Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

Découvrez Hermann Gremliza

Il y a un an, Hermann Gremliza nous a quittés, il était peut-être le plus grand publiciste allemand des 40 dernières années. Voici la présentation suivi d’un texte que nous envoie Andrei DOULTSEV et qui nous permet de mieux connaitre la très riche pensée marxiste allemande. Si personnellement j’éprouve une véritable fascination pour la somptueuse richesse de cette pensée, je ne puis m’empêcher de la ressentir comme une sorte de pétrification face au quintuple échec allemand : 1) leur incapacité à créer la révolution française, subie comme l’invasion napoléonienne, 2) celui de la IIe internationale et la social-démocratie votant la guerre, 3) celui des spartakistes résultat de la trahison de la IIe internationale, 4) celui du nazisme éradiquant un des mouvements intellectuellement et politiquement les plus forts de la classe ouvrière allemande, 5) et enfin la destruction de la RDA. La manière dont le capital s’est donné les moyens d’interdire ici et aux Etats-Unis la capacité qu’aurait pu avoir la classe ouvrière d’accéder au pouvoir d’Etat, la marginalisation d’aujourd’hui. Rarement il se trouva des intellectuels plus lucides que les intellectuels allemands, avec un tel haut niveau de conscience de l’enjeu et donc de la nature de la défaite. Cela donne des personnages historiques pétrifiés devant l’histoire comme Horlderlin, Buchner, Lenz, d’autres qui acceptent le compromis comme Hegel, Goethe, et d’autres qui sacrifient leur vie face à l’exemplarité de la défaite comme Muller et Gremliza sans parler de la fraction armée rouge. Ce qui tranche avec la superficialité française qui ignore toujours le moment historique dans lequel elle se trouve et agit sans très bien savoir où elle va. Mais cette conscience de l’échec chez les Allemands et de son caractère radical donne à leur réflexion quelque chose qui scie le moral : une manière de s’envelopper dans un drapeau rouge en chantant l’internationale et en se suicidant non sans avoir rassemblé pour les générations future tous les témoignages de ce qu’ils furent. Une espèce de propension des moines des temps médiévaux à recopier les chefs d’œuvre de l’antiquité pour nourrir une future renaissance, le tout non dénué d’humour dans la lucidité et la trivialité des faits. Après une plongée dans cet univers la dépression me guette tant la démonstration est imparable et me laisse entendre que la France de Macron va encore plus loin dans la destruction de toute issue même si les Français ne s’aperçoivent de rien, c’est l’Europe entière qui ne se remet pas de l’échec du socialisme européen sous ses formes soviétiques et plus définitif encore l’eurocommunisme. La forme soviétique continuant elle à travailler l’ex-URSS et la Russie, l’eurocommunisme a opéré la destruction en profondeur de la contrerévolution néo-libérale. (note de Danielle Bleitrach, traduction de Marianne Dunlop)

Le disciple de Bertolt Brecht et grand dramaturge de la RDA, fondateur de l’école des classiques socialistes, Peter Hacks avait un jour esquissé en quelques pages le système de coordonnées du mouvement de la gauche allemande : à côté des communistes de type bolchevique, des réformateurs, anarchistes, socialistes, maoïstes, il avait distingué une catégorie à part de communistes non partisans, “inaptes à l’un ou l’autre parti”. Dans cette catégorie, il avait placé Gremliza.

Né en 1940 à Cologne, Hermann Gremliza était un homme aux multiples talents, dont le plus important était sa capacité à penser clairement, à écrire magnifiquement et à polémiquer, talent qu’il mettait au service non seulement du journalisme et du divertissement, mais aussi de la lutte politique. Dans la tradition des grands journalistes allemands Karl Kraus, Kurt Tucholsky et Viktor Klemperer, Gremliza a poursuivi leur oeuvre dans un lieu où la culture linguistique allemande avait été tragiquement interrompue en 1933 par la montée au pouvoir d’une racaille nazie semi-alphabétisée, connue pour sa mentalité d’homme des cavernes sur l’esthétique en général et la linguistique en particulier.

