment mot pour mot mais l’agressivité en moins, le discours de son prédécesseur sur la nécessité de contenir la superpuissance asiatique. Le diplomate singapourien Kishore Mahbubani, universitaire de renom, ancien ambassadeur de son pays aux Nations unies, théorise depuis longtemps les conséquences de l’essor de l’Asie qu’il a prédit avec justesse, et du déclin relatif de l’occident.Dans son nouveau livre, “le jour où la Chine va gagner, dont le Point publie les bonnes feuilles, il juge vaines et dangereuses les tentatives américaines d’entraver l’émergence de la Chine comme nouveau numéro 1 mondial. Il souligne que l’Europe a un rôle clé à jouer pour empêcher la rivalité des deux géants de devenir une confrontation dévastatrice. Une ode au multilatéralisme qui détonne dans le monde de la “realpolitik” qui est le nôtre. Peut-être nous offre-t-il la solution d’une nouvelle coexistence.
Le Point: n’est-il pas prématuré d’affirmer que la Chine a déjà gagné?
Kishore Mahububani: Il est en effet trop tôt pour dire qui l’emportera, de la Chine ou des États-Unis. Mais il n’est pas trop tôt pour affirmer que la Chine peut gagner. Pour les Américains , habitués à toujours triompher, l’idée qu’ils puissent perdre est inconcevable. Pourtant, il est évident qu’un pays comme les États-Unis, qui n’a pas 250 ans ,peut être vaincu par une civilisation qui a 4000 ans.
Vous-même souhaitez-vous la victoire chinoise ?
- Mon travail consiste à être un analyste neutre, rationnel et objectif. Je ne formule pas un souhait mais une prédiction. La Chine a déjà émergé comme la deuxième économie du monde. Je prédis avec une certaine confiance qu’elle deviendra la première d’ici dix à quinze ans. Il n’y a rien que nous puissions faire pour arrêter son retour en force. Elle a été numéro un durant dix huit des vingt dernières siècles. Qu’elle le redevienne constitue un développement parfaitement naturel. Ceux qui, aux États-Unis et dans le reste de l’Occident versent dans la pensée magique en croyant qu’elle peut être stoppée ne comprennent pas la longue Histoire.
Le gagnant ne pourrait-il pas être l’Asie orientale en général, plutôt que l’Etat chinois ?
- Je défends depuis plus de trente ans que le XXI e siècle sera celui de l’Asie. Mais mon nouveau livre porte sur la compétition géopolitique exceptionnelle entre les deux superpuissances rivales que sont la Chine et les États-Unis. Jamais dans l’Histoire un État n’a eu une puissance aussi grande que les États-Unis. Et aujourd’hui, ils sont défiés par la Chine.
Qu’est ce qui vous fait penser que la Chine est différente de l’URSS et peut vraiment surpasser les États-Unis?
- J’étais déjà diplomate dans les années 1970, quand certains croyaient à tort à une victoire de l’URSS. Je resterai donc prudent. Les États-Unis peuvent gagner une fois de plus. Un de mes chapitres comprend un avertissement à Xi Jinping : ne sous-estimez jamais les États-Unis d’Amérique. Mais pour l’instant,ce sont plutôt eux qui font cette énorme erreur de sous-estimer la Chine. L’URSS qui a duré moins d’un siècle,était une création relativement neuve sur la scène mondiale. La civilisation chinoise est là depuis quatre mille ans. La population soviétique a toujours été moins nombreuse que celle des États-Unis; celle de Chine lui est aujourd’hui plus de quatre fois supérieure. L’économie de l’Union soviétique n’a jamais pu ne serait-ce que talonner l’économie américaine. La Chine, elle a déjà une économie plus forte en parité de pouvoir d’achat.
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- Avant Donald Trump, Xi Jinping n’a-t-il pas abimé la relation de la Chine avec les USA ?
En Occident , vous vous concentrez sur les individus. L’Histoire nous apprend à nous intéresser aux forces structurelles. Sur le temps long, à chaque fois qu’une puissance émergente est sur le point de surpasser la puissance établie, celle-ci tente de rabaisser celle-là. Même si la Chine était dirigée par une personne non violente comme Ghandi, les États-Unis tenteraient tout de même de la mettre à bas. La confiance en soi et l’ambition de Xi jinping inquiètent les Américains mais elles répondent aux vœux des Chinois. E, avec ou sans lui, les États-Unis considéreraient la Chine comme un grand challenger de leur hégémonie globale.
