Un an après alors que ce livre est toujours interdit par la censure du PCF, et interdit de participer à la célébration des 100 ans du PCF sous contrôle idéologique, Delga me confirme qu’il a connu et connait encore une bonne diffusion. Un jour on jugera la folie de cette censure, la destruction programmée de tant de bonnes volontés militantes et ceux qui l’auront pratiquée en porteront la responsabilité, l’histoire jugera les Hyarec et autres. Elle a déjà commencé à le faire et cela ne s’arrêtera pas, parce que ces gens-là sont condamnés à tomber le masque. Comme toujours cela sera à partir de leurs médiocres manoeuvres financières, leur bradage d’un patrimoine considérable sans que le moindre compte soit rendu et après suivra immanquablement leurs ignominie envers les communistes qui tentaient de réclamer de la transparence… LE PIRE N’EST PAS LA CENSURE IMBECILE QUI FRAPPE CE LIVRE, IL EST DANS LE FAIT QUE L’ON CONTINUE A VOLER AUX COMMUNISTES LEUR HISTOIRE ET QUE CE VOL EN FORME DE VIOL LES FRAPPE D’INERTIE… Voilà donc ce chapitre central de mon livre, celui de la découverte à Moscou des effets de l’attaque du capital sous sa forme néolibérale, l’étranglement de la course aux armements…Le livre est conçu comme un kaléidoscope, celui de la mémoire et peu à peu les éléments s’emboîtent comme dans un puzzle et un sens de l’histoire se découvre, celui d’une absence de stratégie adaptée à la nouvelle donne de la contre offensive impérialiste. En France, nous en sommes encore là… (note de Danielle Bleitrach)
01DÉC 2019
Aujourd’hui deux personnes m’ont interrogée sur le contenu de mes mémoires, je pense que le plus simple est de vous présenter un chapitre parmi d’autres, celui d’une rencontre entre la délégation du PCF avec le PCUS, en l’occurrence avec Ponomarev qui est à l’époque un des trois principaux personnages traitant de la politique extérieure de l’URSS, les deux autres sont alors Gromyko (le ministre) et Andropov (dirigeant du KGB). Ce que je révèle n’a jamais été dit, mais c’est aussi l’histoire d’une femme qui découvre une amitié avec une autre femme et qui va être désignée au Comité central. C’est-à-dire que c’est l’histoire à la fois d’une femme communiste qui vit comme nous tous une période historique dont elle ne perçoit pas toujours les enjeux, quelqu’un qui se trouve placé en situation de rencontres historiques et qui à partir de là tente de tirer les leçons politiques pour aujourd’hui. J’avais espéré pouvoir apporter à un débat sur notre passé autant que sur les questions d’aujourd’hui de stratégie en vue du socialisme, mais cela m’est interdit par la censure de la presse communiste et sur la décision qui a été faite d’interdire parallèlement ce livre sur les tables du parti. Mais comme malgré cela ce livre connait une bonne diffusion j’espère qu’il contribuera à ce nécessaire débat. Ne serait-ce que d’une manière indirecte. Je n’ai jamais écrit pour autre chose et ceux qui liront mes mémoires découvriront à quel point la vie est d’autant plus belle qu’elle ne s’encombre pas d’ambitions sans intérêt. (note de Danielle Bleitrach)
Je me souviens de chacun des moments où se noua chacun de mes deux amours et de mes amitiés les plus fortes : je n’ai manqué dans ma vie ni des uns, ni des autres. Ce voyage à Moscou et à Minsk, du 13 au 20 avril 1980, fut l’occasion de découvrir Gisèle Moreau. Elle était secrétaire du parti et moi, j’étais rédactrice-en-chef adjoint de Révolution, je l’accompagnais à ce titre comme le faisaient également une journaliste de L’Humanité et une femme députée.