La jeunesse du publiciste correspond aux années 1960. À cette époque, une nouvelle génération avait grandi en Allemagne de l’Ouest. Génération, qui, dans les conditions de la guerre froide, la RFA ayant été proclamée “pays de première ligne” et les crimes des pères pendant la dictature fasciste ayant été pudiquement étouffés, ne supportait plus le vide politique qui s’était créé dans le pays. Pendant ses années d’études, le mouvement de 1968 se dessine, des représentants de l’école de Francfort (Theodor Adorno, Max Horkheimer) reviennent au pays, le mouvement pour la paix et contre la guerre nucléaire se renforce, et les jeunes ne remettent pas seulement en cause les crimes et le silence de la génération précédente, mais cherchent aussi à rétablir les relations avec la RDA. Les germes de la liberté poussent partout. L’un d’eux est le magazine Konkret, fondé à Hambourg en 1957 par l’étudiante Ulrika Meinhof, qui avait choisi pour devise une citation léniniste, remontant à Hegel : « Il n’y a pas de vérité abstraite, la vérité est toujours concrète ». Le magazine était financé, entre autres, par l’Allemagne de l’Est.

Quelques années plus tard, Meinhof, qui s’était fait à juste titre une réputation de journaliste avec des articles et des chroniques dans lesquels elle dénonçait de manière crue le sort des travailleurs, la politique militariste du gouvernement de Bonn et le capital monopolistique allemand, a été emportée par le courant sur une voie divergente : en 1970, voyant que la poussée révolutionnaire de mai 68 était en déclin, elle devient co-fondatrice de la Fraction Armée Rouge. Il s’agissait d’un groupe terroriste qui voulait former une entité révolutionnaire en RFA comme la guérilla de Che Guevara. “Konkret”, qui avait été le principal magazine de l’opposition extra-parlementaire en 1968, a finalement fait faillite en 1973.

Herman Gremliza, alors rédacteur politique en chef du Spiegel, a décidé de sauver le magazine : il a renoncé à un salaire élevé et à une carrière dans l’une des principales publications de la République fédérale d’Allemagne. En octobre 1974, après une année de pause, Konkret reparait dans les kiosques à journaux. Depuis lors, le magazine est publié tous les mois.

“Konkret”, qui, pendant les années de débats féroces de la gauche, s’était déclaré le porte-parole des mouvements d’opposition, a toujours été à la hauteur de sa renommée : le mouvement pour l’abolition de l’armement atomique, le mouvement pour la paix, les étudiants, les écologistes – tous ont reçu une tribune ici, mais tous ont aussi reçu leur part de critiques parfois impitoyables. C’était le style de Gremliza, qui était la raison pour laquelle beaucoup de gens ne l’aimaient pas. En 1987, alors qu’un mouvement d’occupation des bâtiments abandonnés se dessine à Hambourg et dans d’autres villes d’Allemagne, il écrit que l’objectif de toute occupation d’un bâtiment vide est en définitive la propriété privée.

Depuis les années 1950 jusqu’à aujourd’hui, Konkret s’est toujours opposé au militarisme, à l’exploitation capitaliste, à la superstition religieuse, au nazisme, au fascisme et au racisme dans toutes ses manifestations.

“Konkret”, qui se définit comme une revue de “politique et de culture”, est devenu non seulement un forum de discussion politique, mais aussi un tremplin pour les écrivains et les penseurs de l’Allemagne et de l’Europe de l’après-guerre, formant l’avant-garde culturelle du mouvement de gauche : au cours des différentes années, le magazine a publié des articles d’auteurs tels que Wolfgang Abendroth, Theodor Adorno, Heinrich Böll, Simone de Beauvoir, Dietmar Dath, Elfriede Jelinek, Anna Seghers, Hermann Kant, Herbert Marcuse, Peggy Parnassus, Wolfgang Port, Harry Rowohlt, Jean-Paul Sartre, Horst Tomayer, Peter Hacks, Ronald Schernikau, Gisela Elsner… En ce sens, l’éditeur et la rédaction ont un flair de limier. Là encore, la critique linguistique, pour laquelle Gremliza a cependant parfois été accusé de snobisme intellectuel, a aidé à la recherche et à la découverte de talents.

