Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

Ludo Martens : le révisionnisme de Boukharine

Il va y avoir cette semaine, dimanche, la présentation du film de Konchalovsky Michel-Ange, cela nous redonnera l’occasion de reparler de la création artistique et du pouvoir d’État, du stalinisme aussi qui n’est pas toujours ce qu’on en a dit, en particulier à propos du cinéma. Chacun sait que je plaide non pas pour une “réhabilitation” du stalinisme comme on m’a en a prêté le projet mais pour que les communistes reconstituent leur propre histoire, à leur manière, en fonction de leur but, de ce qui a été réalisé, des erreurs, ce qui avait été y compris entamé en 1983 et qui depuis 1996, la mutation, est devenu simple alignement sur les positions de la bourgeoisie. Le seul marxisme autorisé dans le PCF étant le trotskysme. Là encore, je ne suis pas pour l’exclusion de ce courant de pensée, quand j’étais à la rédaction de Révolution, je me suis battue pour publier certains de leurs écrits, mais je lui refuse l’hégémonie et qu’ils continuent à vider dans le présent d’ancestrales querelles quitte à être le groupe tampon idéal de la contre-révolution. Il y a des livres qui méritent d’être relus, qui devraient être réimprimés comme celui de Ludo Martens. Il aborde en particulier une question qui m’a toujours préoccupée celle de l’exécution de Boukharine, c’est un peu à mes yeux l’exécution de Camille Desmoulin. J’ai du mal à comprendre son utilité révolutionnaire. Il faut contextualiser, comprendre les enjeux. Notez qu’il fait référence aux travaux de Stephen Cohen qui vient de mourir, et qui à cette occasion a été salué par Ziouganov comme un chercheur honnête qui n’a pas déformé l’histoire tout en réhabilitant Boukharine. Si je n’avais pas été à Cuba, je n’aurais jamais entendu parler de tout ça… et la mise en tutelle intellectuelle des Français, à commencer par les communistes m’est insupportable parce que ces questions éclairent aujourd’hui c’est ce à quoi nous invitait le livre de Ludo Martens. Je vais vous en proposer une relecture en quelques épisodes. (note de danielle Bleitrach)

Contexte cinématographique : Le Pré de Béjine

C’est un film soviétique de 1937, réalisé par Sergueï Eisenstein.Il raconte l’histoire d’un jeune fermier tentant de s’opposer à son propre père, qui a l’intention de trahir. Il s’agit de la vie de Pavlik Morozov, un jeune Russe qui devint un martyr politique après son assassinat par sa famille en 1932, le jeune homme ayant dénoncé son père au gouvernement. Morozov fut ensuite mis à l’honneur dans les programmes scolaires, les poèmes, la musique, et dans ce film. Il avait été tourné de 1935 à 1937 avant d’être arrêté par le gouvernement central soviétique, qui disait qu’il contenait des erreurs artistiques, sociales et politiques. Certains, toutefois, prirent l’exemple de ce film pour critiquer l’ingérence du gouvernement sur le cinéma, étendant cette critique à Joseph Staline lui-même. Eisenstein considéra ensuite son travail comme étant une erreur. On l’a cru perdu dans les bombardements de la seconde guerre mondiale. Cependant des morceaux en furent retrouvés. Riche en symbolisme religieux, qui transforme l’histoire en sacrifice d’Abraham, le film et son histoire devint un sujet d’études. L’intérêt qui fut porté au film dans et hors de l’industrie cinématographique est dû à sa nature historique, les circonstances de sa production et de son échec, et à la beauté de son image. En dépit de l’échec du film, Eisenstein continua sa carrière en particulier à travers le triomphe d’Alexandre Newski: il gagna des prix, et devint directeur artistique du grand studio Mosfilm. Ce qui illustre à la fois le débat autour du réalisme socialiste et le fait qu’en 1937, les condamnations ne conduisent pas au goulag nécessairement. Ce que Ludo Martens tend également à montrer.

Le contexte du procès de Boukharine

Voici en effet la manière dont Ludo Martens juge Boukharine et expose son procès, l’essentiel est la contextualisation historique, celui d’une guerre sans pitié menée contre la jeune union soviétique, ce qui nous parait excessif dans le jugement, l’est moins si l’on n’oublie pas ce contexte. En outre, ce que défend avec quelque pertinence Ludo martens c’est le fait que comme dans le cas ci-dessus d’Eiseinstein pendant tout un temps celui qui est condamné sur un sujet précis n’est pas arrêté et retrouve même son statut. Ludo Martens est très convaincant sur le fond de son analyse à savoir que la période est caractérisée par de grandes victoires et une amélioration indéniable pour les peuples soviétiques et la réaction ne peut vaincre l’Union soviétique qu’en mettant à sa tête un ancien bolchevique jouissant d’un grand prestige. D’où le thème récurrent des trotskistes (et des capitalistes étrangement intéressés à la survie des « purs » bolcheviques), Ludo Martens a également raison de dénoncer l’idée que Staline a détruit tout autour de lui. Il y a autour de lui autant et plus de vieux bolcheviques-, mais je maintiens que l’on ne peut pas en user avec Boukharine comme avec Zinoviev ou Trotski. Nous pouvons à la fois dénoncer le rapport Khrouchtchev et surtout Gorbatchev, revoir le bilan plus que positif de l’URSS et y compris le rôle de Staline, en accordant une autre place à des questionnements comme celui de Boukharine. Non pas pour en rajouter sur le procès de Staline, sur cette question historique ma contextualisation se rapproche de Ludo Martens. Mais je maintiens donc qu’à l’inverse de Trotski Boukharine relève encore du débat interne, comme celui que nous avons avec les choix actuels de Cuba ou ceux du Vietnam et de la Chine et que ces choix m’intéressent à l’inverse du jugement de Ludo Martens, parce qu’il me semble que ces choix ont opéré une critique de fond de certains des opportunismes de Boukharine concernant le pluralisme alors même qu’il est affirmé la fin de la lutte des classes, on se met à créer de toute pièce des partis anti-bolcheviques qui deviennent les points de ralliement de la contre-révolution impérialiste, ce qui a été la stratégie de Gorbatchev, autre chose est la base du rassemblement national et populaire, les choix en matière de développement et que ces choix m’intéressent à l’inverse du jugement de Ludo Martens,  OUTRE MON OBSESSION MÉTHODOLOGIQUE: SÉPARER L’ANALYSE DES RÉSULTATS ÉCONOMIQUES, POLITIQUES ET CULTURELS POUR LA POPULATION, LA CLASSE OUVRIÈRE, ET LA LUTTE ENTRE FACTIONS POUR LE POUVOIR, LIRE CES LUTTES AU CONTRAIRE A PARTIR DE LA PREMIÈRE ANALYSE. EN QUOI POURTANT CES LUTTES DE FACTION PEUVENT-ELLES RENDRE COMPTE DES PHÉNOMÈNES DE TRANSITION ?  (note de Danielle Bleitrach)