Le souvenir que je conserve est celui du poids des énormes portes des bâtiments officiels. Au lieu de les tenir, je les lâchais sur ceux qui suivaient. Gisèle protestait : « Tu es là pour m’aider, me rendre la vie facile, je ne te demande rien d’autre que de retenir ces foutues portes ! »
Le second souvenir est celui du seul homme sur la photo ci-dessus. Il s’appelait Alexandre, c’était notre interprète, il s’était pris de passion pour moi et au lieu de s’occuper de Gisèle, il me suivait avec dévotion. Inutile de préciser qu’il n’y eut jamais rien entre nous, je ne suis pas sûre qu’il en espérait quoi que ce soit d’autre qu’un peu de rêve français, une fragrance parisienne. Gisèle feignait de s’inquiéter : « Mais où est passée la grande tige ? Ah ! Bien sûr ! » Nous n’avons pas arrêté de rire, elle était drôle, un vrai titi parisien, mais elle était mieux que ça, elle était droite, honnête, d’une dignité peu commune et elle avait un goût pour la culture du même genre que celle d’un Roland Leroy.
Alexandre, notre interprète, un romantique, voulait absolument me faire visiter le tombeau de Lénine. Moi je refusais d’aller voir ce que je considérais comme un cadavre, mais je ne voulais pas le blesser ni lui, ni aucun des Soviétiques qui portaient une dévotion à la momie. Encore aujourd’hui, des queues monumentales dans lesquelles il n’est pas rare de voir de jeunes mariés attendent des heures pour avoir le droit de passer lentement devant le fondateur de l’Union soviétique. Pourquoi pas, si tel est leur choix. Mais moi, j’éprouve une véritable répulsion pour les corps dans lesquels la vie n’est plus. C’est la faute de ma mère, encore elle, qui m’obligeait enfant à embrasser tous les arrières-grands-parents qui venaient de mourir, une horreur cette peau glacée ! J’ai assisté sans le moindre problème à l’agonie de ceux que j’aimais, j’ai même éprouvé du réconfort pour les avoir aidés à mourir. Mais dès qu’ils ont rendu le souffle, je m’enfuis et je refuse à jamais de les regarder. Lénine ou pas Lénine, il n’était pas question que je me confronte à sa dépouille. Mais comment refuser sans blesser mes hôtes ?
Nous prenions place dans d’énormes voitures. À l’arrière on trouvait de véritables salons dans lesquels nous tenions Gisèle, ses trois accompagnatrices et notre guide interprète qui mesurait bien deux mètres. À notre passage, la circulation était arrêtée. Certes, elle n’était pas très abondante à cette époque-là, mais Gisèle me glissait : « Franchement ce que nous avons à faire ne nécessite pas de telles mesures prioritaires, cela me choque, je ne suis pas devenue communiste pour de tels passe-droits ridicules ! »
J’approuvais de toute mon âme et inspirée par ce point de vue égalitaire de ma nouvelle amie du Bureau politique, j’ai expliqué à Alexandre : « D’accord, pour le tombeau de Lénine, mais je ne veux passer devant personne, je veux faire la queue comme les autres. » Alexandre avait regardé notre emploi du temps et soupiré : « Nous n’avons pas le temps, mais je te comprends et je ne t’en respecte que plus ! » À notre retour, j’ai reçu au Comité central une carte postale libellée ainsi : « J’ai pleuré en pensant à toi dans le tombeau de Lénine ». Quel être attentif, bienveillant, mais le fait est que Gisèle ne pouvait plus le supporter tant son romantisme l’empêchait de faire face aux devoirs de sa charge. Telle qu’elle était, elle avait du mal à percevoir l’idiosyncrasie russe, de l’ingénuité mais aussi parfois une perversité irrationnelle qui les poussait à vous compliquer la vie en créant des chicanes là où vous rêveriez d’aller tout droit.
Les Russes ont du mal à rire franchement, mais en revanche ils peuvent être sans limite dans l’expression de leur mal de vivre. Le romanesque a été tardif chez eux, longtemps leur littérature a été soumise au monacal, Pouchkine a été la révélation et depuis ils ne cessent de parodier les Français, c’est le lys dans la vallée avec des délires autochtones.