Lorsque le mouvement de gauche en Allemagne était encore puissant et que la RDA socialiste existait de l’autre côté de la frontière, Gremliza s’appuyait sur l’analyse de certains discours alambiqués pour dénoncer les fausses confessions de compagnons de route se prétendant de gauche. Sa critique du livre “Voyage en Sibérie” de Peter Schütt, alors membre du parti communiste, est particulièrement célèbre. L’auteur, qui écrivait ce qui suit sur la Russie soviétique : « Devant moi s’étendent les vallées de Russie, d’Asie et de Sibérie et tout un bouquet de nouvelles questions se posent… Frissonnant de froid, je traverse la Place Rouge, cette grande salle de réception du prolétariat mondial, en menant un dialogue interne avec le camarade Lénine… Le directeur de la ferme collective a choisi le meilleur pour moi, une soupe de veau préparée pour les femmes enceintes – après tout, je nourris un nouveau livre… », était accusé par Gremliza dès 1976 de « créer une image de nouvelle société à partir de fausses épithètes et d’images perverties des déchets linguistiques de la culture bourgeoise ». Les critiques se sont abattues sur l’éditeur de Konkret. Mais ses craintes se sont confirmées. Schütt s’est révélé être un opportuniste : l’écrivain, qui était membre du conseil d’administration du musée Ernst Thaelmann à Hambourg, a dénoncé publiquement, après le rattachement de la RDA, le fait que le KGB l’aurait persécuté lors de son voyage en Union soviétique, le soi-disant “stalinisme” de Thaelmann, et a appelé à l’expropriation du musée, ce qui a valu au mémorial d’être soumis à un contrôle fiscal. En outre, Gremliza, des décennies avant qu’ils ne dérivent vers la droite, a dénoncé l’écrivain social-démocrate allemand Günter Grass, qui a admis dans sa vieillesse son appartenance à la Waffen-SS, et Martin Walser, autrefois proche du DKP, qui a qualifié Auschwitz en 1998 de « méthode d’intimidation morale de la nation allemande ».

Depuis 1990, après l’annexion de la RDA, Konkret a pris position de manière critique sur les conséquences de la “réunification” de l’Allemagne, qui a provoqué une montée du nationalisme, de l’antisémitisme et du racisme, de la violence et de la militarisation de la politique étrangère de la RFA. Le magazine a révélé l’implication de l’Allemagne dans l’attaque contre la Yougoslavie, les exportations d’armes allemandes vers le Moyen-Orient et le soutien de la RFA à l’aventure fasciste en Ukraine en 2014.

Gremliza a été l’un des premiers à réaliser très tôt la nature autodestructrice des politiques du défunt PCUS et que le règne de Gorbatchev était le début de la fin. En octobre 1987, lorsque les représentants du Comité central du SED et du SPD ouest-allemand ont publié une résolution commune intitulée “Le conflit des idéologies et la sécurité commune”, Gremliza écrivait : « C’est une erreur de penser que j’aime le communisme pour ses beaux aspects : les victoires sur le front de la production, où l’usine textile de Neubrandenburg a de nouveau rempli le plan à 108 % ; l’expansion générale des datchas, l’approfondissement et la préservation du patrimoine culturel de Luther à Bismarck, la facilitation des voyages à l’étranger, des contacts humains et le basculement des antennes vers l’ouest. Même la déclaration du secrétaire général du SED selon laquelle la frontière entre la RFA et la RDA allait bientôt nous “unir” n’aurait pas eu grâce à mes yeux.

Non, mon affection était et est toujours, une fois passé le stade des résolutions historiques et des poignées de main, pour ces beautés intérieures qui se cachent derrière la laideur extérieure : la contribution inoubliable des communistes à la défaite et au démembrement du Reich allemand ; la construction du Mur et l’extension de la zone restreinte ; la création d’un régiment qui interdit la libre expression à la racaille qui donnait autrefois le ton dans les brasseries et le courrier des lecteurs de Rostock à Suhl comme elle le fait aujourd’hui de Flensburg à Passau.

Rien ne suscite en moi des sentiments plus tendres qu’un pays que les dentistes allemands fuient.

