Baran m’envoie ce texte, avec la présentation suivante : “un très bon article venant d’un mec du Paulson Institute (du nom de l’ancien secrétaire du trésor américain et accessoirement président d’honneur de l’université “alma mater” de Xi en Chine dont on avait parlé dans un article des japonais de Nikkei). Damien essaye de penser le management et il a même sorti un bouquin là-dessus (un acharné). En passant, j’ai trouvé étrange qu’il ne parle pas plus de l’impact des super apps chinoises (surtout dans les pays émergents semble-t-il) mais c’est vraiment bien sinon. Le rapport de comparaison, japon-chine, sous l’angle des principes de management est une approche qui amène le débat intellectuel avec l’adversaire. Il n’en reste pas moins qu’il fait abstraction de plein de choses importantes, notamment l’anticommunisme. Il n’est même pas allusif là-dessus. Cela affaiblit beaucoup l’équation “pkoi le China inc n’influence pas de nouvelles normes de management ?” qu’il tente d’élucider, étant donné qu’il ne met pas à sa disposition les variables d’ordre politique. En gros il ne pense l’énigme que sous l’angle du management ! J’ai fait l’effort de traduire cet article pour que des gens comme toi et JDelaunay puissent apporter leur grain de sel communiste. J’attends ta critique éditoriale… (note et traduction de Baran)
Il faut que je réfléchisse mais je suis frappée par le parallélisme de cette réflexion avec celle lue récemment en provenance de Chine sur la faible capacité des Chinois à devenir des dirigeants alors que les Indiens arrivaient comme on le voit aux Etats-Unis avec la nouvelle génération de politiciens. Les Chinois ont longtemps assimilé et vaincu leur sous développement avec cette assimilation qui s’accompagnait d’une admiration tout à fait sincère de ce qui se faisait en Occident et aux Etats-Unis. La guerre menée par les Etats-Unis comme leur volonté de participer à la gouvernance mondiale est en train sans doute de changer la donne.On le voit en particulier dans divers articles sur le numérique que nous avons publié ici. (note de Danielle Bleitrach)
Source : https://macropolo.org/china-inc-japan-inc-influence/?rp=e
DamienMa
Beaucoup de discussions sont centrées sur l’influence de la Chine en Occident, mais s’il y a bien un domaine important dans lequel l’influence de la Chine s’exerce à minima dans l’industrie occidentale, c’est celui des pratiques industrielles et de la réflexion en matière de gestion (« management thinking »). En fait, comparée au Japon, l’influence de la Chine est particulièrement faible dans le domaine des entreprises.
L’essor du « Japan Inc. » (~1950-1980) s’est accompagné de l’un des concepts de gestion les plus influents de l’après-guerre : le toyotisme, ou la production à flux tendus. Ce n’était pas simplement une idée mais un principe d’organisation avec des pratiques concrètes ayant conduit à une transformation du modèle de production de masse qui prévalait au sein de l’industrie automobile occidentale.
En revanche, l’essor du« China Inc. » (~1990-2020) n’a vu aucune philosophie ou pratique de management équivalente se rapprocher de l’influence qu’a exercée la production à flux tendus du Japon.
Ceci est important car les entreprises et leur succès relatif sont à la fois un prolongement et un indicateur crucial de l’influence d’un pays. Il ne s’agit pas simplement d’un dérivé de la notion trop vague et extensive de« soft power ». Les arches dorées de McDonald symbolisent peut-être l’Americana dans le monde entier, mais c’est le modèle innovant de standardisation et de franchise de l’entreprise prodiguant le même goût au Big Mac de Pékin à Berlin, qui remodela ainsi les procès de l’industrie alimentaire.
C’est le genre d’influence vaste et sans appel que la production à flux tendus du Japon a générée. Elle a été universellement enseignée dans les écoles de commerce américaines et mise en œuvre par des cadres de diverses industries, allant bien au-delà de l’automobile. Les concepts associés tels que le kaizen (amélioration continue ou 改善 en chinois) et le juste-à-temps sont devenus presque évangéliques en termes d’organisation des usines et de gestion des stocks. Une petite industrie familiale américaine de livres spécialisés en management en est venue à diffuser ces idées. Il existe même un Institut Kaizen qui conseille les multinationales, de Shell à Siemens.