Si j’avais dû caractériser littérairement Gisèle, j’aurais préféré Flaubert, celui de L’Education sentimentale, ou encore Maupassant. Elle était issue d’une famille de bougnats auvergnats, elle était typiquement parisienne parce que provinciale comme ces marchands de charbon, patrons de troquet, dans lesquels les demi-soldes de l’empereur venaient entretenir l’esprit de la Révolution et raconter le vaste monde à tous les ouvriers-artisans des quartiers populaires. Elle aimait l’harmonie mais riait de mon appétit pour le cocasse, le décalé.
L’intérêt excessif qu’Alexandre me portait était un des nombreux éléments du désordre que j’introduisais dans la délégation. Comme, selon mon habitude en voyage, je semais tout le contenu de mes bagages, chacun s’ingéniait à en retrouver l’essentiel. Gisèle avait fini par surveiller le bouclage des valises.
Plus Gisèle se montrait indulgente, plus les deux autres me détestaient. J’ai fini par leur déclarer : « Je suis Cosette et vous êtes les Thénardier. » Mais Gisèle et moi commencions une histoire d’amitié comme il n’y en eut peu, même dans ma vie très riche dans ce domaine. Gisèle, Claudie et Nannie pour les femmes furent pratiquement aussi importantes que mes deux amours ou qu’Armand. Il y eut Carmen la Cubaine, Savizça la Yougoslave, Maria Vicente, Marianne, et aujourd’hui encore demeure entière ma capacité à nouer des amitiés de fillette dans la cour d’une école. Ce sont des joies exclusives à savoir que l’on va passer une heure ou deux avec elles. Ce sont en général des femmes mais pas seulement, mais c’est à partir de ce que j’ai ressenti avec Gisèle, Claudie et Nannie que je sais la valeur des amitiés qui se créent et cela fait partie de la richesse déposée en moi par mes parents. Eux aussi savaient aimer chacun à leur manière, ils étaient généreux et m’ont appris à ne pas craindre les autres.
Donc si je me souviens de ce voyage à Moscou c’est parce qu’il inaugura une relation pleine et riche avec une femme qui en valait la peine : Gisèle Moreau. Jamais je n’ai été dessaisie de ceux que j’ai réellement aimés, morts ou vivants mais loin désormais, ils demeurent en moi. Je m’immobilise et je pense à eux.
Mais il y eut une autre raison, c’est parce qu’il me donna l’occasion de rencontrer un personnage assez fantastique : Boris Ponomarev.
Cette rencontre et ce qui me fut à cette époque permis de comprendre de l’histoire contemporaine, ouvrira la suite de mes mémoires consacrée à ma vie d’internationaliste.
Ponomarev était un personnage considérable, ils étaient trois à gérer les relations de l’URSS avec l’Europe, Gromyko, responsable des relations extérieures, Andropov, le dirigeant du KGB et lui Ponomarev. Il nous a reçues au Kremlin.
Je ne savais pas alors qui était Ponomarev, mais on m’apprit qu’il avait été un compagnon de Lénine et qu’il était le responsable des questions européennes et des partis non au pouvoir dans cette aire…
Son bureau au Kremlin m’apparut gigantesque, il avait des dimensions de cathédrale. Pourtant le décor paraissait intime comme dans une pièce de Tchekhov : des rideaux en filets brodés et des plantes vertes sur le rebord de la fenêtre ; j’imaginais volontiers ce septuagénaire alerte, au physique chaplinesque, en train de les arroser tous les matins. Sur la table autour de laquelle nous avions pris place se trouvait un samovar, des tasses en fine porcelaine au décor surchargé, des gâteaux dans des assiettes en métal argenté sur des napperons avec leur dentelle. Un gigantesque planisphère occupait un mur. En partant d’un pôle Nord élargi, il présentait la particularité de faire que l’URSS occupait l’essentiel de l’espace, la Chine elle-même était réduite et l’hémisphère sud n’était qu’un minuscule cône.
J’ai repensé à cette vision du monde un jour où Risquet m’a rapporté une des réflexions de Ponomarev lors d’une de leur rencontre où il avait été question de l’Angola.
« Vous devriez faire comme nous du temps de la cavalerie rouge, nous expédions des tracts pour convaincre les simples soldats souvent des mercenaires de déserter », lui avait-il suggéré.
