Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

L’ancien gouverneur Sergei Levtchenko sur le conflit avec le Kremlin, Fourgal, Poutine et le parti du pouvoir

L’ancien gouverneur Sergei Levtchenko sur le conflit avec le Kremlin, Fourgal, Poutine et le parti du pouvoir. Nous ne savons pas grand chose sur ce qui se passe en Russie, mais cet interview très mesuré qui intervient sur fond de manifestations populaires nous montre le jeu du parti au pouvoir, Russie unie, le système médiatique et celui de Poutine dont chacun attend l’arbitrage. Le parti communiste principal parti d’opposition agit dans ce contexte dont on ne peut pas dire qu’il soit totalement anti-démocratique, il ressemble beaucoup à ce qui se passe en France, aux États-Unis. Mais ce qui est ignoré chez nous sur ce qui se passe en Russie est la force de la protestation populaire et le poids des communistes (note de Danielle Bleitrach, traduction de Marianne Dunlop).

Entretien avec l’ancien chef de la région d’Irkoutsk

Article initialement paru sur SP (Svobodnaia Pressa)

L’arrestation inattendue du gouverneur populaire du territoire de Khabarovsk, Sergei Furgal, accusé de crimes il y a 16 ans, a montré que le gouvernement continuait de «flinguer» les responsables de l’opposition et les leaders d’opinion. Le Kremlin considère les dirigeants d’opposition populaires et couronnés de succès comme une menace pour le régime. L’une des victimes de cette pratique est aujourd’hui l’ancien gouverneur de la région d’Irkoutsk, Sergey Levchenko, l’un des premiers chefs de régions élu lors de la vague de protestations en 2015.

Au cours de ses quatre années de travail, le gouverneur communiste a réussi à augmenter le PIB de la région de 19%, quand en Russie dans l’ensemble il n’a augmenté que de 10%, doublé le budget régional, augmenté les investissements de près de 50% et élevé le niveau des salaires dans la région de près de 30%.

Ils ont tenté de le discréditer via les médias fédéraux et il a dû démissionner après les grandes inondations de l’été 2019. De toute évidence, les succès du communiste Levchenko effrayaient les stratèges politiques du Kremlin. Il a poursuivi jusqu’en décembre 2019 puis a démissionné.

Nous avons demandé à Sergei Georgievich de nous dire comment il travaillait et de commenter les événements de ces dernières semaines, y compris la détention de Sergei Furgal.

Sur le travail d’un gouverneur d’opposition

«SP»: – Comment est-ce d’être gouverneur d’opposition en Russie? Y a-t-il eu des difficultés d’interaction avec le centre fédéral?

– Je ne suis pas fan de me plaindre, mais, bien sûr, il y a des singularités. Les gouverneurs de l’opposition ont plus de mal à travailler et à obtenir des résultats. Au niveau fédéral –aussi bien à la Douma d’État, au Conseil de la Fédération et au gouvernement – siègent des représentants de “Russie unie”. Il est clair qu’ils réagissent de manière beaucoup plus énergique et positive aux diverses propositions et demandes des membres de leur parti.

Je suis arrivé fin 2015. L’année de mon départ, nous avions réussi à doubler le budget régional et multiplier par trois les versements au budget fédéral. Si vous travaillez mieux que les autres, vous avez le droit objectif d’exiger des ressources supplémentaires du gouvernement.

«SP»: – Vous avez souvent été critiqué par les ressources de VGTRK [la télé nationale, NdT] et d’autres médias fédéraux, pourquoi?

– C’est la deuxième difficulté à laquelle sont confrontés les gouverneurs de l’opposition. Elle provient de l’image donnée dans les médias. Nous observons souvent des représentants de Russie unie en tant que gouverneurs, et aucune information négative n’est écrite à leur sujet. Quand pour une raison quelconque ils partent, ils sont toujours blancs comme neige. A croire que personne n’a jamais rien dit ou écrit en mal à leur sujet, mais voilà qu’ils démissionnent.