Ainsi, ce qui a vu le jour à Nagoya, au Japon, a été intégré dans le tissu de la pensée corporate américaine et canonisé dans des classiques comme La machine qui a changé le monde [1], une étude de cas sur Toyota qui reste une référence populaire encore aujourd’hui.
Après un parcours de 30 ans, la Chine est également reconnue comme une puissance industrielle, la qualité de ses produits a considérablement augmenté et ses entreprises technologiques pourraient même surpasser ses homologues occidentales en matière d’innovation. Il existe clairement un certain nombre d’entreprises chinoises prospères, même si elles ne sont pas totalement mondialisées, mais il n’existe pas de livre comme « The App That Changed the World » associé à la Chine.
Qu’est-ce qui explique donc cette notable et particulière lacune dans l’influence de la Chine ? La réponse n’est pas tout à fait claire jusqu’à présent.
Celle-ci pourrait être que Toyota est une entreprise mondiale prospère, validant ainsi les résultats supérieurs de son système et le rendant plus facile à adopter ailleurs. Mais la production à flux tendus est née bien avant la mondialisation de Toyota, et il a fallu des décennies à l’entreprise pour bien la mettre en œuvre.
C’est possiblement parce que Toyota était plus “occidentale” et que le système qu’elle a développé était donc plus en phase avec la culture d’entreprise qui existait en Amérique et en Europe. Mais là encore, à ses débuts, Toyota était considérée comme “la plus japonaise des entreprises automobiles nippones, située dans l’île de Nagoya…” et elle fonctionnait d’avantage comme un danwei étatique chinois avec “…garantie d’emploi à vie et l’accès aux installations de Toyota (logement, loisirs, etc.)”.
Enfin, on peut soutenir que le capitalisme d’État chinois est une menace concurrentielle et que les entreprises occidentales devraient donc s’en protéger, plutôt que d’en intérioriser les enseignements. Mais les entreprises japonaises étaient également considérées de la même manière : “…les entreprises occidentales ne semblaient pas capables d’apprendre de leurs concurrents japonais. Elles concentraient plutôt leur énergie à la construction de barrières commerciales et d’autres obstacles à la concurrence…”
Il y a là comme un air familier. Pourtant, malgré tout cela, le Japon a réussi à développer un système et un modèle de production que même ses anciens concurrents ont fini par adopter.
Rien de tout cela ne signifie que les entreprises chinoises n’ont rien à offrir ou sont dépourvues de nouvelles pratiques de gestion. Une étude portant sur plusieurs dizaines d’entreprises privées chinoises conclut que la rapidité, l’échelle et la flexibilité sont leurs principaux avantages, car leur principe de fonctionnement est de maximiser rapidement la croissance afin de se défendre de l’inévitable émergence d’une vingtaine d’entrants sur le marché dans les mois à venir.
Toutefois ces atouts sont essentiellement des tactiques de survie nécessaires dans un environnement où le paramètre par défaut est une rareté d’opportunités associée à une offre excédentaire d’entrepreneurs qui courent après les mêmes opportunités. Pour de nombreuses entreprises privées, il semble que l’on réfléchisse très peu à l’élaboration de modèles systématiques visant à transformer les industries. Même Pony Ma, le fondateur de Tencent, a dit que “les idées ne sont pas importantes en Chine – l’exécution l’est”.
Pour perfectionner un système, il faut de la patience et Toyota pouvait se permettre cette patience. En effet, le gouvernement japonais a protégé l’industrie automobile de la concurrence étrangère et le constructeur n’a pas eu à faire face à 50 concurrents nationaux. Le concept même de kaizen exige une patience assidue pour améliorer le système, jour après jour. Mais si l’« amélioration continue » définit la culture d’entreprise japonaise, alors le « changement continu » – et les adaptations constantes qui y répondent – est peut-être un principe pertinent qui s’applique au modus operandi des entreprises chinoises.
Il est néanmoins curieux que la Chine soit si peu encline à influencer les pratiques organisationnelles et les concepts de gestion. C’est une question qui mérite d’être étudiée avec plus d’attention, à mesure que le China Inc. se mondialise.
Damien Ma est le directeur de Macro Polo. Vous pouvez trouver ses travaux sur les thèmes de l’énergie, la politique et d’autres sujets ici.
[1]Note de traduction : James P. Womack, Daniel T. Jones et Daniel Roos The machine that changed the world : the story of lean production, Harper Perennial, 1991
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