« Je n’ai pas osé lui dire que nous étions dans la jungle et que la plupart de nos adversaires ne savaient pas lire », a commenté Risquet et il a ajouté : « J’avais le plus grand respect pour lui, mais j’ai toujours été frappé par la méconnaissance du reste du monde qui était la sienne, la volonté d’exporter un modèle avec générosité mais en ignorant souvent le terrain. »
Ponomarev s’adressait aux partis frères selon un mode qui tendait à provoquer un effet hypnotique chez ses interlocuteurs… Il commençait d’une voix lente et monocorde par un tour d’horizon avec de grands cercles concentriques : l’amitié entre les peuples, la paix notre bien le plus précieux, les relations de toujours du Parti communiste d’URSS et celui de France, et ça durait, ça durait. Puis tout à coup il fallait être très attentif, il désignait le point qui posait problème et là sa voix se tendait imperceptiblement puis il repartait dans une conclusion tout aussi générale que l’introduction.
Ce jour-là il y avait deux points saillants. Le premier était L’Histoire de l’URSS d’Ellenstein. Ponomarev détestait ce livre. Il venait de terminer deux ouvrages, l’un sur la politique extérieure de l’URSS, l’autre sur son histoire et il était indigné non seulement par ce qu’il estimait être une hostilité de principe qui cédait à l’adversaire, mais tout autant par la médiocrité du travail, à ses yeux mal documenté, indigne d’un historien communiste de surcroît.
Le second point était beaucoup plus fondamental, il s’agissait de nos relations avec Mitterrand. Si j’en reste à l’essentiel, il ressortait de ses propos que, vu que ce n’était pas demain la veille que nous ferions la révolution, notre rôle de communistes français était d’aider à ce qu’il y ait en Europe une attitude plus favorable à l’URSS. Donc s’il y avait une chance qu’un gouvernement socialiste plus amical que celui de Giscard, qui s’était acoquiné avec Helmut Schmidt pour retourner à l’atlantisme pur et dur, puisse arriver au pouvoir il fallait la jouer. À ce titre, il nous incitait vivement à nous rabibocher avec Mitterrand avec qui les relations n’étaient pas au beau fixe, c’est une litote — nous étions alors en pleine campagne pour l’actualisation du Programme commun — Ponomarev alla même, si mes souvenirs sont bons, jusqu’à nous inviter à participer à un futur gouvernement pour en infléchir la ligne atlantiste.
En Grèce, en 1982, lors du congrès du KKE, je serai confrontée de la part de la délégation soviétique à la même demande d’entente avec Papandreou avec les mêmes objectifs. Il fallait à tout prix desserrer l’étau de la course aux armements et des missiles.
Pour que l’entretien demeure secret, ce n’était pas Alexandre notre interprète habituel qui traduisait mais Jean George, le correspondant de L’Humanité à Moscou.
Gisèle avait répondu poliment avec les mêmes cercles concentriques mais nettement plus resserrés que nous menions la lutte pour la paix, qu’il s’agissait là d’une question essentielle, mais que notre soutien à Mitterrand devait prendre en compte d’autres paramètres en particulier la situation des travailleurs français et ce qu’ils pouvaient espérer dudit Mitterrand. Notre participation serait subordonnée aux avancées possibles dans ces deux domaines.
Quelques mois après, Ponomarev était venu en personne au Congrès de Valence du Parti socialiste ayant accédé au pouvoir et dans lequel les dirigeants aussi excités que Paul Quilès parlaient de couper des têtes… À un moment, il y a eu une alerte à la bombe… Tous ces fiers héros se sont mis à ramper par terre. Seul Ponomarev a refusé de s’allonger dans les travées, debout les bras croisés, tandis que ses gardes du corps lui faisaient un rempart il fixait l’horizon, altier et inflexible…
Il était bien l’homme que j’avais rencontré au Kremlin. J’avais dit à Jean George à quel point ce compagnon de Lénine était « vert », ce qui avait fait rire le camarade qui partageait mon appréciation. Le secteur international, qu’il s’agisse d’Andropov ou Ponomarev était nettement plus dynamique que Brejnev qui était sur sa fin.