Cependant, c’est un grand bonheur qu’un système qui empêche les maîtres du « diviser pour régner » de soumettre le monde entier et de réduire toute existence humaine à un seul point – comment voler et exploiter son prochain – qui dresse des frontières bien gardées – géographiques et idéologiques – contre l’idéologie de la Liberté et de la Démocratie, un système qui, peut-être pas à lui seul et sans donner une réponse définitive à la question, ouvre à l’humanité la possibilité d’une autre organisation du monde que celle que Warner Bros, EMI et Bertelsmann proclament comme seule possible, une organisation qui ne reste pas seulement un idéal, mais une réalité qui fonctionne tant bien que mal. Il conclut : « Le craintif Lénine, dans une de ses œuvres, a souligné le danger de la maladie infantile du “gauchisme” dans le communisme. Les maladies séniles de ce dernier ne lui étaient pas connues ».

En juin 1989, alors que les préparatifs de la célébration à grande échelle du quarantième anniversaire de la RDA battaient leur plein, l’éditeur de Konkret ne se faisait plus d’illusions : « Bien qu’il y ait encore des gens qui composent des livres en plusieurs volumes et consacrent des conférences du parti à la question de savoir ce que Gorbatchev voulait vraiment – comme si l’écume sur la crête d’une vague était capable de déterminer la direction du déluge… Un hommage à la science politique que cet étonnant secrétaire général entendait représenter lui fait avouer à lui-même et aux autres : le projet de socialisme réel a échoué ». Et encore « Des circonstances sans esprit : l’Union soviétique, la “patrie de tous les travailleurs”, rejoindra bientôt la Banque mondiale et le Fonds monétaire international et sera associée à la Communauté économique de l’Europe occidentale, avec la Pologne protégée par Dieu, la Hongrie, la Tchécoslovaquie et la Bulgarie. La Chine va s’établir sur son chemin (cette fois-ci vers le capitalisme). Le Nicaragua reviendra aux États-Unis, le Salvador au Parti social-démocrate allemand. Cuba restera, selon la proposition d’Hermann Peter Pivitt, un sociotope et sera placé dans le Livre rouge politique. Quelqu’un d’autre m’a échappé ? Oui, j’ai dû faire quelques omissions. A part l’Albanie. »

Et lorsque le spectacle fut terminé et que la contre-révolution fut accomplie, en février 1990, il résuma la situation :

“Unité, droit et liberté”. Tout le monde chante à l’unisson, d’abord parce qu’ils l’ont souhaité, et ensuite parce que les quelques-uns qui le font à contrecœur savent que sinon ils vont bientôt gémir ou grincer, mais dans tous les cas ils ne seront plus rien. Parce qu’il n’y a pas de liberté pour les ennemis de la liberté ! La condition préalable à la liberté, dit Kohl, dit Lambsdorf, dit Vogel, dit tout le monde, est un marché libre unique. La condition préalable à un marché libre unique, dit Schiller (pas l’écrivain), est la libre entreprise. Le droit de libre entreprise, dit Marx et Hausmann, est l’accumulation du capital. Pas de liberté pour les ennemis du capital ! C’est ce que dit la logique.

Chacun a le droit d’être d’accord avec les autres sur cette liberté. La liberté, c’est quand les communistes sont en prison ou au moins sans travail. La Pologne et la Hongrie sont déjà libérées des communistes, la Roumanie le sera par référendum (interdiction des communistes et, comme on ne peut l’éviter, rétablissement de la peine de mort). Ils seront bientôt rejoints par la Tchécoslovaquie, la Bulgarie et d’ici le 7 mai la RDA, dont le parti dirigeant, pour tenter d’éviter le pire – un Quatrième Reich allemand – préfère faire des pirouettes opportunistes jusqu’à ce que lui aussi, suivant un exemple bien connu, devienne dans tous les sens un parti révolutionnaire, au lieu d’organiser une opposition extra-parlementaire qui pourrait mener une politique sensée contre “l’unité du droit et de la liberté”, et faire porter la responsabilité de l’existence des deux États allemands à ces dames et messieurs (Gorbatchev, Thatcher, Bush, Mitterrand) dont la politique a donné une nouvelle chance aux Boches unis et qui, déliés du passé, se limitent maintenant à faire appel secrètement au président du SED pour qu’il fasse preuve de courage lors de conversations en tête-à-tête. (Un peu minable, tu ne crois pas, François ?) Peu de gens auraient pu deviner alors qu’une décennie plus tard, un parti de gauche opportuniste, die Linke, allait éclore du SED…

