Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

Lire dans les lacunes de l’Histoire ceux que l’on a fait taire…

https://www.arte.tv/fr/videos/069117-004-A/quand-l-histoire-fait-dates/

Fascinante histoire, Patrick Boucheron dit des choses importantes sur l’imaginaire, sur la lecture des lacunes, sur la manière dont les sociétés héritent de cet impensé : une mémoire collective? Ce qui est un bien grand mystère. Comment en effet passer de cette conscience qui ne peut être qu’individuelle à ces représentations collectives qui créent des dispositions à agir et les conditions de mobilisation, d’inertie qui influent sur les changements sociaux.

Boucheron a pour une part l’élégance et la pédagogie d’un Duby mais il lui manque ce souci de Duby de ne jamais perdre de vue le rôle de ceux que l’histoire condamnait au silence, les paysans, les producteurs, mais aussi les femmes.

Mais voyons ce qu’est ce silence à travers une oeuvre majeure de la littérature médiévale.

On ne rencontre pratiquement jamais de paysan dans la littérature médiévale. Pourtant chez Chrétien de Troyes (1), que j’ai lu dans sa traduction par Joseph Bédier, il y a un épisode où l’on rencontre ce vilain qui ne se fond pas dans le décor mais est aussi un acteur de l’histoire. Cet épisode est celui du Chevalier au Lion ..

Dans tout un cycle d’aventure où l’on trouve les ingrédients habituels de la quête des chevaliers de la cour du roi Arthur, dans la forêt de Brocéliande auprès d’une fontaine magique, l’amour d’une noble dame à qui l’on promet de revenir, la folie pour avoir manqué à la promesse et perdu l’amour de la dame et le château qui va avec, le héros flanqué d’un lion accomplit des exploits. Mais ce qui m’avait frappé dans cet ensemble de récit de littérature courtoise est cette rencontre avec le “vilain” dont la description et les mœurs laissent quasiment penser que l’on a affaire à une autre espèce, “une créature ” comme le dit le texte. Notez également que le Maure est une catégorie tout aussi indéfinie, un païen, ceux qui attaquent Roland à Roncevaux et qui peuvent être des habitants du lieu, les ancêtres des Béarnais. Il y a entre ces deux types d’homme une bizarre égalité et l’on sent que le chevalier n’aurait pas le dessus, le vilain ne se laisse pas impressionner et quand l’autre lui parle “d’aventure” on sent qu’il pense qu’il y a là des sornettes, que ce fils à papa (j’interprète) mérite qu’on l’envoie à la fontaine où les bêtes s’abreuvent.

Un vilain qui ressemblait à un Maure, laid et hideux à l’extrême – une créature si laide qu’on ne pourrait la décrire -, était assis sur une souche, une grande massue à la main. Je m’approchai du vilain, et vis qu’il avait la tête plus grosse que celle d’un roncin (2) ou d’ une autre bête, cheveux emmêlés et front pelé, large de plus de deux empans, oreilles moussues et grandes comme celles d’un éléphant, les sourcils immenses et le visage plat, yeux de chouette et nez de chat, bouche fendue comme un loup, dents de sanglier, aigües et rousses, barbe noire, moustaches entortillées, et le menton soudé à la poitrine, longue échine, tordue et bossue. Il était appuyé sur sa massue, vêtu d’un bien étrange habit, ni de lin ni de laine : à son cou étaient attachées les peaux de deux taureaux, ou de deux bœufs, récemment écorchés. Le vilain sauta sur ses pieds dès qu’il me vit m’approcher de lui. Je ne sais s’il voulait porter la main sur moi ni ce qu’il voulait entreprendre, mais je me tins prêt à me défendre, jusqu’au moment où je vis qu’il se tenait debout tout coi, sans bouger. Il était monté sur un tronc et avait bien dix-sept pieds de haut. Il me regardait et ne disait mot, pas plus qu’une bête n’aurait fait, et je crus qu’il n’avait pas de raison et ne savait pas parler.
Toutefois, je m’enhardis tant que je lui dis :
” Va, dis-moi si tu es bonne créature ou non !”
Il me dit:

  • Je suis un homme.
  • Quelle sorte d’homme es-tu ?
  • Tel que tu le vois; jamais je ne suis autre.
  • Que fais-tu ici?
  • Je me tiens ici, je garde les bêtes dans ce bois.
  • Tu les gardes? Par Saint Pierre de Rome! Elles ne connaissent pas l’homme. Je ne crois pas qu’en plaine ou dans les bois, ni en d’autres lieux, on ne puisse garder de bête sauvage, si elle n’est attachée ou enclose.
  • Je garde celles-ci et m’en fais obéir si bien que jamais elles ne sortiront de cet endroit.
  • Comment fais-tu? Dis-moi la vérité.
  • Il n’y en a pas une qui ose bouger dès qu’elle me voit venir. Car, quand je peux en saisir une, de mes poings, que j’ai durs et forts, je la tiens si rudement par les deux cornes que les autres tremblent de peur et se rassemblent toutes autour de moi comme pour demander grâce. Nul ne pourrait s’y fier, sauf moi, ni se mettre au milieu d’elles sans être tué aussitôt. Ainsi, je suis le maître de mes bêtes. Et tu devrais à ton tour me dire quelle sorte d’homme tu es et ce que tu cherches.
  • Je suis, tu le vois, un chevalier qui cherche ce qu’il ne peut trouver. J’ai cherché et je n’ai rien trouvé.
  • Et que voudrais-tu trouver?
  • L’aventure, pour mettre à l’épreuve ma vaillance et mon courage. Je te demande donc – et t’en prie et t’en supplie – si tu sais quelque chose, donne-moi des conseils, sur l’aventure ou la merveille.
  • Pour cela, il te faudra t’en passer. De l’ “aventure”, je ne sais rien, et jamais je n’en ai entendu parler. Mais si tu voulais aller près d’ici jusqu’à une fontaine, tu n’en reviendrais pas sans mal, si tu veux faire ce qu’elle exige.”