En fait, les deux points soulevés par Ponomarev dans notre discussion n’étaient pas aussi éloignés qu’ils le paraissaient. J’ai eu la curiosité de rechercher un résumé de la biographie d’Ellenstein et la date de parution de son livre : « Un peu marginal dans le parti, mais très soutenu par Roland Leroy, Jean Elleinstein pratique une liberté de ton qui le rapproche des communistes italiens ou espagnols. Nommé directeur adjoint du Centre d’études et de recherches marxistes, il publie entre 1972 et 1975 une Histoire de l’Union soviétique dans laquelle il s’émancipe sensiblement de la version orthodoxe, exprimée depuis 1945 par Jean Bruhat. En cohérence avec sa politique d’ouverture en cette période d’union de la gauche et d’eurocommunisme, le PCF le laisse faire. Jean Elleinstein pousse sa liberté en publiant, en 1975, une Histoire du phénomène stalinien, dans lequel il analyse le stalinisme comme le produit malheureux des circonstances historiques. » Cet extrait de Wikipedia s’il présente quelque exactitude offre peut-être une clé dans ce qui m’est apparu incompréhensible chez Roland Leroy. Celui-ci lors du XXIe congrès s’était montré le gardien du temple de l’orthodoxie marxiste. Dans nos conversations, il avait plusieurs fois souligné l’importance d’avoir une vision historique et il m’avait dit que Fiterman avait le mérite de tenter de voir plus loin. Selon lui, ce dernier était convaincu que le moteur du changement historique s’était déplacé, peut-être vers la Chine. Parlait-il de Fiterman ou de lui ?
En tous les cas, une fois de plus je constate qu’il n’y avait rien de médiocre dans les hésitations qui furent les nôtres, et je suis convaincue que quelqu’un comme Roland Leroy est resté jusqu’à la fin attaché à son parti, simplement il avait une autre estimation historique qu’il n’a cessé d’approfondir jusqu’à rejoindre ceux qui voulaient effacer notre passé, ce qui lui était profondément étranger. Je n’ai qu’un regret, ne pas avoir pu éclairer ce point avant sa disparition il y a peu.
Pourtant, quand j’arrive au Comité central, l’affaire Ellenstein est déjà du passé et en particulier à L’Humanité où René Andrieu qui est désormais le compagnon de son ex-femme, porte sur lui le plus sévère des jugements. Mais il n’est pas question de retourner en arrière sur les acquis d’Argenteuil et l’indépendance des chercheurs. C’est ce que défend Gisèle Moreau, néanmoins elle le fait au nom des principes mais sans manifester une adhésion excessive aux travaux d’Ellenstein.
En revanche la date de parution de L’Histoire de l’URSS me paraît beaucoup plus intéressante que ce qu’on peut aujourd’hui tirer de ces travaux. C’est aux élections législatives de 1974 que le Parti communiste s’aperçoit que le rapport des forces entre lui et le Parti socialiste de Mitterrand est en train de s’inverser. J’ai beaucoup insisté sur le choc qu’a été pour moi en 1973, la déclaration de Gaston Deferre sur le fait que les socialistes étaient les garants des libertés dans l’union de la gauche, en rapprochant cette déclaration de son rôle durant la guerre d’Algérie, le sien et celui de Mitterrand. Mais il y a aussi à la même époque le Chili, l’horreur contre Allende, Pinochet et le plan Condor en Amérique latine. Les socialistes français ne soutiennent pas Allende, ce sont les communistes français qui sont déchirés, une de nos cellules universitaires aixoises prend le nom d’Allende. Cette vague de tortures et d’assassinats initiée par les États-Unis donne le signal également de la contre-révolution néolibérale avec les Chicago-boys à Santiago. Mais elle s’accompagne et ce n’est pas le moindre des paradoxes d’une offensive contre le communisme identifié au stalinisme alors que Staline est mort en 1953 et que, depuis, nul ne peut attribuer les mêmes répressions à ce qui lui a succédé.