Les gouverneurs de l’opposition, dont moi, sont, pour le moins, critiqués. Et c’est pour parler poliment. Pendant un an et demi, quand il y a eu toutes ces bacchanales autour de moi dans les médias fédéraux et à la télévision, pour la quantité d’informations négatives, je surclassais Trump et l’Ukraine réunis. Cinq cents sujets ont été diffusés en un an et demi, qui ont ensuite été repris plusieurs fois – vous pouvez multiplier sans problème par cinq.

Je suis un combattant expérimenté et aguerri, vous ne me prendrez pas dans cette affaire. Mais des gens qui travaillent au gouvernement, et même des simples gens, bien sûr, étaient très inquiets de voir à quel point Moscou détestait la région d’Irkoutsk.

Un tel jugement partisan de la part des médias –il est clair que c’était concerté. Vous devez montrer des résultats meilleurs que les autres afin d’obtenir ce à quoi vous avez droit.

«SP»: – Vous avez vraiment réussi à réaliser ce dont rêvent les gouverneurs-technocrates: la croissance économique, l’investissement et une politique budgétaire savante. Vous avez reçu des remerciements?

– Un haut responsable du gouvernement russe, lorsque je lui ai montré les résultats de mon travail sur quatre ans, m’a dit que les chiffres étaient impressionnants et qu’il comprenait maintenant pourquoi ils nous «flinguent».

«SP»: – Comment s’est construit le travail avec le centre fédéral? Avez-vous été souvent au Kremlin? Avez-vous rencontré Poutine ?

– J’ai rencontré le président plus que de nombreux gouverneurs. En quatre ans de travail, une dizaine de fois, dont cinq fois en tête à tête. Lorsque nous avons discuté de certaines questions individuellement, nous avons parlé de choses concrètes. Lors de la deuxième réunion – nous avons discuté pendant plus d’une heure: je défendais ma cause, j’expliquais, il a essayé de comprendre – j’ai signé sept lettres avec lui. La conversation portait sur mes propositions, déclarations, demandes, etc. A ce moment-là, je n’ai rien remarqué de spécial.

Lorsque tout ce tintouin a commencé avec la situation d’urgence [liée aux inondations, NdT], il y avait déjà de la nervosité dans l’air. Moi aussi j’étais nerveux, je dois reconnaître. Lorsque certains « camarades » du centre fédéral ont manifestement commencé à vouloir pêcher en eaux troubles, j’ai dû réagir durement, et ils n’ont pas aimé. Apparemment, le président l’a vu et ressenti.

Sergey Levchenko sur l’avenir politique

«SP»: – Si je comprends bien, votre départ a été causé en grande partie par les inondations de 2019. L’aide du centre fédéral était-elle suffisante?

– Bien sûr, le centre fédéral a aidé. Mais c’est une chose d’allouer de l’argent, c’est une autre chose de l’utiliser, vu la loi. Plusieurs fois, c’est que l’argent a été alloué, et il n’y a pas eu de décrets, de décrets du gouvernement et autres règlements correspondants. Pendant plusieurs jours, nous n’avons pas pu utiliser ces fonds, car en plus du transfert de fonds, ce que fait le ministère des Finances, il doit y avoir un tas d’actes réglementaires. J’ai dû prendre d’urgence de l’argent sur le budget régional, puis convenir d’une compensation. À ces moments-là, nous avons également eu des affrontements –ils n’ont pas toujours compris à Moscou que l’allocation d’argent n’était pas tout. Pendant des semaines, j’ai dû leur donner des explications.

«SP»: – En mai 2020, vous avez déclaré que vous envisagiez de participer aux élections de gouverneur. Est-ce toujours d’actualité? On dit que l’administration présidentielle tentera d’empêcher cela.

