Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

Inde: un gigantesque tsunami social prend lentement forme -Jacques Chastaing

Cette description de ce qui se passe en Inde nous parait parfaitement exacte à un détail près. Il est vrai que les deux grands partis le Congrès et le BJP ont fait la démonstration que le peuple n’avait rien à en attendre, qu’aucune des institutions où l’un et l’autre dominait ne menait une autre politique que néolibérale… Il est vrai que le mouvement a surmonté les divisions traditionnelles, de castes comme religieuses, et que de la paysannerie, il s’étend désormais à la classe ouvrière, aux intellectuels, mais il y a bel et bien un parti présent et ce parti ce sont les communistes mais qui ne s’approprient pas le mouvement, rassemblent… Si l’on connait un peu l’inde, on sait que la seule force capable d’unifier comme le décrit très bien l’article est le parti communiste y compris dans sa diversité dont nous avons montré l’histoire. Cette capacité des communistes à rassembler serait pourtant utile à l’auteur de l’article pour aller jusqu’au bout de ses espérances que nous partageons. (note de Danielle Bleitrach pour histoireetsociete)
  • 7 FÉVR. 2021

Le 6 février, il n’y a pas eu qu’un blocage massif des routes et autoroutes du pays à l’appel des paysans. Il y a eu beaucoup plus, un changement de stratégie et un approfondissement du processus révolutionnaire en cours en Inde.

Sans que le gouvernement comprenne ce qui lui arrive, les paysans ont contourné les fortifications démesurées que le pouvoir a installé autour des campements paysans à Delhi, comme les panzers allemands avait contourné la Ligne Maginot “imprenable” en passant par les Ardennes.

Ils ont appelé à ne pas bloquer Delhi ce jour-là mais le reste du pays en bloquant massivement partout routes et autoroutes.

Ils ont fait cette démonstration de force et d’intelligence.

Modi, dans son bunker, n’a rien compris.

Noyé dans sa testostérone à chaque barricade cloutée installée à Tikri, Ghazipur ou Singhu aux portes de Delhi pour empêcher les paysans d’y entrer, il s’est installé de manière paranoïaque dans une guerre de tranchées avec 50 000 policiers et paramilitaires stationnés autour de la capitale tandis que le soulèvement paysan, lui, est passé à la guerre de mouvement.

Les paysans encerclaient Delhi depuis deux mois et demi. Ils viennent de montrer qu’ils n’avaient pas besoin de Delhi pour avancer.

Ils y ont laissé leur carte de visite le 26 janvier et tout en maintenant là un abcès de fixation pour le pouvoir – et y revenir demain de l’intérieur – , ils sont partis ailleurs faire autre chose. Alors que de son côté, Modi est figé dans les mêmes méthodes à Delhi que celles qu’il utilise au Cachemire occupé et colonisé par 700 000 soldats. Il construit au Cachemire comme à Delhi des fortifications, il coupe l’eau, l’électricité, internet, l’approvisionnement en nourriture…

En résultat, il a obtenu en retour au Cachemire une énorme claque électorale fin décembre 2020 et un appel à une grève générale dans cet État le 9 février 2021. Il obtiendra la même chose avec les paysans.

Plus que cela, en barricadant Delhi, Modi à illustré physiquement que toutes les institutions auxquelles les paysans s’adressaient durant les 6 derniers mois en y croyant encore un peu les avaient laissé tomber : le Parlement, la Cour suprême, les médias, les principaux partis politiques ; les avocats se taisent, les intellectuels regardent ailleurs, les soldats et vétérans de l’armée invoquent la discipline comme excuse pour leur timidité, les célébrités ont mis la tête sous la queue, les ambassades «regardent la situation», le FMI et la Banque mondiale espèrent que Modi l’emportera…

Le soulèvement paysan a compris qu’il ne pouvait rien attendre de Delhi et l’a contournée pour construire son propre pouvoir.

Dés le 29 janvier, il a ressuscité la vieille démocratie paysanne des Panchayats en s’emparant de ces formes antiques sortant du Moyen Age ou du “socialisme rural” de Gandhi et Nehru où les structures municipales sont sous contrôle d’une Assemblée Générale populaire. Mais avec son élan, appelant partout à des Mahapanchayats (des méga panchayats) de 10 000 à 100 000 participants, le soulèvement paysan non seulement diffuse son message dans le reste de l’Inde et l’universalise pour lui donner plus de force mais met au point les premières formes embryonnaires locales de son pouvoir : ses premières mesures, chasser les militants et représentants du RSS (milice fasciste au service du pouvoir d’où est issu Modi) et du BJP (parti au pouvoir), les bannir de la vie sociale et familiale, leur retirer leurs fonctions sociales s’ils en ont. Bref, prendre le pouvoir.

Après les 26 janvier, la guerre de mouvement des paysans les a par ailleurs amenés à déplacer le centre du mouvement du Pendjab vers l’ouest de l’Uttar Pradesh en en faisant le centre de leurs appels aux Mahapanchayats. Or le noyau de la propagande de Modi était d’accuser le soulèvement paysan d’être un otage du séparatisme religieux sikh du fait que les sikh sont majoritaires au Pendjab mais pas du tout dans l’Uttar Pradesh. Il vient de perdre cet argument central pour justifier sa guerre contre les paysans.