1974 correspond aussi ce qui a été présenté comme la justification des politiques néolibérales, de l’austérité imposée aux peuples et la mise en coupe réglée des services publics, « la crise pétrolière ». Ce qui est défini alors comme une crise de l’énergie et qui résulterait de l’épuisement à brève échéance de certaines ressources naturelles dont le pétrole est déjà analysé indépendamment des rapports de force capitalistes et au fait que nous sommes entrés dans une redistribution des marchés et des matières premières caractéristiques de l’impérialisme. Ces conflits ont jusqu’ici pris la forme de guerres qui prolongent les antagonismes politico-économiques. Les deux guerres mondiales ont montré la pertinence de l’analyse qui est celle de Lénine.
Cette crise de l’énergie en 1974 prend des aspects caricaturaux mais très mobilisateurs, ainsi on va jusqu’à éteindre la nuit la ville lumière par mesure d’économie. Le fait que cette inquiétude sur les ressources de la planète se traduise par une austérité imposée aux exploités pour mieux faire gonfler les profits des exploiteurs m’a fait considérer avec suspicion une écologie qui suivait cette logique et un assaut anti-nucléaire plus préoccupé de nucléaire civil que de nucléaire militaire.
Là encore il faudra que j’aille à Cuba pour que s’approfondisse ma conception de l’écologie, je reviendrai certainement sur la manière dont Fidel se montre très tôt sensible à cette question et je l’ai déjà abordé dans un livre (1), mais l’originalité cubaine dans ce domaine est la manière dont est réintroduit le rôle du capitalisme, du pillage systématique de la planète et une manière de partir au contraire des exploités et des nécessités de l’épanouissement intellectuel et physique des exploités pour que cette écologie ait un sens et devienne une préoccupation de masse. De ce point de vue on méconnaît tout ce qu’a réalisé l’URSS dans ce domaine et qui va avec sa politique de prévention en matière de santé. Tchernobyl qui attacha la politique de l’URSS à une catastrophe majeure dans le domaine nucléaire doit être prise en compte mais ne doit pas non plus nous masquer la réalité de cette politique.
Là encore ce fut à Cuba que je découvris que jamais le camp socialiste ne fut en mesure d’imposer sa loi au camp impérialiste et que celui-ci va utiliser sa crise pour se transformer et repartir à l’offensive.
Avec l’apparition d’un camp socialiste même s’il demeurait subordonné à un capitalisme dominant est intervenue une nouvelle donnée, celle d’une politique qui oeuvre pour la paix, l’énergie nucléaire, qui aide à l’équilibre de la terreur. C’est de cela dont nous parle Ponomarev et dont il traite dans un livre très important dans lequel il étudiait la politique extérieure de l’URSS : « La politique extérieure et intérieure des États fut de tout temps déterminé par l’intérêt des classes dominantes (…) Parfois les intérêts de la classe dirigeante coïncidaient avec ceux de toute la nation, notamment au cours des guerres contre l’envahisseur étranger, mais d’ordinaire, ils étaient radicalement opposés (…) La situation changea de fond en comble après la Grande Révolution socialiste d’Octobre en Russie. Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité fut appliquée une politique extérieure nouvelle qui n’était pas destinée à servir les intérêts des exploiteurs mais ceux des travailleurs, de la classe ouvrière au pouvoir. Ce revirement modifia le caractère même de la politique extérieure, ses buts, ses tâches, la source de sa force et de son influence, ses moyens et ses méthodes (2). »
En réalité Ponomarev explique comme Lukács que la classe ouvrière n’a pas d’intérêt dans la guerre et a besoin de la paix. Quand j’aborderai Cuba et le Tiers-monde, il me sera donné l’occasion de décrire les aléas de cette politique extérieure, les doutes qu’elle engendre à partir de Khrouchtchev y compris chez les Cubains, mais quand Risquet moque gentiment Ponomarev, il n’a pas le moindre doute sur le rôle qu’a joué l’URSS en transformant complètement les données de la politique internationale vers la paix et la libération de tous. Ce rôle n’existant plus, il leur faut très vite trouver une parade, le développement du tourisme au plan économique et surtout la solidarité internationale. Ils s’y étaient plus ou moins préparés dès que Khrouchtchev avaient retiré les fusées et après l’intervention soviétique en Europe en 1956, il existait des aires d’influence.