Le texte de Ludo Martens

A partir de 1931, Boukharine joue un rôle prépondérant dans le travail du Parti parmi les intellectuels. Son influence est grande dans la communauté scientifique de l’URSS et au sein de l’Académie des Sciences.80
Comme rédacteur en chef du journal gouvernemental Isvestia, Boukharine peut promouvoir son propre courant politique et idéologique.81 Au premier congrès des écrivains, Boukharine fait l’éloge de Boris Pasternak qui prône un «apolitisme militant» en littérature.82
Boukharine, resté l’idole des paysans riches, devient aussi le porte-drapeau des nouveaux technocrates.

L’Américain Stephen Cohen a écrit une biographie intitulée Nicolas Boukharine. La vie d’un bolchevik. Cohen prétend que Boukharine se rallia à la direction de Staline, pour mieux la combattre… Voici sa thèse. «Il était évident pour Boukharine que le Parti et le pays entraient dans une nouvelle période d’incertitude, mais aussi de possibilités de changements dans la politique intérieure et extérieure soviétique. Pour participer à ces événements et pour les influencer, lui aussi, il devait adhérer à la façade d’unité et d’acceptation inconditionnelle de la direction exercée par Staline dans le passé, façade derrière laquelle la lutte secrète pour l’orientation future du pays serait menée.»83

En 1934-1936, Boukharine écrit abondamment sur le danger fasciste et sur la guerre inévitable avec le nazisme. Parlant des mesures à prendre pour préparer le pays à la guerre future, Boukharine définit un programme qui constitue, en fait, une remise à jour de ses anciennes idées opportunistes de droite et sociales-démocrates. Il faut, dit-il, éliminer «l’énorme mécontentement parmi la population», principalement parmi les paysans. C’est une nouvelle version de son ancien appel à la réconciliation avec les koulaks — la seule classe réellement «mécontente» à la campagne, en ces années-là. Pour attaquer l’expérience de la collectivisation, Boukharine développe une propagande sur le thème de «l’humanisme socialiste», dont le critère serait «la liberté du développement maximal du nombre maximal de gens». Au nom de «l’humanisme», Boukharine prêche la conciliation de classe et «la liberté du développement maximal» pour les éléments bourgeois anciens et nouveaux. Pour être en mesure de résister au fascisme, il faut introduire des «réformes démocratiques» et offrir une «vie prospère» aux masses. Or devant la nécessité de grands sacrifices en vue de la résistance, la promesse d’une «vie prospère» tient de la démagogie. Cependant, dans cette société encore peu développée, les technocrates et les bureaucrates aspirent déjà à la «démocratie» pour leur tendance bourgeoise naissante et à une «vie prospère» au détriment des masses travailleuses. Boukharine est leur porte-parole.

L’essentiel du programme boukharinien était la cessation de la lutte des classes, la cessation de la vigilance politique envers les forces antisocialistes, la promesse démagogique d’une amélioration immédiate du niveau de vie, la démocratie pour les tendances opportunistes et sociales-démocrates. Cohen, qui est un anti-communiste militant, ne se trompe pas lorsqu’il voit dans ce programme le précurseur de la ligne Khrouchtchev.84

Boukharine et les ennemis du bolchevisme

En 1936, Boukharine fut envoyé à Paris auprès du menchevik Nikolaïevski, qui possédait certains manuscrits de Marx et d’Engels. L’Union soviétique voulait les acheter. Nikolaïevski a témoigné sur ses entretiens avec Boukharine. «Boukharine avait l’air d’aspirer au calme, loin de la fatigue qu’imposait la vie à Moscou. Il était fatigué.»85 «Boukharine me laissa entendre indirectement qu’il s’était senti saisi d’un grand pessimisme en Asie centrale et qu’il avait perdu son désir de vivre. Cependant, il ne voulait pas se suicider.»86
Ainsi, Boukharine apparaît en 1936 comme un «vieux bolchevik», moralement fini, envahi par l’esprit de capitulation et le défaitisme.