Pour ses critiques et son analyse claire et impitoyable de la réalité allemande, le magazine Konkret, bien que le talent de son éditeur ait été reconnu par ses collègues dans les couloirs en chuchotant devant une tasse de café, a été soigneusement réduit au silence, et Gremliza a été détesté. En même temps, beaucoup de lecteurs du magazine étaient jaloux de l’humour, du style brillant et du phrasé fluide de son éditeur. De toute évidence, Gremliza, qui a choisi la chronique du rédacteur en chef, le style polémique et le grotesque littéraire, connaissait bien son travail – il ne cherchait pas d’amis ou de partisans, comprenant quelles blessures il infligeait à ses adversaires et à ses “victimes”. Une mention particulière pour sa chronique “Moi, Joseph Staline”, dans laquelle il a magistralement démonté l'”antistalinisme” des “militants des droits de l’homme” allemands qui ont éclos après 1990 – les descendants du Führer et leurs accusations contre l’Armée rouge pour “crimes” contre le peuple allemand.

Et pourtant… Les lignes de feu Gremliza, dignes de leur slogan jacobéen-léniniste catégorique et impitoyable, manquaient parfois d’une chose : de solidarité, même critique, avec le mouvement communiste organisé. La ferveur bolchevique est de plus en plus remplacée par le scepticisme. Pourtant, pour Hermann Gremliza, un contemporain du mouvement de 1968, et après la défaite de la poussée révolutionnaire et le déclenchement de la réaction ouverte en 1990, après l’effondrement du socialisme réel et de l’Anschluss de la RDA, il ne restait guère d’autre chose que la critique. Ce n’est pas pour rien qu’il aimait soulever la question rhétorique : que doit faire un révolutionnaire en des temps non révolutionnaires ? Il appartiendra aux nouvelles générations d’organiser le mouvement de gauche et de concevoir un nouveau sujet révolutionnaire. Que retenir finalement de son travail ? Son analyse : celui qui veut comprendre ce qui s’est réellement passé en Allemagne en 1990 ne peut se passer de lire les colonnes éditoriales de l’éditeur de Konkret, qui a minutieusement documenté la réaction croissante, mois après mois. On ne peut pas non plus se passer de sa critique linguistique, indispensable comme complément à l’analyse marxiste, car il faut apprendre à formuler clairement ses pensées et à choisir les bons mots. Un discours bien construit permet de séparer le bon grain de l’ivraie.

Eh bien, pour conclure, donnons la parole à l’éditeur de Konkret, qui publie non sans sarcasme sa lettre ouverte au Comité central du SED écrite en octobre 1989 :

« …Que diriez-vous de profiter une fois de plus de la plénitude de votre pouvoir (avant que pris de sueurs froides vous ne le lâchiez et qu’il ne vous échappe des mains) pour donner au monde du capitalisme et à ses frères une dernière leçon inoubliable plus digne des biographies de la vieille génération des communistes allemands que de participer à la réception de la Villa Hügel ? Et si vous répondiez aux tiraillements de l’âme allemande qui nous est familière (et maintenant plus que jamais) des deux côtés de la frontière par la déclaration suivante, dont je vous cède les droits d’auteur :

Considérant que c’était une erreur de promettre aux citoyens de la RDA que le socialisme réel pourrait un jour atteindre un niveau de consommation comparable aux conditions du capitalisme ; que nous avons, dans une tentative désespérée de réaliser néanmoins l’impossible, renoncé et trahi nos meilleurs idéaux et traditions ; que nous n’avons pas réussi à amadouer nos ennemis, mais que nous nous sommes aliéné nos amis ; que malgré cela, nous voulons rester fiers d’avoir échappé – comme l’a dit Hermann Kant – aux mains des surhommes allemands, qui ne seront jamais rassasiés et devons encore veiller à ce qu’ils ne nous aient pas à nouveau ; que nous ne pouvons pas continuer à faire comme avant et que nous ne voulons pas faire ce qu’on nous propose,  la direction de l’État et du parti a décrété :

