Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

Elizabeth Roudinesco et Woody Allen

L’historienne de la psychanalyse, biographe de Jacques Lacan et de Sigmund Freud, livre son diagnostic sur le « cas » Allen. « Woody Allen, ce n’est ni les Atrides, ni les Damnés » Kim Roselier pour Les Echos Week-End

QUE PENSEZ-VOUS DU DÉBAT OUVERT SUR LA PUBLICATION DES MÉMOIRES DE WOODY ALLEN ?

Je pense que la liberté des éditeurs doit être inconditionnelle dans le cadre du respect de la loi. On ne diffuse pas de textes injurieux, antisémites, racistes ou qui violent le principe de la vie privée d’autrui… À partir de là, tous les chantages visant à interdire la publication d’un livre sont inadmissibles, d’où qu’ils viennent. Nous sommes dans une période où fleurissent des meutes indignées qui portent atteinte à la liberté d’expression en s’érigeant en tribunal. Plutôt que de critiquer le contenu d’une pièce, d’un livre, d’un film, ces meutes font pression auprès des producteurs, éditeurs, conservateurs de musée, pour faire interdire des spectacles, des expositions ou des oeuvres qui ne leur conviennent pas. Ce fut le cas en 2013, lorsqu’on tenta de censurer un tableau de Balthus au Metropolitan Museum de New York, à cause de sa « nature offensante ». Même chose pour le dernier film de Roman Polanski, J’accuse, boycotté par des féministes.À LIRE AUSSI

PEUT-ON VOIR WOODY ALLEN COMME UNE VICTIME COLLATÉRALE DU MOUVEMENT METOO ?

MeToo existe depuis 2007 et s’est amplifié en 2017 quand le fils de Woody Allen a joué un rôle important dans la dénonciation des agressions sexuelles commises par Harvey Weinstein, lequel a été jugé et condamné, à juste titre, par la justice. Je dirais plutôt qu’il y a, depuis l’affaire Weinstein, une recrudescence de campagnes qui, par leur violence, détruisent la liberté critique de chacun face à une oeuvre. Comment, par exemple, critiquer un livre dès lors que l’éditeur a subi de telles pressions pour ne pas le publier ? Je félicite et je soutiens Manuel Carcassonne, directeur général de Stock, pour son courage. Il n’a pas cédé aux pressions. C’est la seule chose qui compte. Mais ce combat pour la liberté place le critique littéraire dans une position intenable : dans un tel climat, il ne peut plus chroniquer sereinement le contenu de l’oeuvre. S’il en fait l’éloge, il sera catalogué comme béni-oui-oui de l’éditeur, s’il démontre sa nullité, il sera rangé dans le camp des lyncheurs.

PEUT-ON PARLER DE RISQUE DE « MACCARTHYSME CULTUREL » ?

Oui, bien sûr. Tout cela vient des années 1990, lorsque le politiquement correct a commencé à sévir dans les universités américaines. Au départ, il s’agissait de lutter contre des discriminations. Mais cela s’est retourné en son contraire quand la gauche américaine a substitué les luttes identitaires aux luttes classiques (sociales et de classes). D’ailleurs, Philip Roth a été victime de ce genre de campagne lorsqu’en 2002, il a publié un de ses plus beaux romans : La Tache. Aujourd’hui, aux Etats-Unis, bon nombre d’éditeurs engagent des « détecteurs d’offenses » qui relisent les livres jugés suspects de ne pas être politiquement corrects.

NE PEUT-ON CONSIDÉRER L’AFFAIRE WOODY ALLEN COMME UNE TRAGÉDIE ?

Non, je ne vois pas de dimension tragique dans cette affaire de famille. Ce n’est ni les Atrides, ni les Labdacides, ni Les Damnés de Visconti, ni Le Parrain de Coppola, mais plutôt une comédie de boulevard. Voilà une actrice qui a quinze enfants, dont onze ont été adoptés, et voici un metteur en scène qui a épousé l’une des filles adoptives de cette actrice, et qui a adopté avec celle-ci deux autres enfants, parce qu’il refuse d’engendrer une progéniture. Voilà un fils qui dénonce les abus de son père et dont la mère affirme qu’il serait le fils de Frank Sinatra, plutôt que celui de ce père qu’il dénonce. Et voilà que, depuis des années, parents et enfants se déchirent par médias interposés. Certains enfants prennent le parti de la mère, d’autres celui du père et rien ne les arrête dans la poursuite de leur jouissance à se haïr les uns les autres. Une situation tragique suppose que les « héros » soient en mesure d’affronter leur propre humanité, face à un destin qui les contraint à agir en sens contraire de leur désir, ou qui, au contraire, les entraîne vers une démesure transgressive, d’où ils ne peuvent s’échapper que par la mort : que le destin s’appelle Dieu, le fatum, la statue du commandeur, la loi de la cité, le surmoi, peu importe.@PierredeGasquet

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