Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

Les Cubains d’aujourd’hui face à la manipulation historique et la guerre médiatique

Certains persistent à présenter la Cuba pré-révolutionnaire des années 1940 et 1950 comme une époque de prospérité et d’abondance. Cette vision apparaît fréquemment sur Internet dans des articles publiés par des médias numériques visant le public cubain, notamment dans des vidéos et des galeries de photos conçues pour les réseaux sociaux.

Auteur: Javier Gomez Sanchez | internet@granma.cu

21 juillet 2020 10:07:14

–Le fait que la majorité du public cible n’ait pas vécu cette étape favorise-t-il les objectifs idéologiques de fascination recherchées par ces messages ?

L’opération qui prétend montrer la Cuba des années 40 et 50 comme la manifestation d’un « âge d’or » est évidente. Identifier l’Île avec La Havane et cette dernière avec le quartier du Vedado et ses « gratte-ciel » a abouti au fait que certains prêtent crédit à un récit qui escamote l’ensemble du panorama républicain au milieu du 20siècle. Sans nier l’efficacité des mécanismes de communication utilisés par les promoteurs d’un tel discours, nous sommes, dans une certaine mesure, responsables de l’enracinement de ces perceptions. La modélisation d’une Cuba républicaine, uniquement marquée par les ombres, passe la facture à notre récit de l’avenir. L’absence de nuances permet à un public toujours avide de nouveautés d’admettre une « histoire différente » qui, de plus, lui parvient très bien construite du point de vue visuel.

Face à de telles circonstances, l’essentiel est de saisir la pluralité des scénarios qui coexistaient dans la société prérévolutionnaire. Il convient de rendre les contrastes visibles, d’expliquer les contradictions qui ont causé l’existence – simultanée – du Hilton de La Havane et des charbonniers misérables montrés dans le documentaire El Mégano. Nous disposons des statistiques pour montrer cette Cuba aux différences dramatiques. Des documents tels que L’Histoire m’acquittera, [plaidoyer de Fidel Castro lors de son procès après l’attaque de la Moncada en 1953], le rapport Truslow
[Analyse de l’économie cubaine effectuée par des experts étasuniens en 1950], le recensement de 1953 et l’enquête de l’Association catholique universitaire mettent en évidence les tensions de l’époque, car il s’agit d’une preuve irréfutable montrant un pays piégé par la déformation structurelle de son économie. Lorsque l’on étudie en profondeur la Cuba des années 40 et 50, on découvre que la multiplication d’œuvres de travaux publics de l’époque, aujourd’hui très médiatisées, exprime, à plus d’un titre, l’ampleur de la crise qui sévissait sur l’Île.

Un autre sujet a une incidence sur l’accueil positif que reçoit aujourd’hui le discours édulcoré sur les dernières décennies de la République. La bataille entre le capitalisme et le socialisme qui se livre dans notre pays se manifeste de manière évidente dans l’émergence de mentalités et d’imaginaires qui élaborent une connexion sentimentale avec le passé bourgeois. Il existe des Cubains sans aucun lien avec les groupes dominants déplacés par la Révolution, qui reproduisent un discours qui défend la restauration de cette
« Cuba prospère d’autrefois » qui, en réalité, n’existe que dans leur esprit. Par ailleurs, les pénuries de notre présent et l’anxiété même que génère l’avenir accentuent la tendance humaine à « enjoliver » le passé, un processus qui, dans le cas de Cuba, se trouve renforcé par l’existence d’une campagne médiatique visant à corroborer cette vision. La construction d’un socialisme prospère à l’heure actuelle servira, n’en doutons pas, de mécanisme pour faire face à cette lecture réactionnaire du passé national.

Photo: Granma Archive

– On peut observer que ces contenus sont passés de faire état du nombre de voitures, de cinémas ou d’appareils électroménagers au fait de parler en termes d’efficience économique, où, soi-disant, l’agriculture, l’élevage et le commerce de l’époque couvraient les besoins de toute la société. Ce changement de message a-t-il un rapport avec le renforcement du blocus et ses effets quotidiens pour les Cubains ?

Le discours visant à donner une image édulcorée de la République s’est adapté au fil du temps. Toutefois, la meilleure façon d’y faire face reste inchangée. Face à la manipulation et à la tergiversation, il nous faut aller aux sources pour démontrer les faiblesses de la version de l’Histoire que l’on prétend nous imposer comme la correcte. Faire l’éloge de l’économie républicaine est une blague de mauvais goût. Les analyses de la pensée bourgeoise prérévolutionnaire ont mis en évidence l’ampleur de la crise structurelle que traversait le pays et les énormes difficultés auxquelles il était confronté pour trouver les moyens de la surmonter.