A partir du 1er janvier 1990, tout citoyen de la RDA est libre de renoncer à sa citoyenneté et de partir pour le pays souhaité. Dans le même temps, la RDA ouvre ses frontières aux personnes persécutées du monde entier : Tamouls, Kurdes, Palestiniens, Chiliens, Panaméens, Irlandais, Arméniens et, dans un avenir prévisible, les communistes hongrois et lettons. Ils sont invités, comme beaucoup d’autres, à prendre la place des émigrés et pourraient, s’ils le souhaitent, recevoir à l’avenir la citoyenneté de la RDA.

L’Armée nationale populaire est en cours de dissolution. Sans le bouclier du Pacte de Varsovie, la défense militaire de notre État contre les forces supérieures de l’Occident semble impossible – les coûts budgétisés pour l’armement et le déploiement des unités peuvent être dépensés pour couvrir les frais de formation professionnelle des nouveaux concitoyens.

Les forces de sécurité de l’État, la police populaire, les cellules de combat dans les usines et la justice se voient confier une nouvelle mission humanitaire : elles devront veiller à ce que les citoyens de la RDA, parce qu’ils sont eux aussi allemands, n’aient aucune opportunité de se livrer au racisme, à ce que les racistes soient identifiés et traduits en justice. Nous savons que la sanction des opinions les plus viles est une mesure forcée, mais pour la protection de nos nouveaux concitoyens, nous n’aurons d’autre choix que de recourir à cette mesure.

Étant donné que de nombreux nouveaux citoyens de la RDA viendront de pays où les superstitions sont encore plus profondément enracinées que dans la population locale, ils seront temporairement autorisés à pratiquer leur religion. L’interdiction de la publicité extérieure des institutions religieuses et des cultes, ainsi que de l’accomplissement de rituels religieux en dehors du domicile sera strictement respectée. Les membres du clergé, quelle que soit leur religion, ne sont pas autorisés à entrer en RDA ; les prêtres vivant ici seront expulsés vers leur pays de culte.

Notre décision est une réponse au “fait” (comme l’a dit Walter Ulbricht) que malgré les contributions économiques remarquables de nos travailleurs qui ont fait monter la RDA à la dixième place parmi les grandes puissances industrielles, nous ne pouvons pas rivaliser davantage avec nos voisins capitalistes car nous perdrions non seulement cette course, mais aussi les derniers vestiges de notre volonté de construire une société planifiée et coopérative en dehors de la maximisation du profit qui détruit l’homme et la nature. Dans cette optique et compte tenu des douloureuses conséquences économiques, nous avons décidé de nous concentrer sur notre tâche de préservation de l’héritage humaniste du siècle des Lumières, des fondateurs du communisme, et de la résistance antifasciste et antiraciste sur laquelle notre rhétorique solennelle a été fondée ces dernières années.

Voulez-vous, chers camarades, faire hurler la bourgeoisie allemande (“Dans la ville de Luther, les basanés font rage !”) ? Réfléchissez ensuite à la suggestion de votre “citoyen raisonnable de la RFA”. Voulez-vous faire rougir de honte une société de racistes et de profiteurs de la guerre ? Vous, les “vieux sans pouvoir”, méprisés par la presse bourgeoise ouest-allemande et par la foule dans votre propre pays, notamment parce que vous avez survécu aux camps de concentration nazis, êtes la dernière génération de votre parti sur laquelle je peux compter ; les technocrates qui vous succéderont sont sourds à de telles suggestions.

Les risques que vous n’étiez pas prêt à prendre à l’époque étaient beaucoup moins importants ; maintenant qu’il vous reste moins de chances, les risques ont augmenté de façon disproportionnée. Et pourtant, même “Tout est perdu, fors l’honneur ! serait un départ plus digne de la scène mondiale que d’avoir une retraite garantie par le directeur général luthérien Stolpe et sa femme Bolyai”.