Le menchevik Nikolaïevski continue: «Je connaissais l’ordre du Parti interdisant aux communistes de parler à ceux qui n’en étaient pas membres des rapports existant au sein du Parti. Nous eûmes cependant de nombreuses conversations sur la situation interne du Parti. Boukharine avait envie d’en parler.»87 Boukharine, le «vieux bolchevik», rompit les règles les plus élémentaires d’un Parti communiste, en face d’un ennemi politique. «Fanny Yezerskaïa essaya de le persuader de rester à l’étranger. Elle lui dit qu’il était nécessaire de fonder un journal d’opposition à l’étranger, un journal qui serait réellement informé de ce qui se passait en Russie et qui pourrait y exercer une grande influence. Elle affirmait que Boukharine était le seul à pouvoir remplir ce rôle.
Mais elle m’a rapporté que Boukharine lui répondit: ‘Je ne crois pas que je pourrais vivre sans la Russie. Nous
sommes tous habitués à ce qui s’y passe et à la tension qui y règne’.»88
Boukharine se laissa approcher par des ennemis qui complotaient le renversement du régime bolchevik; sa réponse évasive démontre qu’il n’adoptait pas une attitude de principe à la proposition provocatrice de diriger une revue antibolchevique à l’étranger.
Nikolaïevski continue son témoignage: «Lorsque nous étions à Copenhague, Boukharine me rappela que Trotski se trouvait relativement près de nous, à Oslo. Avec un clin d’oeil, il me suggéra: ‘Si nous prenions cette malle pour aller passer un jour chez Trotski?’, et il poursuivit: ‘Evidemment, nous nous sommes battus à mort, mais cela ne m’empêche pas d’avoir pour lui le plus
grand respect’.»89
A Paris, Boukharine rendit aussi visite au chef menchevik Fedor Dan, auquel il confia qu’à ses yeux, Staline n’était «pas un homme, mais un diable».90
En 1936, Trotski était partisan d’une insurrection anti-bolchevique. Dan était un des principaux chefs de la contre-révolution sociale-démocrate. Boukharine s’était politiquement rapproché de ces deux individus.
Nikolaïevski:«Il me demanda un jour de lui procurer le bulletin de Trotski pour pouvoir lire les derniers numéros. Je lui fournis également des publications socialistes, y compris le Sotsialistkhesky Vestnik.»91 «Un article dans le dernier numéro contenait une analyse du plan de Gorky visant à regrouper l’intelligentsia en un parti séparé pour prendre part aux élections. Boukharine déclara: ‘Un second parti est nécessaire. S’il n’y a qu’une seule liste électorale, sans opposition, cela équivaut au nazisme’.»92 «Boukharine sortit un stylo. ‘C’est avec lui que la Nouvelle Constitution soviétique a été entièrement rédigée, du premier au dernier mot’. Boukharine était très fier de cette constitution. Dans l’ensemble, c’était un cadre bien conçu pour une transition pacifique de la dictature d’un parti à une vraie démocratie populaire.»93
«S’intéressant» aux idées de Trotski et des sociaux-démocrates, Boukharine en vient à reprendre leur thèse principale de la nécessité d’un parti d’opposition anti-bolchevik, qui deviendra inévitablement le point de ralliement de toutes les forces réactionnaires. Nikolaïevski poursuit: «L’humanisme de Boukharine est dû pour une grande part à la cruauté de la collectivisation et au combat interne qu’elle déclencha au sein du Parti. (…) ‘Ce ne sont plus des êtres humains, disait Boukharine. Ils sont réellement devenus les rouages d’une machine épouvantable. Il se produit une déshumanisation totale des gens qui travaillent au sein de l’appareil soviétique’.»94
«Bogdanov avait prévu, au début de la révolution bolchevique, la naissance de la dictature d’une nouvelle classe de dirigeants économiques. Penseur original, et le deuxième en importance parmi les bolcheviks, Bogdanov joua un grand rôle dans l’éducation de Boukharine. Boukharine n’était pas d’accord avec les conclusions de Bogdanov, mais il comprenait que le grand danger du ‘socialisme hâtif’, que les bolcheviks entreprenaient, était dans la création d’une dictature de la nouvelle classe. Boukharine et moi avons assez longuement parlé de cette  question.»95

Au cours des années 1918-1920, devant l’âpreté de la lutte des classes, tous les opportunistes étaient passés du côté de la réaction tsariste et impérialiste, au nom de l’«humanisme». Soutenant l’intervention anglo-française, et donc les régimes colonialistes les plus terroristes, tous ces hommes, de Tsereteli à Bogdanov, avaient dénoncé la «dictature» et la «nouvelle classe des aristocrates bolcheviks» en Union soviétique. Dans les conditions de la lutte des classes des années trente, Boukharine a suivi la même démarche.

Boukharine et la conspiration militaire

Au cours des années 1935-1936, Boukharine s’était aussi rapproché des groupes de conspirateurs militaires qui complotaient le renversement de la direction du Parti. Le 28 juillet 1936 eut lieu une conférence clandestine de l’organisation anticommuniste à laquelle appartenait le colonel Tokaev. A l’ordre du jour, entre autres, une discussion sur les différents avant-projets de la nouvelle Constitution soviétique. Tokaev note: «Staline voulait la dictature d’un seul parti et une centralisation complète. Boukharine envisageait plusieurs partis et même des partis nationalistes, et il était partisan d’une décentralisation maximale. Il voulait que des pouvoirs soient transférés vers les Républiques constituantes, les plus importantes auraient même le contrôle de leurs propres Affaires étrangères. Vers 1936, Boukharine s’approchait du point de vue social-démocrate de l’aile gauche des socialistes occidentaux.»96 «Boukharine avait étudié le projet alternatif (de Constitution), rédigé par Démocratov (membre de l’organisation clandestine de Tokaev, ndla), et dans les documents on avait maintenant inclus un certain nombre d’observations importantes, basées sur notre travail.»97

Les conspirateurs militaires du groupe Tokaev se disaient proches des positions politiques défendues par Boukharine. «Boukharine voulait aller lentement avec les paysans et remettre à plus tard la fin de la NEP; il croyait aussi que la révolution ne doit pas se faire partout par la force et l’insurrection armée. Boukharine croyait que chaque pays devrait se développer suivant ses propres lignes. Boukharine, Rykov et Tomsky réussirent à publier les points principaux de leur programme: 1. Ne pas mettre fin à la NEP, mais la continuer au moins pendant dix ans, (…) 4. Tout en poursuivant l’industrialisation, il fallait consacrer beaucoup plus de forces à l’industrie légère — le socialisme est fait par des hommes heureux, bien nourris, et non par des mendiants qui meurent. 5. Arrêter la
collectivisation forcée de l’agriculture et la destruction des koulaks.»98

Ce programme tendait à protéger la bourgeoisie dans l’agriculture, dans le commerce et dans l’industrie légère et à freiner l’industrialisation. Sa mise en application aurait sans doute causé la défaite lors de la guerre antifasciste.

Boukharine et le problème du coup d’Etat
Lors de son procès, Boukharine a avoué qu’en 1918, après la Paix de Brest-Litovsk, il y eut un plan pour arrêter Lénine, Staline et Sverdlov, et pour former un nouveau gouvernement composé de «communistes de gauche» et de socialistes-révolutionnaires. Mais il nia fermement qu’il y eut aussi un plan pour les exécuter.99
Ainsi, Boukharine avait été prêt à arrêter Lénine au moment de la crise de Brest-Litovsk en 1918. Dix-huit ans plus tard, en 1936, Boukharine était un homme complètement démoralisé. A l’approche de la guerre mondiale, la tension montait à l’extrême. Des tentatives de coup d’Etat contre la direction du Parti étaient de plus en plus probables. Boukharine, avec son prestige de «vieux bolchevik», Boukharine, seul «rival» de taille de Staline, Boukharine qui détestait l’«extrême dureté» du régime de Staline, qui craignait que les «staliniens» formeraient une «nouvelle aristocratie», qui croyait que seule la «démocratie» pouvait sauver l’Union soviétique, comment aurait-il pu ne pas accepter de couvrir de son autorité un éventuel coup de force «démocratique» antistalinien?