De plus, porter le fer dans l’Uttar Pradesh (et d’y retirer leur autorité aux représentants du BJP) n’est pas anodin.

C’est en effet la région qui a permis au BJP d’arriver au pouvoir dans l’État en 2017, qui est devenu de ce fait le laboratoire exacerbé de la politique de Modi dans toute l’Inde, en réussissant à opposer les hindous Jats (communauté dominante dans l’Etat de l’Uttar Pradesh) et les musulmans.

Maintenant, le fossé qui opposait les hindous aux musulmans est comblé, les communautés sont unies contre le gouvernement ; la formule politique qui a permis au BJP de remporter l’ouest de l’Uttar Pradesh et avant lui ou avec lui, l’Inde toute entière, est caduque.

C’est-à-dire que non seulement la direction du SKM (la coordination à la tête du soulèvement paysan où les pendjabis et sikhs sont nombreux n’a pas changé de composition, mais son apparence politique a changé) sera plus acceptable pour reste du pays de cœur hindou et sera plus en mesure de porter les protestations dans les autres États proches de Delhi – Madhya Pradesh, Rajasthan, Haryana, Uttar Pradesh, Uttarakhand, Himachal, Bihar, Chhattisgarh, Jharkhand – avec plus de succès.

Or, c’est précisément cette ceinture paysanne de Delhi qui permet au BJP de gagner aux élections législatives nationales et de diriger le pays. En perdant cette ceinture (car l’Haryana aux mains du BJP voit aussi la même évolution que l’Uttar Pradesh) au profit des Mahapanchayats qui se développent rapidement dans cette région, il perd non seulement son pouvoir local, mais le pouvoir sur tout le pays.

Enfin avec cette nouvelle tactique, le soulèvement paysan se situe plus clairement dans le prolongement du dernier grand mouvement indien, le Shaheen Bagh, de décembre 2019 à mars 2020, en prolongeant ce qu’avait commencé ce mouvement. Il efface les sous-identités religieuses et de castes au profit d’une identité plus large – l’identité “paysanne” – qui inclut toute la communauté rurale, les paysans, les paysans sans terre, les ouvriers agricoles, les artisans, les commerçants, les employées des crèches et garderies rurales, les agents ruraux des banques et assurances, les personnels de santé ruraux, les employés de l’électricité, les chauffeurs routiers, les agents forestiers, ceux de l’environnement, de la propreté, du tourisme, des infrastructures routières ou autres, les femmes, les jeunes, les soldats, les Dalits (“Intouchables” très nombreux à la campagne chez les paysans pauvres)… qui sont tous en lutte ou en contestation actuellement avec et autour des paysans, ce qui n’est pas un hasard.

Il n’y aura plus qu’une seule identité maintenant – et des dirigeants paysans du SKM commencent à utiliser le vocabulaire de “travailleurs” – une seule préoccupation et une seule exigence. N’ayant plus rien à diviser, le Grand Diviseur qu’est Modi (comme la classe capitaliste) ne pourra plus régner : c’était une leçon que les Britanniques avaient finalement apprise et que le BJP va aussi apprendre désormais à ses dépens.

Le soulèvement paysan prend peu à peu une identité de “travailleurs” et “citoyens” et cela se lit tout particulièrement sur sa capacité à peser plus fortement qu’auparavant sur deux secteurs. D’une part, il pèse plus sur les ouvriers et à travers eux sur les directions syndicales ouvrières qu’il a obligées malgré leur immense passivité a signer ces derniers jours des communiqués communs d’actions au nom de l’intérêt commun ouvriers/paysans et à les suivre sur les initiatives qu’il prend, par exemple la mobilisation du 6 février. En même temps cette attitude entrainant les directions syndicales dans une lutte politique contre le pouvoir, libère les forces du mouvement ouvrier et encourage à la multiplications des grèves ouvrières. Ainsi rien que sur la dernière semaine du 1er au 7 février, ont éclaté des grève nationales chez les fonctionnaires, les employés de banques, d’assurances, du tourisme, du service de l’électricité, de la santé, chez les routiers… bref quasi toute la fonction publique. Et d’autres sont annoncées pour les jours qui viennent.

D’autre par, il pèse plus sur les jeunes.

Cela s’est vu à la déclaration de soutien aux paysans indiens de Greta Thunberg (et aussi Rihanna et dans la foulée par des “stars” indiennes) et à ce que cela traduisait de ce qui se passe dans la jeunesse indienne.

Beaucoup de jeunes indiens se sont retrouvés dans la déclaration de Greta qui a posé bien des problèmes au gouvernement indien du fait de son écho dans la jeunesse en particulier étudiante, de 16 à 20 ans en particulier, ceux qui accèdent à l’université (900 universités en Inde). A travers Greta ils ont en quelque sorte dit : «Assez, c’est assez ! On ne veut plus des dirigeants blasés, corrompus, opportunistes, moralement en faillite et idéologiquement régressifs d’aujourd’hui”.

