Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

Analyse : Message de Xi pour Jack Ma : « Tu n’es rien qu’un nuage »

Pour la clarté de la référence au tableau, il faut lire les notes expliquant que Ma est un caractère chinois qui signifie cheval. Mais c’est l’ensemble de l’article qui témoigne du caractère codé des messages envoyés, rien de ce qui est dit n’est inutile tout a du sens et il est très bien perçu par le monde des affaires. Par exemple, nous avions ici dans histoire et société fait allusion à cette visite de Xi au Jiangsu et noté que dans le projet énoncé par Xi, il était insisté sur la dimension écologique de la croissance, et de la ville “verte”. Nul ne peut s’opposer aux orientations de la planification et les entrepreneurs doivent être intégrés à celle-ci, ne pas jouer leur propre jeu qui in fine sera récupéré par le système financier mondial. Cet article décrit bien les relations entre le pouvoir politique et les capitalistes et ici-même nous avons fait état des relations entre le parti et les capitalistes de Hong Kong, la mise au pas d’HSBC, la banque, la manière dont ces capitalistes ont été incités à remballer leurs marionnettes contestataires et celles des Etats-Unis.. Merci donc à Baran qui nous a traduit de l’anglais ce texte qui témoigne du type de parti qu’il faut pour mener “la dictature du prolétariat” en Chine et ailleurs, la transition au socialisme comme un combat entre hier et demain. Parce que ce parti n’est pas que jeu de sommet, il repose sur une société civile au fait de ce qu’elle peut et doit attendre de ce parti qui fait ce qu’il dit. C’est même une des constantes du pouvoir communiste, de la Chine à Cuba, maintenir la crédibilité de ce qu’il annonce et explique aux citoyens. (note de Danielle Bleitrach, traduction de Baran)

November 19, 2020

Katsuji Nakazawa est un journaliste sénior et chroniqueur au Nikkei, basé à Tokyo. Il a travaillé sept ans en Chine tout d’abord comme correspondant puis en tant que responsable de la section chinoise. Il a obtenu en 2014 le prix de meilleur reporter international attribué par le Vaughn-Ueda International Journalist’s Award. 

TOKYO – Vingt et un ans après sa mort, le maître peintre japonais Kaii Higashiyama a dû se retourner dans sa tombe, lorsqu’il y a quelques jours le gouvernement chinois a utilisé une de ses peintures pour envoyer un avertissement fort à l’homme le plus riche du pays. 

Dans la soirée du 2 novembre, quelques instants après que Jack Ma Yun, le fondateur du géant du commerce électronique Alibaba Group, ait été convoqué par les autorités chinoises pour un interrogatoire, un article à message codé est publié sur la plateforme WeChat du compte officiel de Xinhua. [1]

L’article – intitulé « Ne Parle Pas Sans Penser, Ne Fais Pas Ce Que Tu Veux, Les Gens Ne Peuvent Pas Agir A Leur Guise » -[2] ne fait aucune mention à Ma. Mais il était accompagné d’une saisissante peinture bleue de Higashiyama qui montre dans le ciel un nuage blanc en forme de cheval. 

En chinois, « Ma » signifie cheval et « Yun » nuage[3]. Le destinataire visé par l’article était clair.

Certains énoncés étaient marqués en gras pour mettre l’accent dessus. La phrase finale se présentait ainsi :

« Il y a un prix derrière chaque chose. Si tu n’en as pas le capital[4], ne fais pas ce que tu veux ».

[PHOTO DESCRIPTION]Jack Ma a été particulièrement audacieux dans son discours au sommet du Bund à Shanghai, où il a critiqué les régulateurs chinois, le système financier du pays et les banques chinoises. © AP

La peinture de 1972 s’intitulait « Fleecy Clouds » (nuage de flocons) 

Il s’est vite répandu le bruit d’après lequel la publication de la chronique, suggérant que le cheval pourrait être soufflé comme un nuage, a reçu la bénédiction des plus hauts dirigeants de la Chine. 

En tant que membre du Parti communiste chinois au pouvoir, Ma est tenu de faire preuve d’une loyauté absolue envers le système. 

Mais l’entrepreneur de 56 ans a fait des remarques considérées comme contestant les intentions du comité central du parti, dirigé par le président Xi Jinping. 

En prenant la parole lors d’une conférence financière à Shanghai le 24 octobre, le milliardaire a vertement critiqué les régulateurs chinois, affirmant que les anciennes réglementations financières du pays retardaient l’innovation technologique. 

 « La Chine n’a pas de problème de risque financier systémique », a déclaré Ma lors du sommet du Bund. 

« La finance chinoise est fondamentalement sans risque ; le risque provient plutôt de l’absence d’un système financier ». 