Celui qui accepta d’arrêter Lénine en 1918, comment aurait-il pu, dans une situation encore plus tendue et dramatique, ne pas couvrir l’arrestation de Staline, Jdanov, Molotov et Kaganovitch?
Parce que c’est bien ainsi que se pose le problème. Homme démoralisé et politiquement fini, Boukharine n’avait sans doute plus l’énergie pour diriger une lutte conséquente contre Staline. Mais d’autres, des révolutionnaires de droite, étaient fermement décidés à agir. Et Boukharine leur servirait de paravent. Le livre du colonel Tokaev permet de comprendre cette distribution des rôles.91

En 1939, Tokaev et cinq de ses compagnons, tous officiers supérieurs, se réunissent dans l’appartement d’un professeur de l’Académie militaire Boudienny. Ils discutent un plan pour renverser Staline en cas de guerre. «Schmidt (membre de l’Académie navale Vorochilov à Léningrad), regrettait une opportunité perdue: si nous avions agi du temps du procès de Boukharine, les paysans se seraient soulevés en son nom. Maintenant, personne n’avait son envergure pour inspirer le peuple.» Un des conspirateurs propose d’offrir le poste de Premier ministre à Béria, devenu assez populaire depuis qu’il a libéré beaucoup de personnes arrêtées du temps d’Ejov.100

Ce passage montre clairement que les conspirateurs militaires avaient besoin, dans un premier temps au moins, d’un «drapeau bolchevik» pour réussir leur coup d’Etat anti-communiste. Ayant eu de bons rapports avec Boukharine, ces militaires de droite ont la conviction qu’il aurait accepté le «fait accompli», une fois Staline éliminé. D’ailleurs, en 1938, avant l’arrestation de Boukharine, Tokaev et son groupe avaient déjà cette stratégie en tête. Lorsque Radek, en prison, avait fait des aveux, le «camarade X», nom de guerre du chef de l’organisation de Tokaev, réussit à en lire le rapport. Tokaev écrit: «Radek a livré les ‘preuves’ les plus importantes sur la base desquelles Boukharine a été arrêté, jugé et fusillé.

Nous connaissions la trahison de Radek deux semaines avant l’arrestation de Boukharine, le 16 octobre 1936, et nous essayions de sauver Boukharine. Nous lui avons fait une offre précise et sans ambiguïté: ‘Après ce que Radek a avancé contre toi par écrit, Ejov et Vischinsky vont bientôt te faire arrêter pour préparer encore un autre procès politique. Nous te suggérons de «disparaître» sans plus tarder. Voici ce que nous proposons…’ Il n’y avait pas de conditions politiques à cette offre. Elle était faite (…) parce que ce serait un coup mortel si le NKVD transformait Boukharine, devant le tribunal, en un autre Kaménev, Zinoviev ou Radek. L’idée même d’une opposition aurait été discréditée à travers l’URSS. Boukharine exprima sa gratitude profonde pour l’offre, mais la déclina.»101
«Si Boukharine n’était pas à la hauteur et n’arrivait pas à prouver que les accusations étaient fausses, ce serait une tragédie: à travers Boukharine, tous les autres mouvements d’opposition modérés auraient été éclaboussés.»102

Avant l’arrestation de Boukharine, les conspirateurs militaires pensaient donc à utiliser Boukharine comme leur drapeau. En même temps, ils comprirent le danger d’un procès public contre Boukharine. Kaménev, Zinoviev et Radek avaient avoué leur activité conspiratrice, ils avaient «trahi»la cause de l’opposition. Si Boukharine devait reconnaître devant le tribunal qu’il avait été impliqué dans le complot pour renverser le régime, un coup fatal serait porté à toute l’opposition anti-communiste. Tel est le sens du procès de Boukharine, comme le comprirent à l’époque les pires ennemis du bolchevisme, infiltrés dans le Parti et dans l’Armée.

Au moment de l’invasion nazie, Tokaev analyse l’atmosphère dans le pays et au sein de l’armée. «Nous nous rendions compte que les hommes au sommet avaient perdu la tête. Ils ne savaient que trop bien que leur régime réactionnaire était complètement dépourvu de soutien populaire réel. Il était basé sur la terreur et sur des automatismes mentaux et dépendait de la paix; la guerre avait changé tout ça.» Puis Tokaev décrit les réactions de plusieurs officiers. Beskaravayny propose de diviser l’Union soviétique: une Ukraine indépendante et un Caucase indépendant se battront mieux. (!) Klimov propose de démettre tout le bureau politique, puis le peuple sauvera le pays. Kokoryov est d’avis que les Juifs sont la cause de tous les problèmes.103 «Nous avions constamment notre problème en tant que démocrates révolutionnaires en tête. N’était-ce pas le moment le plus approprié pour essayer de renverser Staline? Beaucoup de facteurs devaient être pris en considération.» «Dans ces jours, le camarade X était convaincu que Staline jouait le tout ou rien. Le problème,était que nous ne pouvions pas voir Hitler comme un libérateur. Pour cette raison, disait le camarade X, nous devions être préparés à l’effondrement du régime de Staline, mais nous ne devions rien faire pour l’affaiblir.»104

Il est évident que le grand désarroi et l’extrême confusion après les premières défaites contre l’envahisseur nazi, ont créé une situation politique très précaire. Les nationalistes bourgeois, les anti-communistes, les antisémites croyaient tous que leur heure était venue. Que se serait-il passé, si l’épuration n’avait pas été poursuivie avec fermeté, si une opposition opportuniste avait gardé des positions importantes à la tête du Parti, si un homme comme Boukharine était toujours disponible pour un «changement de régime»? Dans ces moments de tensions extrêmes, les conspirateurs militaires et les opportunistes auraient été dans une position très forte pour risquer le tout pour le tout et exécuter le coup d’Etat qu’ils projetaient depuis longtemps.

Les aveux de Boukharine

Lors de son procès, Boukharine a fait des aveux et lors des confrontations avec d’autres accusés, il a précisé certains aspects de la conspiration. Joseph Davies, ambassadeur des Etats-Unis à Moscou et avocat renommé, a assisté à toutes les séances du procès. Il a dit sa conviction, partagée par tous les observateurs étrangers compétents, que Boukharine a parlé librement et que ses aveux ont été sincères. Le 17 mars 1938, Davies a envoyé un message confidentiel au secrétaire d’Etat à Washington.