On trouve ainsi beaucoup de jeunes écoliers et étudiants auprès des paysans…

Il y en avait auprès du dirigeant paysan Rakesh Tikait à Ghazipur lorsque celui-ci a lancé un vibrant appel à la mobilisation générale le 29 janvier.

Il y en avait dans les blocages des routes le 6 février.

Il y en a en permanence dans les campements paysans de Delhi et sur les places occupées des autres villes. Ce sont eux qui font les journaux paysans, s’occupent de toute la logistique informatique…

Bien sûr, globalement, il est difficile pour les travailleurs et les citoyens d’affronter un État moderne, avec sa police, ses armées, ses agences coercitives et ses usines de fausses informations que sont ses médias écrits ou télévisuels.

Mais si Modi peut encore faire circuler ses idées malades et gagner quelques victoires par sa police et ses médias ce seront des victoires à la Pyrrhus, et de courte durée, car les paysans, les travailleurs, les femmes, les jeunes sont en train de changer le pays de fond en comble. Un tsunami social se lève lentement mais assurément en Inde entraînant derrière lui toute l’Asie du Sud et du Sud Est – on le voit déjà au Pakistan entraîné dans un mouvement parallèle – traduisant les grandes logiques sociales en œuvre dans tous les soulèvements planétaires actuels.

LES GRÈVES OUVRIÈRES A VENIR OU EN COURS

Grève et manifestation le 8 février de 50 000 mineurs de fond à Goa contre leur privatisation.

Grève générale le 9 février dans l’État de Jamu et Kashmir pour commémorer l’anniversaire de l’exécution de militants du Kashmir qui avaient attaqué le Parlement indien en 2001.

Grève dans le Pendjab le 9 février pour faire le siège du Parlement régional.

Grève des médecins à Gurgaon (banlieue de Delhi) du 8 au 14 février.

Grève des transports, camions, bus, rickshaws dans l’État de l’Assam les 12 et 13 février.

Grève Totale à Pondichéry le 16 février pour exiger la démission du gouverneur local (il y a une occupation permanente de la place devant le siège du gouverneur par des paysans et d’autres depuis le 19 janvier)

Des grèves illimitées chez les employés du nettoyage à Delhi, commencée le 1er février, des ouvriers portuaires de Pétropole dans le Bengale Occidental depuis le 1er février, grève chez Toyota depuis plus de deux mois, grèves dans plusieurs entreprises publiques menacées d’être privatisées.

PHOTOS

Mahapanchayat (structure municipale élargie sous contrôle d’AG populaire) massif du 7 février 2021 avec 100 000 personnes selon les organisateurs à Bhiwani Dadri dans l’Etat de l’Haryana ; Mahapanchayat de 100 000 personnes selon les organisateurs à Mewat le 7 février dans l’Etat de l’Haryana ; en application des décisions prises en Mahapanchayat blocage des résidences des ministres BJP dans l’Haryana ; Mahapachanyat de 100 000 personnes selon les organisateurs le 7 février à Amroha dans l’Etat de l’Uttar Pradesh ; manifestation en moto à Calcutta ; manifestation de soutien aux paysans à Médinipur dans l’État du Bengale Occidental ;

En complément tous les jours le dossier Soulèvement en Inde et la rubrique Asie/Océanie de la nouvelle Revue de Presse Emancipation!

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L’AUTEUR·E

JEAN-MARC B

Le blog de Jean-marc B

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1 Commentaire

  • drweski
    drweski

    L’article fait un bon état des lieux mais 1/ il néglige l’importance des syndicats liés aux deux partis communistes indiens qui constituent la base d’appui claire du mouvement de masse, qui a d’ailleurs commencé à émerger visiblement lors des dernières élections municipales 2/ il surestime je pense l’influence de Greta. Ca fait bien dans les salons occidentaux mais je doute que les paysans indiens et leurs syndicats liés aux CPI(M) et au CPI soient dupes 3/ comme dans les revues trotskystes, il rajoute toujours une louche avec le Pakistan, en négligeant le fait que le gouvernement Modi est un gouvernement d’extrême droite pro-USA alors que, au contraire et en opposition à ce qu’a été le Pakistan depuis la décolonisation, l’actuel gouvernement d’Imran Khan est de gauche sociale, anti-impérialiste et très favorable au fonctionnement du système chinois. Au point où Imran Khan a été accueilli en grande pompe à l’école centrale du CC du PCC où ils ont discuté du système chinois et en quoi son exemple pouvait servir au Pakistan. Au Pakistan donc, le problème actuel vient de l’opposition de droite conservatrice et des secteurs pro-US de l’armée et des services secrets. Donc, au Pakistan, la crainte est celle d’une «  révolution colorée » style maïdan, Libye, Syrie, alors qu’en Inde, la question est celle de la révolution populaire. Faire l’amalgame entre les deux, c’est du gauchisme petit-bourgeois.

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