« Une bonne innovation n’a pas peur des réglementations, mais elle craint celles qui sont périmées. Nous ne devons pas utiliser la manière de gérer une gare pour réglementer un aéroport. » 

Ma a également ciblé les banques chinoises, affirmant qu’elles opèrent avec une mentalité de « prêteur sur gages ». 

Ma a été particulièrement audacieux de s’exprimer comme cela devant Wang Qishan, le vice-président de la république, qui a été pendant des années au centre de l’administration financière chinoise. 

Les critiques de Ma s’adressaient également au vice-premier ministre Liu He, un assistant de Xi Jinping, en charge de superviser la politique macroéconomique de la Chine. Ses paroles, bien sûr, ont été transmises aux échelons supérieurs. 

[PHOTO DESCRIPTION]A gauche, le Vice Premier ministre Liu He, à droite, le Vice-Président Wang Qishan. Jack Ma a partiellement dirigé ses critiques à Liu pendant qu’il parlait à Wang (ancien responsable de l’administration financière de la Chine durant des années). © AFP / Jiji

Ma a été le pionnier du commerce électronique et sans numéraire, mais ses propos étaient imprudents et il a fini par marcher sur la queue du tigre. 

Comme pour marquer l’occasion, le lendemain de l’utilisation de la peinture de Higashiyama par Xinhua, l’entrée en bourse planifiée à Shanghai et à Hong Kong d’Ant Group, la branche financière d’Alibaba, a été suspendue. 

Le report de dernière minute de ce qui devait être la plus grande collecte de fonds de l’histoire, a été le fait du régime Xi, priorisant les questions domestiques à la crédibilité internationale du marché chinois. 

Ant Group est d’une dimension inégalée. Plus d’un milliard de personnes utilisent Alipay, son principal service de paiement par smartphone. Il offre également une gamme d’autres services, notamment des prêts, des avances de fonds et des évaluations de risque de crédit. 

Les critiques, quant à eux, ont déclaré que cette situation posait un danger pour l’ordre financier actuel de la Chine. 

Pour sa part, Ma est restée à l’écart de la politique. Contrairement aux fondateurs de Tencent, Baidu et d’autres géants de la technologie, il n’est pas membre des « deux sessions », le rassemblement annuel de l’assemblée législative et du principal organe consultatif chinois. 

[PHOTO DESCRIPTION]PonyMa, PDGdeTencentetJackMa,présidentexécutifd’Alibaba, assistentàunévénementàlaGrandeSalleduPeupleàPékinen2018. © Reuters

Cela dit, lacroissance rapide de son empire commercial a été d’une certaine façon protégée par ses relations politiques. Ma a une relation relativement étroite avec l’ancien président Jiang Zemin, qui dirigeait la dénommée faction de Shanghai, avec son bras droit, l’ancien vice-président Zeng Qinghong et les gens autour d’eux.

Alibaba est une entreprise privée née dans la province du Zhejiang, à deux pas de Shanghai.

Cependant, la clé pour comprendre le vacillement actuel de Ma pourrait se rapporter à sa relation avec Xi.

Xi a passé de nombreuses années dans le Zhejiang en tant que fonctionnaire, consolidant progressivement sa base politique.

Les lieutenants qui l’entouraient depuis cette époque ont accédé à des postes clés dans tout le pays une fois que Xi a pris le pouvoir. On les appelle la « faction du Zhejiang ».

Mais Ma n’est pas connu pour être proche d’eux. Peut-être pour deux raisons. Il connaissait les risques de se rapprocher trop de la politique. Il était également confiant en ses capacités et n’en ressentait pas le besoin.

« L’argent et le pouvoir politique ne peuvent pas coexister », a dit un jour Ma. « L’un est le baril de poudre et l’autre est la mèche. S’ils cohabitent, une explosion se produit. Ou se produira. »

Fondamentalement marchand dans l’âme, il a toujours eu une bonne intuition pour saisir le souffle incertain des marées.

À un âge relativement jeune, il a décidé de se déporter de la gestion quotidienne des affaires. Chaque fois qu’il pensait qu’il devenait trop visible, Ma se retirait, mais à chaque fois le projecteur brillait plus fort et il ne pouvait pas disparaître.

En mai 2013, deux mois après l’élection présidentielle de Xi, Ma a officiellement pris sa retraite de PDG d’Alibaba pour se consacrer à son poste de président de société.

En mars 2018, Xi a fait pression pour une réforme constitutionnelle, supprimant la limite des deux mandats présidentiels de cinq ans et ouvrant la voie à la prolongation de son propre règne.

Le mouvement de puissance de Xi[5] a poussé Ma à précipiter une décision. Dans les six mois suivant la révision de la constitution, Ma annonça sa mise à la retraite : « je prendrai ma retraite dans un an »[6]. Il démissionna de son poste de président en septembre 2019. Il seretira également du conseil d’administration dans la foulée.