«Bien que je sois préjugé contre la preuve par confession et contre un système judiciaire qui n’accorde pour ainsi dire aucune protection à l’accusé, après avoir, chaque jour, bien observé les témoins et leur manière de témoigner, noté les corroborations inconscientes qui se sont présentées et d’autres faits qui ont marqué le procès, je pense, d’accord en cela avec d’autres dont le jugement peut être accepté, que, pour ce qui est des accusés, ils ont commis assez de crimes selon la loi soviétique, crimes établis par la preuve et sans qu’un doute raisonnable
soit possible, pour justifier le verdict qui les rend coupables de trahison et la sentence qui les condamne à la peine prévue par les lois criminelles de l’Union soviétique. C’est le sentiment général des diplomates qui ont assisté au procès que la preuve a établi l’existence d’un complot extrêmement grave.»105

Pendant les dizaines d’heures qu’a duré son procès, Boukharine s’est montré parfaitement lucide et alerte, discutant, contestant, faisant de l’esprit, niant avec véhémence certaines accusations. Pour ceux qui ont assisté au procès comme pour nous qui pouvons en lire aujourd’hui le compte rendu, la théorie d’une «pièce montée», largement propagée par les anti-communistes, ne tient pas debout. Tokaev dit que la police n’a pas torturé Boukharine de crainte qu’il «crie la vérité à la face du monde devant le tribunal».106 Tokaev relate les répliques cinglantes de Boukharine au procureur et ses dénégations courageuses, puis conclut «Boukharine a montré un courage suprême», «Vichinsky avait perdu. C’était une erreur cardinale d’amener

Boukharine devant un tribunal public.»107

Nous voulons retenir de ces propos que Boukharine était bien lui-même.
Les huit cent cinquante pages du compte rendu sont d’une lecture hautement instructive. Elles laissent une forte impression que ne peuvent effacer les tirades habituelles contre «les procès monstrueux». Boukharine y apparaît comme un opportuniste qui, à plusieurs reprises, a été battu politiquement et critiqué idéologiquement. Mais loin de transformer ses points de vue petits-bourgeois, il est devenu un aigri qui n’osait pas s’opposer ouvertement à la ligne du Parti et à ses réalisations impressionnantes. Restant à la tête du Parti, c’est par des intrigues et des
manoeuvres en coulisses qu’il espérait, un jour, renverser la direction et faire prévaloir son point de vue. Il entrait en collusion avec les opposants clandestins les plus divers, dont certains étaient des anti-communistes décidés. Incapable de mener une lutte politique ouverte, Boukharine mettait ses espoirs dans un coup d’Etat issu d’un complot militaire ou réalisé à l’occasion d’une révolte de masse.

La lecture du compte rendu permet aussi d’éclaircir les rapports entre la dégénérescence politique de Boukharine et de ses amis et l’activité criminelle proprement dite: assassinats, insurrections, espionnage, collusion avec des puissances étrangères. Depuis les années 1928-1929, Boukharine a défendu des positions révisionnistes qui exprimaient les intérêts des koulaks et des autres classes exploiteuses. Boukharine a eu le soutien des fractions politiques qui représentaient ces classes, à l’intérieur et en dehors du Parti. Au moment où la lutte des classes s’est exacerbée, Boukharine a accentué son rapprochement avec ces forces. L’approche de la guerre mondiale afait monter toutes les tensions et des opposants à la direction du Parti se sont orientés vers l’action violente et le coup d’Etat. Boukharine reconnaît ses liens avec tous ces personnages, mais il nie avec véhémence avoir lui même organisé des assassinats et de l’espionnage. Lorsque Vichinsky lui demande:
«Vous n’avez pas parlé de vos liens avec les services d’espionnage étrangers et les milieux fascistes»,
Boukharine lui répond:
«Je n’ai rien à déclarer à ce sujet.»108

Pourtant, Boukharine est obligé de reconnaître qu’au sein du bloc qu’il dirige, certains hommes ont établi des liens avec l’Allemagne fasciste. A ce propos, voici une page du compte rendu. Boukharine y explique que certains dirigeants de la conspiration pensaient créer les conditions d’un coup d’Etat en tirant profit de la confusion provoquée par les défaites militaires en cas de guerre avec l’Allemagne.

«Boukharine. En 1935, Karakhan est parti sans avoir eu un entretien préliminaire avec les membres du centre dirigeant, exception faite de Tomski. (…) Je me souviens que Tomski me disait que Karakhan avait réussi à conclure avec l’Allemagne un accord plus avantageux que celui de Trotski.
Vychinski. Quand avez-vous eu votre entretien dans lequel vous projetiez d’ouvrir le front aux Allemands?
Boukharine. Lorsque j’ai demandé à Tomski comment il voyait le mécanisme du coup d’Etat, il m’a répondu que
c’était là l’affaire de l’organisation militaire qui devait ouvrir le front.
Vychinski. Et alors Tomski se préparait à ouvrir le front?
Boukharine. Il n’a pas dit cela.
Vychinski. Tomski a dit: ouvrir le front?
Boukharine. Je vais vous le dire exactement.
Vychinski. Qu’a-t-il dit?
Boukharine. Tomski a dit que cela concernait l’organisation militaire qui devait ouvrir le front.
Vychinski. Pourquoi devait-elle ouvrir le front?
Boukharine. Il ne l’a pas dit.
Vychinski. Pourquoi devait-elle ouvrir le front?
Boukharine. De mon point de vue, elle ne devait pas ouvrir le front.
Vychinski. Et du point de vue de Tomski?
Boukharine. S’il n’élevait pas d’objections, c’est donc que, probablement, il était d’accord aux trois quarts.»109

Dans ses déclarations, Boukharine reconnaît que son orientation révisionniste l’a poussé à chercher des rapports illégaux avec d’autres opposants, qu’il a misé sur des révoltes dans le pays pour prendre le pouvoir, puis qu’il a adopté la tactique du terrorisme et du coup d’Etat.