En 1974, le capitalisme désormais totalement sous l’hégémonie des États-Unis entre en crise, ce que la section économique du PCF appelle, avec la baisse tendancielle du taux de profit, la crise du capitalisme monopoliste d’État et va élargir le tout marché, renoncer au keynésianisme. Même s’il est dominant, le capitalisme non seulement est confronté à la réduction de son marché par l’apparition d’un camp socialiste qui ne cesse de s’agrandir mais le Tiers-monde lui-même est soulevé par un énorme espoir de changement avec Cuba et la guerre du Vietnam. On ne perçoit pas le rôle dévastateur joué par la querelle sino-soviétique si on ne mesure pas qu’à cause de cette querelle, il y a réduction de l’aire de développement du socialisme et asphyxie de ses échanges économiques alors même que l’URSS est contrainte à la course aux armements.
Ce que Khrouchtchev a cru être la possibilité d’une victoire s’avère en fait une illusion, de la coexistence pacifique qui est vécue comme un « lâchage » à ses incapacités à saisir la manière dont le capitalisme est en train de se recomposer en particulier le fait que ce dernier élargit la base économique de sa reproduction à la consommation de masse et à des secteurs nouveaux de production comme l’automobile, l’électro-ménager, la pétrochimie, l’électronique. C’est le terrain illusoire dans lequel Khrouchtchev prétend aussi le concurrencer. Mais l’ensemble de l’économie planétaire est intégrée dans ce qui devient l’économie de marché.
Sur le plan international, l’impérialisme américain qui a imposé le plan Marshall à l’Europe a également mis sous sa coupe les anciens empires coloniaux anglais et français, leur laissant le soin d’en gérer les aspects militaires mais ceux-ci prennent possession du néo-colonialisme et de son pillage des ressources énergétiques et minérales nécessaires au développement du marché. Avec 6 % de la population du globe, ils utilisent à leur profit 60 % des ressources. Cela passe par un élargissement de l’écart qui sépare les prix industriels des matières premières et organise le flux des capitaux vers les pays riches. Dans ces années soixante-dix c’est le pétrodollar basé sur l’entente entre l’Arabie saoudite et les États-Unis.
La guerre du Vietnam a infligé une défaite à la France d’abord puis aux États-Unis en ce sens que la démonstration que la guérilla « ne paie pas » a abouti à son contraire. L’offensive sur les droits de l’homme qui débute avec les boat people et chez nous les nouveaux philosophes, Glucksmann et Bernard-Henri Lévy sont la contre-offensive idéologique pour changer le rapport des forces à gauche et Mitterrand est rapidement l’homme de la situation.
Mais si les États-Unis ne se conduisent pas avec leurs alliés européens comme ils le font au Chili, ils n’en surveillent pas moins les velléités d’indépendance, en particulier l’Allemagne déchargée de son fardeau militaire, faute d’un empire colonial, a tendance à reprendre sa course commerciale vers l’est, une manière pacifique de reprendre le projet hitlérien.
1974, la crise de l’énergie, le retour aux politiques d’austérité est donc une recomposition du partage du monde face à la baisse tendancielle du taux de profit, et en ce sens les travaux de Paul Boccara et des économistes du PCF sont une des avancées les plus importantes de ce moment. Mais il faudrait également citer un autre secteur de recherche, celui issu de Joliot-Curie qui défend l’énergie nucléaire.
Quand j’écoute ce jour-là Ponomarev, alors que nous sommes en avril 1980, comme lorsque je verrai en 1982 intervenir la délégation soviétique en faveur d’une alliance du KKE avec Papandreaou, je n’ai pas conscience de ce qui se trame et je me félicite de la fermeté de Gisèle parce que, comme je n’ai cessé de le répéter, je n’ai aucune confiance en Mitterrand. Je ne vois pas plus loin que ça, heureusement Georges Marchais a une vision plus large que la mienne, elle le rapproche de son ami Fidel Castro qui exigera de venir chez lui lors des funérailles de Mitterrand.