– Nous avons déjà désigné notre représentant parce que l’Assemblée législative de la région d’Irkoutsk a décidé que ces élections étaient censées être anticipées et, selon la loi, le gouverneur démissionnaire ne peut y participer. Bien que ces élections ne soient pas le moins du monde anticipées, elles ont lieu le jour normal du scrutin. Il est clair qu’une telle barrière a été installée. La loi fédérale dit que je peux participer aux élections si le président est d’accord. J’ai immédiatement envoyé une lettre au président, il n’a toujours pas répondu. Nous avons nommé Mikhail Shchapov, député de la Douma d’État du Parti communiste, lors d’une conférence.

“SP”: – Quelles sont les chances aujourd’hui? Les indices de popularité?

– À ce jour, il n’y a pas de chiffres, mais nous pensons qu’ils sont très hauts. Au cours du premier semestre, nous avons mesuré mes cotes et celles du gouverneur intérimaire. Les cotes de Mikhail Schapov, que nous avons désigné comme candidat, n’ont pas encore été mesurées. Je pense qu’avec ma participation et avec la participation du Parti communiste, qui dans la région d’Irkoutsk a battu Russie unie lors des élections à l’Assemblée législative en 2018, les chances sont élevées.

“SP”: – Si je comprends bien, les habitants de la région d’Irkoutsk vous soutiennent. Même des rassemblements ont eu lieu après votre démission.

– Je continue de marcher tranquillement dans les rues, ils viennent me voir, ils me souhaitent santé et bonne chance, ils disent qu’ils vont me soutenir. C’est la chose la plus importante pour moi. Lorsque des camarades de la Douma d’État, des blogueurs et des journalistes viennent nous rendre visite, ils voient ce qui se passe et sont surpris – cela n’existe pas dans d’autres régions. J’ai résolu la tâche la plus importante – les gens ont compris qu’un représentant du peuple, du Parti communiste, malgré des conditions difficiles, pouvait leur faciliter la vie.

À propos de Furgal

“SP”: – Que pensez-vous de l’arrestation du gouverneur du territoire de Khabarovsk Sergei Furgal?

Toute une série de coïncidences. Dès que Nikolay Platoshkin est devenu très populaire, il a été  assigné à résidence, ils ont trouvé un article contre lui. Lorsque Anatoly Bykov est devenu suffisamment célèbre dans le territoire de Krasnoïarsk, ils ont trouvé une affaire pénale remontant à 1994. Du point de vue du régime au pouvoir, le kraï de Khabarovsk a occupé l’une des dernières places lors du vote sur les amendements à la Constitution – tant en participation qu’en termes de résultats – alors ils ont rappelé à Furgal l’année 2004. Et avant cela, cela faisait 16 ans qu’ils dormaient. C’est ainsi que fonctionne le dialogue avec les chefs de l’opposition.

“SP”: – Pensez-vous que ces purges deviendront plus fréquentes?

– La vie nous montrera. Il me semble que cette méthode a atteint une certaine limite. Vous ne pouvez pas jouer avec ça, car il y a beaucoup de soutiens de ces gens, tout comme dans mon cas. Et si toute cette colère se rassemble, cela peut devenir incontrôlable – ils jouent avec le feu.

«SP»: – Quatre des six gouverneurs provisoires nommés en 2020 n’appartiennent à aucun parti, il y en a un de Russie juste et un seul de Russie unie. Est-ce la nouvelle tendance?

« Russie unie » est devenue toxique. Dans la région d’Irkoutsk, Igor Kobzev s’est présenté sans étiquette, et non comme représentant de “Russie unie”. Nous observons cette tendance depuis longtemps, car nous sommes en avance sur tout le pays – dans la région d’Irkoutsk, les résultats de “Russie unie” sont parmi les plus bas du pays, et ceux du Parti communiste parmi les plus élevés. J’ai déjà dit qu’en 2018, nous étions loin devant RU pour les scrutins de liste. Même alors, des représentants de “Russie unie”, candidats à l’Assemblée législative, ont caché leur affiliation à ce parti, nous les avons naturellement dénoncés, et aucun d’entre eux n’est passé.

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