Dans sa biographie de Boukharine, Cohen essaie de corriger «cette idée fausse largement répandue» selon laquelle Boukharine «aurait avoué des crimes hideux» dans le but de «se repentir sincèrement de son opposition à Staline, rendant ainsi un dernier service au Parti.»110
Voici comment Cohen se tire d’affaire.
«Le plan de Boukharine, dit-il, était de transformer son procès en un contre-procès du régime stalinien.» Sa tactique consistait à s’avouer «politiquement responsable de tout», mais en même temps à «nier carrément chaque crime à part». Boukharine faisait comprendre, affirme Cohen, qu’en parlant de son «organisation contrerévolutionnaire» et de son «bloc anti-soviétique», il voulait dire: «le vieux parti bolchevik». «Lorsque Boukharine déclara: ‘Je porte la responsabilité pour le bloc’, cela voulait dire: pour le bolchevisme.»111

Bien trouvé… Cohen, ce porte-parole des intérêts américains, peut se permettre une telle pirouette, puisqu’aucun de ses lecteurs n’ira vérifier dans le compte rendu du procès. Or, il est fort instructif d’étudier les passages clés du témoignage que Boukharine a porté devant le tribunal sur son évolution politique. Boukharine est suffisamment lucide pour reconnaître les étapes de sa propre
dégénérescence politique et pour comprendre comment il s’est fait attraper dans les fils d’un complot contrerévolutionnaire.

Cohen et la bourgeoisie peuvent s’efforcer de blanchir le «bolchevik» Boukharine. Aux communistes, les aveux de Boukharine offrent de précieuses leçons sur les mécanismes de la dégénérescence lente et de la subversion anti-socialiste. Ils aident à comprendre l’apparition, plus tard, de figures comme Khrouchtchev et Mikoyan, de Brejnev et Gorbatchev. En voici le texte. C’est Boukharine qui parle.

«Apparemment, les contre-révolutionnaires de droite représentaient au début une ‘déviation’. (…) Il s’est produit chez nous un processus très curieux de surestimation de l’exploitation individuelle, le passage graduel à son idéalisation, à l’idéalisation du propriétaire. Au programme, l’exploitation aisée du paysan individuel; et le koulak, quant au fond, devient un but en soi. Le kolkhoze, c’est la musique de l’avenir. Il faut multiplier les riches propriétaires. Tel était le tournant formidable dans notre façon de voir. Déjà en 1928, j’ai donné moi-même une formule relative à l’exploitation militaire-féodale de la paysannerie: j’imputais les frais de la lutte de classes non point à la classe hostile au prolétariat, mais justement à la direction du prolétariat même. (…) Si l’on veut formuler pratiquement ma plate-forme, ce sera, en ce qui concerne l’économie: le capitalisme d’Etat, le moujik aisé, ménager ses biens, la réduction des kolkhozes, les concessions étrangères, l’abandon du monopole du commerce extérieur et, comme résultat, la restauration du capitalisme. (…)

A l’intérieur, notre programme, c’était en fait un glissement vers la liberté démocratique bourgeoise, vers la coalition, parce que du bloc avec les mencheviks, les socialistes-révolutionnaires et les autres, découlait la liberté des partis, des coalitions. Si l’on choisit ses alliés pour renverser le gouvernement, ils seront le lendemain, en cas de victoire éventuelle, des coparticipants au pouvoir. (…)
C’est vers 1928-1929 que se situe mon rapprochement avec Tomski et Rykov. Vinrent ensuite les liaisons et les sondages parmi les membres du Comité central de l’époque, les conférences clandestines, illégales par rapport au Comité central. (…)

C’est alors que commencèrent les recherches d’un bloc. D’abord, mon entrevue avec Kaménev, à son domicile. Deuxièmement, mon entrevue avec Piatakov, à l’hôpital, à la quelle assistait aussi Kaménev. Troisièmement, mon entrevue avec Kaménev, à la maison de campagne de Schmidt. (…)

En 1930-1931 débuta l’étape suivante. Le pays connaissait alors une forte aggravation de la lutte de classes, le sabotage des koulaks, la résistance de la classe des koulaks à la politique du Parti, etc. (…) Le trio (BoukharineRykov-Tomski) était devenu un centre illégal. Si, auparavant, il avait été à la tête des milieux d’opposition, il devenait aujourd’hui le centre de l’organisation contre-révolutionnaire clandestine. (…) Enoukidzé adhérait de près à ce centre clandestin, auquel il était lié par l’intermédiaire de Tomski. (…)

Vers la fin de 1931, les participants de ce qu’on appelait l’«école de Boukharine» furent envoyés en province, à Voronège, à Samara, à Leningrad, à Novossibirsk, et, à cette époque déjà, leur transfert dans la province fut utilisé à des fins contre-révolutionnaires. (…) Vers l’automne de 1932 commença l’étape suivante dans le développement de l’organisation des droitiers, à savoir: le passage à la tactique du renversement du pouvoir des Soviets par la violence. (…) Je la date du moment où fut fixée la plate-forme dite de Rioutine. (…) C’était une plate-forme d’une organisation contre-révolutionnaire de droitiers. (…) Elle avait été approuvée au nom du centre des droitiers. La plate-forme de Rioutine prévoyait: ‘révolution de palais’, terrorisme, orientation vers l’alliance directe avec les trotskistes. C’est vers cette époque qu’a mûri l’idée d’une ‘révolution de palais’. Au début, cette idée avait été émise par Tomski, qui était lié à Enoukidzé. Tomski voyait la possibilité d’utiliser la position officielle d’Enoukidzé qui avait alors la haute main sur la garde du Kremlin. (…) On recruta des hommes pour accomplir la ‘révolution de palais’. C’est alors que fut réalisé le bloc politique avec Kaménev, Zinoviev. Pendant cette période eurent lieu les entrevues avec Syrtsov et Lominadzé. (…) Au cours de l’entretien qui se tint en été 1932, Piatakov me parla de sa
rencontre avec Sédov, de la directive de Trotski concernant le terrorisme. A ce moment, nous considérions, Piatakov et moi, que ces idées n’étaient pas les nôtres; mais nous décidâmes que nous saurions très vite trouver une langue commune et que les désaccords touchant la lutte contre le pouvoir des Soviets seraient aplanis. (…)

La création du groupe de conspirateurs dans l’Armée rouge date de cette période. Je l’avais appris de Tomski, qui en avait été informé directement par Enoukidzé, avec lequel il entretenait des relations personnelles. (…) Tomski et Enoukidzé m’avaient informé que, dans la direction de l’Armée rouge, l’union s’était faite alors entre droitiers, zinoviévistes et trotskistes; ils m’avaient donné les noms de Toukhatchevski, Kork, Primakov et Poutna. La liaison avec le centre des droitiers se réalisait donc sur la ligne suivante: le groupe militaire, Enoukidzé, Tomski et les autres.»112