Magazine Konkret, octobre 1987

Hermann Ludwig Gremliza

Frontières communes

“Unsere Zeit”, le journal du DKP, a qualifié de “document historique” la résolution “Le conflit des idéologies et la sécurité commune” élaborée conjointement par les représentants du SPD et du SED. Dans le même numéro, le voyage du président du Conseil d’État de la RDA à Bonn a été qualifié de “visite historique”. L’histoire du monde a dû retenir son souffle à deux reprises. Moi aussi, et cet événement m’a semblé être une bonne occasion de dissiper un malentendu que nous ne devrions pas traîner avec nous dans les époques ultérieures de l’histoire.

En effet, celui qui pense que j’aime le communisme pour ses beaux côtés se trompe : les victoires sur le front de la production, où l’usine textile de Neubrandenburg a de nouveau rempli le plan à 108 % ; l’expansion générale des datchas, l’approfondissement et la préservation du patrimoine culturel de Luther à Bismarck,la facilitation des voyages à l’étranger, des contacts humains et le basculement des antennes vers l’ouest. Même la déclaration du secrétaire général du SED selon laquelle la frontière entre la RFA et la RDA allait bientôt nous “unir” n’aurait pas eu grâce à mes yeux.

Non, mon affection était et est toujours, une fois passé le stade des résolutions historiques et des poignées de main, pour ces beautés intérieures qui se cachent derrière la laideur extérieure : la contribution inoubliable des communistes à la défaite et au démembrement du Reich allemand ; la construction du Mur et l’extension de la zone restreinte ; la création d’un régiment qui interdit la libre expression à la racaille qui donnait autrefois le ton dans les brasseries et le courrier des lecteurs de Rostock à Suhl comme elle le fait aujourd’hui de Flensburg à Passau.

Rien ne suscite en moi des sentiments plus tendres qu’un pays que les dentistes allemands fuient.

Cependant, c’est un grand bonheur qu’un système qui empêche les maîtres du « diviser pour régner »de soumettre le monde entier et de réduire toute existence humaine à un seul point – comment voler et exploiter son prochain – qui dresse des frontières bien gardées – géographiques et idéologiques – contre l’idéologie de la Liberté et de la Démocratie, un système qui, peut-être pas à lui seul et sans donner une réponse définitive à la question, ouvre à l’humanité la possibilité d’une autre organisation du monde que celle que Warner Bros, EMI et Bertelsmann proclament comme seule possible, une organisation qui ne reste pas seulement un idéal, mais une réalité qui fonctionne tant bien que mal.

Dans une pièce de Nestroy, il y a un joyeux drille qui dit : « J’ai partagé votre détresse, c’est maintenant mon devoir le plus sacré de ne pas vous abandonner dans les jours heureux ! » Mais je dois accomplir mon devoir le plus sacré en ce jour heureux, quand un chancelier fédéral démocrate-chrétien, disciple d’un fabricant de caoutchouc enrichi grâce à l’aryanisation, incline la tête devant un drapeau schismatique au son de l’hymne du Becher. Au moment même où le secrétaire général disserte sur l’unification de ce qui, pour le salut de l’humanité, devrait être tenu aussi éloigné que les flammes et les livres, son parti signe les phrases suivantes :

“Les sociaux-démocrates et les communistes font tous deux référence à l’héritage humaniste de l’Europe. Tous deux prétendent perpétuer cet héritage, s’engager en faveur des intérêts des travailleurs, réaliser la démocratie et les droits de l’homme. Mais depuis sept décennies, ils vivent dans une âpre dispute sur la manière de procéder… La dispute sur les positions fondamentales peut contribuer à une compétition fructueuse des systèmes si les communistes et les sociaux-démocrates respectent les principales décisions de l’adversaire, ne cherchent pas à construire une image de l’ennemi, à suspecter les motivations de l’autre partie… Aucune des deux parties ne devrait refuser à l’autre le droit d’exister…