Le chevalier prend alors la route de cette étrange fontaine…

Donc quand ce dimanche 22 novembre 2020, j’ai écouté Boucheron raconter comment l’Islam conquiert l’espace méditerranéen non par le glaive et l’épée mais par le désir des élites selon lui, de la même manière que Rome et sa pax romana sa civilisation conquiert les dites élites qui veulent être romaines, j’ai été séduite par son érudition mais insatisfaite. Son discours est de l’ordre de l’évidence pour ce que nous sommes devenus, nous qui pensons que le peuple, les couches populaires ont moins d’importance qu’un passage à la télévision. Avec notre actuelle vision du mode, mais tout ce que je sais de l’Histoire me fait dire qu’il demeure trop dans l’idéologie, les représentations. Il ne voit pas leur relation avec ce qui crée le collectif et que met si bien en évidence l’autre sujet d’Arte de ce week end (l’odyssée de l’écriture). Boucheron passe sans transition du “silence” aux peurs d’aujourd’hui et la référence à ces épidémies de peste inscrites dans nos gènes. Par quel moyen ? Ce que nous a appris l’odyssée de l’écriture, c’est que c’est à partir de la base matérielle, des coopérations dans le travail que nait l’innovation créatrice, l’écriture sert à une comptabilité et de là passe par la conceptualisation, l’imaginaire. Et là on retrouve d’autres périodisations. Ainsi le christianisme et sa diffusion correspondent à la crise de l’esclavage, l’islam à des circuits d’échange caravaniers, et la peste va peser sur la remise en cause du servage…

Boucheron fait état du silence des sources concernant la peste qui tue un tiers du continent européen au Moyen Age et la moitié du monde urbain correspond à un autre grand silence des textes, celui sur la paysannerie et sur les ouvriers artisans au Moyen Age. Boucheron parle du tardif Décameron de Boccace écrit entre 1349 et 1353, dans lequel un groupe de jeunes aristocrates fuit la ville en proie à l’épidémie -qui ne porte pas encore le nom de peste- et se raconte des histoires souvent licencieuses. Mais ces jeunes aristocrates, nous dit-il, se contentent d’évoquer les ensevelissements massifs mais s’intéressent peu aux morts, peut-être parce que ceux-ci sont comme dans toutes les épidémies, les premiers de corvée, une hypothèse qu’il ne pose jamais, à l’inverse d’un autre historien des mentalités qu’est Ginzburg. Peut-être parce que comme moi, Ginzburg sait qu’il fait partie des boucs émissaires désignés et cela réveille le côté de l’Histoire qu’il ne veut pas voir effacer.

Aujourd’hui, il y a ceux qui face aux périls on choisi la haine de classe, celle des Révolutions, la manipulation, le négationnisme, il y a aussi ceux qui ne veulent pas trancher en espérant changer un peu mais pas trop. Ceux-là à la limite, ils peuvent regretter le temps où le PCF organisait la formation et la promotion des couches populaires, que l’on n’ose plus appeler la classe ouvrière, et dans le même mouvement celui des femmes devenues citoyennes, éligibles, travailler à la décolonisation, mais il n’est pas question pour eux d’aller jusqu’à la dictature du prolétariat, sans laquelle cette “promotion” n’est qu’un leurre, des conquis toujours repris… Par rapport à ce temps d’épidémie qui révèle l’incapacité de notre société et de sa classe dominante à y faire face, ce qui me navre c’est moins ce silence qui dure depuis l’aube des siècles, que de voir s’effacer la tentative du XXe siècle de faire enfin entendre la voix de ceux qui sont capables de prendre les mesures qui s’imposent.

Ce qui est sur c’est que je suis là sur le noyau dur de mes engagements d’une vie et sur mes désengagements d’aujourd’hui.

Danielle Bleitrach

(1) Chrétien de Troyes (né vers 1130 et mort entre 1180 et 1190) est un poète français, considéré comme le fondateur de la littérature arthurienne en ancien français et l’un des premiers auteurs de romans de chevalerie. Il est au service de la cour de Champagne, au temps d’Henri le Libéral et de son épouse Marie de France. Il a également influencé les troubadours du sud et il conte les aventures des chevaliers de la table ronde.

2) Roncin : A partir du XII° siècle, le cheval de trait va commencer, très lentement, à remplacer le bœuf comme animal de labour, surtout dans la moitié nord de la France. Le paysan apprend aussi à utiliser un collier d’épaule, mis en usage dès le XI° siècle. Le roncin est un cheval de travail, utilisé par les paysans, qui, dans le texte de Chrétien de Troyes, est présenté comme une bête “boiteuse, chétive, maigre et épuisée”: le chevalier ne peut le monter sans déchoir de son rang !

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