Il faudra que je rencontre en 1994, la révolution cubaine et sa résistance héroïque pour que j’adopte un point de vue plus « mondialisé » de ce souci d’indépendance nationale qui est alors le mien. Et il faudra que je rencontre Marianne en 2008 pour que je ne pense plus que la révolution d’Octobre se soit effondrée sous le poids de ses fautes et qu’il n’y a eu personne pour la défendre.
Je n’ai pas voulu adopter un ordre chronologique dans l’écriture de ces mémoires, non seulement parce que ce dont on se souvient se réveille par flash, sollicité par le présent, mais parce qu’il y a un certain nombre d’interrogations qui sont la trame de ce récit et qui se construisent comme un puzzle dont les pièces forment des petits tas dans lesquels on pioche jusqu’à ce que le motif s’impose à vous.
Pourtant, si je suis plus apte que d’autres à entendre ce que Marianne nous murmure, c’est que j’y ai été préparé par Cuba, mais aussi ma rencontre avec le Tadjikistan en Asie centrale. C’est à l’occasion d’une étude de six semaines que j’ai réalisée sur la condition féminine en URSS que j’ai pu prendre contact avec le Cuba de l’Asie centrale qu’était le Tadjikistan. J’ai connu à cette occasion Valentina Vladimirovna Terechkova, qui était présidente de l’Union des femmes soviétiques. Nous avons ri quand elles m’ont avoué leur déception, elles s’attendaient à voir arriver une Parisienne élégante et elles ont vu une Ukrainienne (1). Mais revenons-en à l’Asie centrale, nous sommes en 1988, il y a la guerre d’Afghanistan. Ce qui n’était qu’une menace sourde, en 1974, s’est confirmé en 1980. Lors de notre visite à Ponomarev est désormais devant nous avec la guerre en Afghanistan, je pars à la frontière de ce pays.
C’était si frappant que quand j’ai assisté à l’ouverture de la semaine soviético-indienne, j’étais dans la tribune d’honneur aux côtés d’une magnifique Indienne en sari vert. Au-dessus de nous se tenaient Gorbatchev et le fils d’Indira Ghandhi. Le lendemain, à la grande stupéfaction des Français résidant en Russie, dont Gérard Streiff, ils ont vu le jingle de cette semaine d’amitié orné du portrait de l’Indienne et le mien comme beauté russe typique.
Quand je suis allée étudier les femmes tadjikes, j’étais avec deux amies, l’une russe Gallina, l’autre tadjike Mansour. Celle-ci m’a dit en m’enlaçant affectueusement : « Danielle, raconte-moi comment tu es devenue communiste ? » C’était très important encore pour elle. Mes toasts étaient célèbres, et grâce à Gallina ma traductrice mais aussi celle d’Aragon, on s’y pressait. Un jour nous étions dans un appartement, les voisins l’avaient envahi. Je leur ai parlé des grèves, des travailleurs que l’on renvoyait de leur entreprise. À ma grande surprise, ils ont tous fondu en larmes : « Dis-leur de venir ici, nous les accueillerons. »
C’était la fin, la guerre d’Afghanistan faisait rage… et nous ignorions ce qui allait advenir, ce serait leur Vietnam, mais les femmes tadjikes se réjouissaient de la libération des femmes afghanes, comme elles l’avaient été elles-mêmes…
Les souvenirs de la splendeur de Samarkand remontent tandis que j’écris, comme d’ailleurs la vision de Gabriel García Márquez dans le hall de l’immense hôtel Rossia. Il lit L’Humanité, je la lui emprunte.
Quelque chose a débuté en 1974. En 1973, mon compagnon Pascal Fieschi est allé chercher mon fils en Espagne et me l’a ramené par les routes clandestines qui étaient celles par lesquelles parvenaient les écrits du Parti communiste espagnol.
1.1. Danielle Bleitrach et Jacques François Bonaldi, avec la collaboration de Nicole Amphoux, Cuba, Fidel et le Che ou l’aventure du socialisme, le Temps des cerises, 2007.
2-1. Histoire de la politique extérieure de l’URSS 1917-1945. Sous la direction de B.Ponomarev, A.Gromyko.V.Khvostov. editions du Progrès. Moscou.1971. Traduit du russe sous la rédaction d’Oleg Tarassenkov.
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