Dans les deux systèmes, il y avait et il y a toujours la crainte que l’autre partie, en raison de ses intérêts et de son idéologie dominante, soit intéressée à étendre son influence et sa sphère de domination. À l’Ouest, cette crainte est liée au fait que la thèse marxiste-léniniste d’un processus révolutionnaire mondial conduise à l’exportation de la révolution et serve à justifier les prétentions soviétiques au pouvoir. Dans le marxisme-léninisme, cette peur est basée sur une analyse marxienne de la nature de la production capitaliste de marchandises, sur les travaux de Lénine sur la nature du capitalisme monopolistique, ainsi que sur la perception et l’interprétation de la stratégie et de la politique anticommunistes dominantes d’aujourd’hui. Par conséquent, dans un processus menant à la sécurité collective, ces craintes doivent être éliminées”.

Il va sans dire que les personnes qui veulent “éliminer les craintes” promettent quelques lignes plus bas de le faire “sans effusion de sang” et jurent de formuler “les règles de base d’une culture du débat politique”, dont la plus belle est la suivante :

“Tout ce qui donne l’impression que l’autre partie n’est pas pacifique par principe ou qu’elle est incapable de faire la paix doit être exclu.”

Loin de moi l’idée d’enfreindre les règles de base, de construire une image de l’ennemi ou de suspecter ses motivations, mais lorsque le plus vénéré des sociaux-démocrates, Helmut Schmidt, puise dans l’héritage humaniste de l’Europe, il le fait de la manière suivante :

« L’impératif de Kant exige d’un homme politique qu’il ne procède pas à partir de préoccupations opportunistes, mais qu’il pèse en toute bonne foi tous les intérêts en jeu. Le hic … c’est que des jugements et des décisions différents, voire opposés, peuvent parfois être en même temps moralement justifiés. Un exemple en est notre politique de restriction des exportations d’armes, qui s’oppose aux idées tout aussi justifiées de la politique de l’emploi ».

Car, selon Helmut Kohl, il n’y a aucune différence morale à savoir si les obus allemands déchirent les Sud-Africains noirs ou si les travailleurs de l’industrie de la défense allemande ne sont pas en mesure de payer leurs mensualités à temps. Alors s’il vous plaît, ne vous lancez pas dans une “violente dispute” sur la manière de mettre en pratique les idéaux humanistes – certains essaient de le faire de cette manière, d’autres de cette façon, et maintenant ils sont engagés dans une “compétition fructueuse” dans laquelle Marx et Lénine, avec leurs peurs et leurs craintes, n’ont aucune part.

Le lecteur aura sans doute deviné que le SED a ses raisons ou au moins ses justifications pour pratiquer ce bradage post-saisonnier des connaissances. Il les a trouvées « dans notre nouvelle situation historique mondiale…, dans le fait que l’humanité ne peut que survivre ou périr ensemble. Cette alternative n’a pas d’exemple historique ». Même si le son de ce tremolo depuis la petite ville de Tutzing sonne faux, il a raison sur une chose : une guerre nucléaire ne peut être admise. Au cours des trois dernières décennies, les missiles soviétiques l’ont empêchée. Il semble maintenant que l’on puisse contraindre les États-Unis à comprendre que leurs armes nucléaires ne leur promettent pas la victoire à l’avenir. C’est la politique de l’Union soviétique.

Il y a bien sûr une autre façon de procéder : tendre la main à la puissance mondiale en déclin et à ses alliés et se mettre d’accord sur un compromis. Cela serait également bénéfique pour la beauté extérieure du communisme, par exemple, la satisfaction toujours plus complète des besoins des consommateurs. Puisque le camarade Gorbatchev voudra probablement retourner à Lénine et à ses “craintes”, commençons “sur le sol allemand” par le nouvel État et ses similitudes des deux côtés de la frontière. Et si la ministre des “Affaires intérieures allemandes”, qui est donc déjà responsable d’Eisenhüttenstadt, de Leipzig et de Schwerin, se met en travers de notre chemin, nous la saluerons avec courtoisie. 

Le craintif Lénine, dans une de ses œuvres, a souligné le danger de la maladie infantile du “gauchisme” dans le communisme. Les maladies séniles de ce dernier ne lui étaient pas connues.

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