«En 1933-1934, la classe des koulaks fut écrasée, le mouvement insurrectionnel n’appartenait plus au domaine des possibilités. Une période suivit donc, pendant laquelle l’idée centrale de l’organisation des droitiers fut de s’orienter vers un complot, vers un coup d’Etat contre-révolutionnaire. (…) Les forces du complot, c’étaient les forces d’Enoukidzé plus Yagoda, leur organisation au Kremlin et au Commissariat du peuple aux Affaires intérieures. A ce moment, Enoukidzé réussit, autant que je me rappelle, à enrôler l’ancien commandant du Kremlin, Peterson, qui, soit dit à propos, avait été en son temps le commandant du train de Trotski. Ensuite, c’était l’organisation militaire des conspirateurs: Toukhatchevski, Kork et d’autres.»113

«A l’approche du XVIIe Congrès du Parti, surgit l’idée, suggérée par Tomski, de faire coïncider le coup d’Etat avec le congrès en utilisant la force armée contre-révolutionnaire. Dans l’idée de Tomski, l’arrestation des participants du XVIIe Congrès du Parti — un crime monstrueux — devait faire partie intégrante du coup d’Etat.

La proposition de Tomski fut examinée, à la hâte il est vrai. Des objections s’élevèrent de toutes parts contre elle. (…) Piatakov se prononça contre cette idée pour des considérations de tactique, car cela aurait provoqué une indignation exceptionnelle parmi les masses. (…) Mais le fait seul que cette idée soit venue à l’esprit et ait été examinée témoigne avec suffisamment de clarté du caractère monstrueux et criminel de cette organisation.»114

«En été 1934, Radek m’a dit que des directives étaient parvenues de Trotski, que Trotski était en pourparlers avec les Allemands et qu’il leur avait déjà promis certaines concessions territoriales, entre autres l’Ukraine. (…) Il faut dire qu’à cette époque, je faisais des objections à Radek. Il l’a confirmé lors de notre confrontation; je considérais qu’il était indispensable que lui, Radek, écrive à Trotski pour lui dire qu’il allait trop loin dans ses pourparlers et qu’il risquait non seulement de se compromettre lui-même, mais de compromettre tous ses alliés et plus particulièrement nous autres, conspirateurs droitiers, ce qui rendait notre échec inévitable. J’estimais qu’étant donné le patriotisme des masses, cette attitude de Trotski n’était pas rationnelle du point de vue politique et
tactique. (…) Du moment qu’il était question d’un coup d’Etat militaire, le rôle du groupe militaire des conspirateurs devenait, de par la logique même des choses, particulièrement important. C’est précisément cette partie des forces contrerévolutionnaires qui disposerait alors de forces matérielles, et, partant, de forces politiques considérables, ce qui pourrait créer une sorte de danger bonapartiste. Quant aux bonapartistes — j’avais surtout en vue Toukhatchevski — leur premier souci aurait été de liquider, à l’instar de Napoléon, leurs alliés, ceux qui, pour ainsi dire, les
avaient inspirés. Dans nos entretiens, j’ai toujours désigné Toukhatchevski sous le terme de ‘petit Napoléon virtuel’; or on sait ce que Napoléon faisait de ce qu’on appelle les idéologues.

Vychinski. Et vous vous considériez comme un idéologue?

Boukharine. Entre autres comme idéologue du coup d’Etat contre-révolutionnaire et comme un homme qui le met en pratique. Evidemment, vous auriez préféré que je dise que je me considérais comme un espion, mais je ne me considère point comme tel.
Vychinski. Et pourtant, cela aurait été plus exact.
Boukharine. C’est votre avis, pas le mien.»115

Lorsqu’arriva le moment de sa dernière déclaration, Boukharine se savait déjà un homme mort. Il est possibleque Cohen puisse lire dans ses paroles une «défense habile du vrai bolchevisme» et une «dénonciation du stalinisme». Un communiste, en revanche, y entendra probablement un homme qui a longtemps lutté pour le socialisme, qui a viré irrémédiablement vers le révisionnisme et qui, devant la tombe, se rend compte que, dans le contexte d’une lutte de classes nationale et internationale très âpre, le révisionnisme l’a conduit à la trahison.
«La logique pure de la lutte s’est accompagnée d’une dégénérescence des idées, d’une dégénérescence psychologique. (…) De cette façon, il me paraît vraisemblable que chacun de nous, qui sommes assis sur ce banc des accusés, avait un singulier dédoublement de la conscience, une foi incomplète dans sa besogne contre-révolutionnaire. (…) De là cette espèce de demi-paralysie de la volonté, ce ralentissement des réflexes. (…) La contradiction entre l’accélération de notre dégénérescence et ce ralentissement des réflexes traduit la situation du contrerévolutionnaire
qui grandit dans le cadre de l’édification socialiste en progrès. Il s’est créé là une double psychologie. (…) Parfois, je m’enthousiasmais moi-même, en glorifiant dans mes écrits l’édification socialiste; mais dès le lendemain, je me déjugais par mes actions pratiques de caractère criminel. Il s’est formé là ce qui, dans la philosophie de Hegel, s’appelait une conscience malheureuse. Cette conscience malheureuse différait de la conscience ordinaire en ce qu’elle était en même temps une conscience criminelle. Ce qui fait la puissance de l’Etat prolétarien, ce n’est pas seulement que ce dernier a écrasé les bandes contre-révolutionnaires, mais aussi qu’il a décomposé intérieurement ses ennemis, désorganisé leur volonté. Chose qui n’existait nulle part, et ne saurait exister dans aucun pays capitaliste. (…) On explique souvent le repentir par toutes sortes de choses absolument absurdes, comme, par exemple, la poudre du Tibet, etc. Quant à moi, je dirai que dans la prison où je suis resté près d’un an, j’ai travaillé, je me suis occupé, j’ai conservé la lucidité de mon esprit. On parle d’hypnose. Mais à ce procès, j’ai assumé ma défense juridique, je me suis orienté sur-le-champ et j’ai polémiqué avec le procureur. Et toute personne, même si elle n’est pas très expérimentée dans les différentes branches de la médecine, sera forcée de reconnaître qu’il ne saurait y avoir d’hypnose. (…) Maintenant, je veux parler de moi-même, des causes qui ont amené mon repentir. Certes, il faut dire que les preuves de ma culpabilité jouent elles aussi un rôle d’importance. Pendant trois mois, je me suis confiné dans mes dénégations. Puis je me suis engagé dans la voie des aveux. Pourquoi? La cause en est que, dans ma prison, j’ai révisé tout mon passé. Car, lorsqu’on se demande: Si tu meurs, au nom de quoi mourras-tu? c’est alors qu’apparaît soudain avec une netteté saisissante un gouffre absolument noir. Il n’est rien au nom de quoi il faille
mourir, si je voulais mourir sans avouer mes torts. Et au contraire, tous les faits positifs qui resplendissent dans l’Union soviétique prennent des proportions différentes dans la conscience de l’homme. Et c’est ce qui m’a en fin de compte désarmé définitivement; c’est ce qui m’a forcé à fléchir le genou devant le Parti et devant le pays. (…) Certes il ne s’agit pas de repentir, non plus que de mon repentir à moi. La Cour peut, même sans cela, rendre son verdict. Les aveux des accusés ne sont pas obligatoires. L’aveu des accusés est un principe juridique moyenâgeux. Mais il y là une défaite intérieure des forces de contre-révolution. Et il faut être Trotski pour ne pas désarmer. Mon devoir est de montrer ici que, dans le parallélogramme des forces qui ont formé la tactique
contre-révolutionnaire, Trotski a été le principal moteur du mouvement. Et les positions violentes — le terrorisme, l’espionnage, le démembrement de l’URSS, le sabotage — provenaient en premier lieu de cette source-là.A priori, je puis présumer que Trotski et mes autres alliés dans ces crimes ainsi que la IIe Internationale — d’autant plus que j’en ai parlé avec Nikolaïevski — chercheront à nous défendre, moi surtout. Je regrette cette défense, car je me tiens à genoux devant le pays, devant le Parti, devant le peuple tout entier.»116