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- La Chine est accusée de bousculer le statu quo à ses frontières, avec l’Inde Taïwan, le Japon ou en mer de Chine méridionale. Son expansionnisme menace-t-il la paix en Asie ?
la Chine n’est pas expansionniste. Un État expansionniste emploie ses forces armées pour conquérir des territoires et s’agrandir. La Chine est la seule grande puissance qui n’a pas mené une seule guerre depuis quarante deux ans, depuis la guerre sino-vietnamienne de 1979. Son armée n’a pas tiré un coup de feu depuis les dernières escarmouches avec le Vietnam à la fin des années 1980. Les Chinois n’ont aucun désir de conquérir des territoires où que ce soit dans le monde. Il est naturel qu’à mesure que la Chine devient plus puissante elle gagne en assurance et en exigence et que cela mette mal à l’aise certains pays. Mais le monde devrait tout faire pour qu’elle reste pacifique et n’emploie pas la force pour étendre son territoire. Comme Napoléon l’a dit : “Laissez donc la Chine dormir, car lorsque la Chine s’éveillera , le monde entier tremblera. ” Beaucoup de politiques occidentales sont imprudentes parce qu’elles contribuent à réveiller la Chine plutôt qu’à l’endormir.
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- Le Covid a-t-il rendu une nouvelle guerre froide inévitable ?
Toute l’humanité, en principe l’espèce la plus intelligente de la planète, est dans le même bateau. La chose la plus stupide à faire, si un bateau prend feu, c’est de se disputer pour savoir qui a déclenché l’incendie .Il faut d’abord coopérer pour éteindre le feu. Ce que l’administration Trump a fait quand la crise du Covid 19 a éclaté était stupide : accuser la Chine, refuser de collaborer, quitter l’Organisation mondiale de la santé … Mon espoir est que l’administration Biden comprenne que, dans les problèmes globaux cruciaux, les Etats-Unis et la Chine partagent des intérêts communs, comme combattre le réchauffement climatique ou le covid 19.
- Comment Joe Biden pourrait-il faire mieux que Donald Trump?
La tragédie est que l’atmosphère autour de la question chinoise est devenue si toxique aux Etats-Unis que, si le président Joe Biden paraît mou sur la Chine, il sera attaqué de toutes parts. Ce qu’il doit faire, c’est être très rusé , attaquer la Chine publiquement, mais en privé coopérer avec elle quand cela sert les intérêts américains. Les grands défis de Joe Biden sont de politique intérieure, pas extérieure. L’appauvrissement des moins riches a créé une “mer de désespoir” dans les classes populaires blanches qui a mené à l’élection de Donald Trump et à l’invasion du Capitole le 6 janvier. Coopérer avec la Chine est une solution pour régler ces problèmes économiques. Sans quoi, Donald Trump reviendra.
- La Chine s’est refermée notamment depuis le Covid. Retournera-t-elle à son isolationnisme ou du temps de Mao ou du temps de l’Empire?
- Je suis sûr d’une chose, la Chine ne s’isolera jamais de nouveau. Elle a bien étudié ce qui a causé son siècle d’humiliation: elle s’était isolée du monde et coupée des innovations. Dans son discours à Davos en 2017, le président Xi jinping a dit que la Chine a réussi parce qu’elle a plongé dans l’océan de la mondialisation. Elle a bu la tasse’ et lutté, mais elle est devenue la première puissance commerciale du monde. La Chine continuera à se globaliser toujours davantage, parce qu’elle n’a pas perdu confiance en elle, contrairement aux Etats-Unis. Elle vient de rejoindre le Partenariat économique global en 2020 alors que les Etats-Unis se sont retirés de l’accord de partenariat transpacifique. (…)
Kishore Magbubani “Le jour où la Chine va gagner. La fin de la suprématie américaine. Editions Saint Simon.2021.
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chabian
L’argument (repris deux fois) selon laquelle la Chine dominera parce qu’elle a dominé durant des siècles est essentialiste ; ni matérialiste, ni historique. Il faut rapporter la force économique d’abord à la population : la Chine c’est au moins quatre fois l’Europe, quatre fois les USA. Les circonstances ont permis aux USA de dominer les pays d’Europe en sortant de la guerre, d’affaiblir leurs deux empires et d’installer un isolement de l’URSS par la guerre froide. Elle a transformé sa position en impérialisme. La Chine a sans doute forcé les circonstances actuelles en sa faveur, mais on ne peut dire qu’elle manifeste un objectif d’impérialisme. Elle intervient bien moins à l’extérieur que la Russie.