Un autre non-sens est de se lancer dans des comparaisons qui ne tiennent pas compte de la singularité des contextes. Opposer à froid des données et des séries statistiques n’est pas la manière la plus cohérente de modéliser, dans une perspective historique, les nouvelles orientations exigées par le pays. La rigueur de nos analyses et la capacité de prendre en compte les nuances seront toujours la meilleure façon de faire face à ceux qui tentent de nous faire prendre des vessies pour des lanternes.

– Comment percevez-vous l’insistance des médias à considérer la Révolution cubaine comme une période amorcée et achevée dans le passé, séparée aussi bien du quotidien que de la mise à jour économique et de la transformation législative ?

Dans le cas cubain, nous la comprenons comme le projet politique guidé par l’objectif de construire une société alternative au capitalisme, si bien qu’il n’y pas de doute quant à sa pérennité. D’autres nuances pourraient être relevées, si l’on avance sur le terrain de la définition donnée par les sciences sociales à cette modalité de changement social abordé par la question.

Le projet révolutionnaire se heurte actuellement à quatre obstacles majeurs : l’hostilité extérieure, les difficultés économiques, l’encouragement constant d’une fracture du consensus politique et les obstacles rencontrés dans la mise en œuvre pratique de la mise à jour du socialisme. Ces obstacles apparaissent comme des barrières à franchir. La Révolution doit connecter la préservation de ses conquêtes historiques avec la concrétisation de nouvelles aspirations de prospérité.

L’économie constitue l’un des points sur lesquels il faut absolument se pencher, afin de maintenir les acquis sociaux incontestés et stimuler plus fortement la base productive qui doit les soutenir. Par ailleurs, d’autres dynamiques du tissu social de la nation doivent être orientées vers des voies qui tiennent compte de la diversité. La Constitution récemment approuvée doit servir de feuille de route pour la réalisation d’un projet socialiste qui, sans renoncer à l’Histoire vécue, parviendra à concrétiser les nouvelles exigences des citoyens.

– L’invitation à oublier l’Histoire fait partie d’une stratégie qui peut revenir, alors que d’autres nous invitent déjà à abandonner les termes de « révolutionnaire » et « contre-révolutionnaire », qui ont été fondamentaux dans le langage politique et historique cubain. Ces termes sont-ils encore fonctionnels ?

L’invitation à oublier l’Histoire fait partie d’une tactique pour nous désarmer. Être conscient de l’Histoire n’implique pas de vivre prisonniers du passé, mais de maintenir la connexion avec l’expérience vécue, afin d’en faire un support pour tracer la voie que nous réserve l’avenir. Bien que le rôle des mots soit, en maintes occasions, surdimensionné, leur valeur ne peut pas être ignorée, de sorte que réfléchir au discours politique de la Cuba d’aujourd’hui constitue une tâche importante.

Parmi ceux qui proposent un renouvellement de la terminologie, nous pouvons identifier deux groupes. D’un côté, il y a ceux qui défendent la mise à jour du discours révolutionnaire, afin de le relier à la spécificité de notre époque ; de l’autre, il y a ceux qui, de différentes manières, misent sur le démantèlement de l’échafaudage discursif afin d’avancer plus tard, telle une tempête destructrice, sur le reste. Dans la bataille qui se livre sur le terrain de la construction de sens à l’intérieur du pays, l’utilisation des mots s’impose comme un terrain que l’on ne peut pas négliger.

J’estime que l’utilisation des termes « révolutionnaire » et « contre-révolutionnaire » est valide, dès lors que nous assumons la pluralité de la sphère qu’ils entendent englober. Ce qui est révolutionnaire – dans les circonstances actuelles – c’est la défense d’un projet de société anticapitaliste, capable de projeter les essences subversives de la Révolution de 1959 vers la construction d’une meilleure Cuba. Par ailleurs, le champ de la contre-révolution est défini par les efforts visant à restaurer le régime capitaliste et, avec lui, l’ensemble des rapports d’exploitation qui lui sont inhérents. Je crois que, de nos jours, la bataille idéologique s’inscrit dans le cadre mentionné ci-dessus, sans nier la présence d’autres problématiques qui donnent des nuances diverses aux débats qui se tiennent au sein de la nation.

(*) Le Dr Fabio Fernandez Batista est l’auteur des ouvrages Fidel dans la tradition étudiante universitaire, coécrit avec Francisca Lopez Civeira (Bureau des publications du Conseil d’État, La Havane, 2016), et Les chemins de la prospérité. La pensée économique des oligarchies créoles de Cuba (Unhic Publications, La Havane, 2020). •

Pie de foto 281356 y : Faire l’éloge de l’économie républicaine est une blague de mauvais goût. Les analyses de la pensée bourgeoise prérévolutionnaire ont mis en évidence l’ampleur de la crise structurelle que traversait le pays et les énormes difficultés auxquelles il était confronté pour trouver les moyens de la surmonter. PHOTO ARCHIVES DE GRANMA

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