De Boukharine à Gorbatchev

Stephen F. Cohen publia en 1973 une biographie élogieuse de Boukharine, présenté comme «le dernier bolchevik». Il est très touchant de voir comment un adversaire résolu du communisme «pleure la fin de Boukharine et du bolchevisme russe»!117 Et Cohen de mettre en exergue une pensée d’un autre adepte de Boukharine, Roy Medvedev:

«Le stalinisme ne peut pas être considéré comme le marxisme-léninisme de trois décennies. C’est la perversion que Staline a introduite dans la théorie et la pratique du mouvement communiste. Le processus de la purification du mouvement communiste, de l’élimination des couches de saleté staliniennes n’est pas encore achevé.»118

Cohen et Medvedev présentent la politique léniniste, poursuivie par Staline, comme une «perversion» du léninisme et eux, les adversaires du bolchevisme, proposent «la purification du mouvement communiste»! Bien sûr, il s’agit là d’une tactique parfaitement au point depuis des décennies. Lorsqu’une révolution a triomphé et s’est consolidée, ses pires ennemis se présentent comme les défenseurs les plus fermes de la «révolution authentique» contre ses dirigeants qui ont «trahi l’idéal de départ». Néanmoins, cette thèse de Cohen et Medvedev a été reprise par presque tous les communistes khrouchtchéviens. Même Fidel Castro, lui aussi influencé par les théories de Khrouchtchev, n’échappe pas toujours à cette tentation. Pourtant, la même tactique a été utilisée… contre la révolution cubaine. Dès 1961, la CIA a lancé une offensive pour la «défense de la révolution cubaine» contre l’«usurpateur Fidel Castro» qui avait «trahi»…

Dès 1948, la Yougoslavie a été le premier pays socialiste à virer vers le boukharinisme. Tito a reçu le soutien décidé des Etats-Unis. Puis les théories titistes se sont infiltrées dans la plupart des pays de l’Europe de l’Est.

Au cours des années soixante-dix, le livre de Cohen Bukharin and the Bolshevik Révolution, et celui publié par le social-démocrate anglais Ken Coates, président de la «Bertrand Russell Peace Foundation», ont servi de base à une campagne internationale pour la réhabilitation de Boukharine. Cette campagne rallia les révisionnistes des Partis communistes italiens et français, les sociaux-démocrates — de Pélikan à Gilles Martinet — et, bien sûr, les différentes sectes trotskistes. Ces mêmes courants soutinrent Gorbatchev jusqu’au jour de sa chute. Tous affirmèrent que Boukharine représentait une «alternative» bolchevique au stalinisme et certains le proclamèrent précurseur de l’eurocommunisme.119 En 1973 déjà, l’orientation de toute cette campagne fut donnée par Cohen:
«Des idées et des politiques de style boukharinien ont été remises à l’honneur. En Yougoslavie, Hongrie, Pologne et Tchécoslovaquie, des réformateurs communistes sont devenus des avocats du socialisme du marché, d’une planification et d’une croissance économiques équilibrées, d’un développement évolutionniste, de la paix civile, d’un secteur agricole mixte et d’une acceptation du pluralisme social et culturel dans le cadre d’un Etat à parti unique.»120 C’est une définition parfaite de la contre-révolution de velours qui a finalement triomphé au
cours des années 1988-1989 en Europe de l’Est. «Si les réformateurs réussissent à créer un communisme plus libéral, un ‘socialisme à visage humain’, la vision de Boukharine et l’ordre du type NEP qu’il a défendu peuvent apparaître, après tout, comme la véritable préfiguration de l’avenir communiste — l’alternative au stalinisme après Staline.»121

Gorbatchev, s’appuyant sur les «expériences d’avant-garde» des pays de l’Europe de l’Est au cours des années soixante et soixante-dix, a, lui aussi, adopté le vieux programme de Boukharine. Inutile d’ajouter que Cohen a été accueilli et acclamé dans l’Union soviétique de Gorbatchev comme un grand précurseur de la «nouvelle pensée» et du «renouveau socialiste».

Ajoutons que l’«école de Boukharine» a pris de l’influence dans la Chine de Deng Xiaoping.

Print Friendly, PDF & Email

Vues : 580

Suite de l'article

1 Commentaire

  • etoilerouge6
    etoilerouge6

    A rapprocher de l’édition d’historiens italiens démontrant les liens d eTROTSKI et de ses organisations avec les nazis ponctuellement contre STALINE donc objectivement pour le fascisme et son capitalisme.

    Répondre

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée.

La modération des commentaires est activée. Votre commentaire peut prendre un certain temps avant d’apparaître.