Mais cette fois, Ma ne semble pas avoir réussi à se tenir à distance de la politique chinoise.

[PHOTO DESCRIPTION]Le président Xi Jinping se rend à Jiangsu, la ville natale de l’ancien président Jiang, pour la première fois depuis qu’il est devenu le principal dirigeant chinois en 2012, marquant symboliquement son triomphe politique sur Jiang et d’autres anciens du parti. © Xinhua / Kyodo

Lors de sa tournée d’inspection dans la province de Jiangsu, Xi a donné un indice sur ce qu’il pensait. 

Lors de sa visite au musée Nantong, le président a passé un moment à regarder une exposition d’œuvres représentant Zhang Jian, un industriel et éducateur chinois de la fin du XIXe et du début du XXe siècle qui a fondé ce musée. 

Les œuvres exposées montraient comment Zhang dirigeait des entreprises bénéficiant à la nation, développait l’éducation, et participait à des actions de services publics. 

Xi saluant Zhang comme « source d’inspiration de tous les entrepreneurs privés chinois », affirma que le musée et son ancienne résidence devraient être transformés en une base d’éducation patriotique, « pouvant renforcer le sens des responsabilités et l’entrepreneuriat social », a rapporté Xinhua. 

Seulement dix jours après l’interrogatoire de Ma par les autorités, le président chinois a vivement recommandé aux entrepreneurs privés de ne pas être égoïstes. 

Un autre point notable de la tournée de Xi Jiangsu est qu’il s’est rendu à Yangzhou, la ville natale de l’ancien président Jiang, pour la première fois depuis qu’il est devenu le principal dirigeant chinois en 2012. 

Il y a six ans, Xi a créé l’émoi en inspectant Zhenjiang, une ancienne ville au sud de Yangzhou et juste de l’autre côté du fleuve Yangtze. 

Le nom de Zhenjiang pourrait avoir des connotations politiques inquiétantes. Zhen signifie calme, Jiang signifie rivière. Cela pourrait être lu comme « ramener Jiang sous contrôle ». C’est pourquoi même on s’est dispensé de baptiser ainsi un pont achevé en 2005 qui reliait Zhenjiang et Yangzhou sur le fleuve Yangtze. 

Il y a six ans, la Chine était encore sous le choc de la tempête politique qui a fait rage au cours de la campagne anti-corruption de Xi, voyant Zhou Yongkang, un ancien membre du Comité permanent du bureau politique, mis en examen pour corruption. 

Le comité est le principal organe décisionnel du parti. Jiangsu était la base du pouvoir de Zhou ainsi que de l’ancien président Jiang. La visite de Xi à Zhenjiang six ans auparavant reflétait sa détermination à briser le règne des anciens du parti par sa répression de la corruption. 

À la fin du mois dernier, lors de la cinquième session plénière du 19e Comité central du Parti, il n’y avait eu aucun changement d’effectif impliquant une promotion de successeurs éventuels, ouvrant un boulevard à Xi pour étendre son règne. 

La visite politiquement sensible à Yangzhou, ressemblait presque à une étape de vainqueur, commémorant le triomphe de Xi dans sa lutte de pouvoir contre Jiang et d’autres anciens du parti. 


[1]Note de lecture : Agence de presse nationale (l’AFP chinoise en quelque sorte)

[2]Note de traduction : il semble que c’est avec des lettres capitales et en gras que le titre a été publié.

[3]Note de lecture : ce qui n’est pas souligné dans l’exercice de décodage du journaliste autour de la notion de nuage (=cloud), c’est l’interprétation technologique, relative aux moyens de production.En effet,d’une signification plus large que la relation à l’individu Ma et son prénom, le « cloud »est également le symbole marketing (et métaphysique) des entreprises fournissant des services numériques (fameux « cloud computing »), qui sont en réalité fondés sur des « data center » bien réels. C’est là où ça devient important : le jeu de décodage sur le nuage apparait dans sa dimension matérialiste comme une référence directe à l’infrastructure technologique d’Alibaba. Il est bon de rappeler qu’en Chine une loi oblige les entreprises collectant les données à installer ou exploiterdes centres informatiques situés sur le territoire chinois. En outre, c’est sur cette configuration des forces productives matérielles que se fonde le modèle économique d’Alibaba.Autrement dit : le cloud doit payer son loyer !

[4]Note de traduction : « si tu n’en as pas les ressources » passe mieux en français mais étant donné que dans le texte de base l’auteur utilise la notion de capital, j’ai laissé « capital ».

[5]Note de traduction : « Xi’s power play » peut aussi être traduit plus littéralement par « jeu de puissance » ou avec l’idée de « direction de pouvoir ».

[6] Septembre 2018

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