Dois-je vous avouer que je n’avais qu’une connaissance très superficielle d’Heinrich Heine, mon bagage se limitait à quelques poèmes dont la très célèbre Lorelei peignant ses cheveux d’or sur un rocher du Rhin. Je savais qu’il avait été l’ami de Karl Marx et qu’il en partageait bien des préoccupations politiques et sociales, ce qui lui avait valu autant que son ascendance juive d’avoir ses livres brûlés par les nazis. Mais je suis en train de découvrir un pamphlétaire, un journaliste au style brillantissime très proche de celui de Karl Marx, aussi vif, percutant, drôle et parfois d’une méchanceté roborative. Dans le temps qui sont les nôtres, de l’intelligence, du style et de la lucidité sont des qualités si originales que je ne saurais trop vous conseiller de vous ruer sur ce petit chef d’œuvre qui de surcroît parle de nous Français sur le plan politique mais aussi des arts, de la civilisation. En fait mon rêve modeste et fou serait que mon blog ait quelques ressemblances avec cette “correspondance” d’Heinrich Heine… dans certains intérêts, positionnements puisque il n’y a aucune espérance de se hisser au niveau d’une telle plume… Ca se saurait…
Cette découverte de Heine, polémiste, journaliste m’a été offerte par la publication d’une série d’articles qu’Heinrich Heine écrivit pour la Gazette universelle d’Ausbourg (1). Voyageur curieux et observateur sans complaisance il décrit la France sous la monarchie de Juillet et au passage trace quelques esquisses de personnages toujours surprenants et parfois injustes comme un portrait de Victor Hugo qui ressemble à ce qu’on pourrait écrire aujourd’hui d’un BHL, il est vrai que Hugo n’a pas encore viré sa cuti monarchiste et qu’il donne parfois dans un pathos amphigourique qui ne peut que déplaire au sobre et percutant allemand. Heinrich Heine a quelques intérêts majeurs, l’art, la politique et il est plus encore que Marx pris dans les contradictions d’une ascendance juive qui le fait se passionner pour le martyre des juifs de Damas dû aux intrigues d’un consul de France appuyé par Thiers, mais comme Marx il sait tailler un costume aux juifs trop intégrés dans la société bourgeoise. Bref il fait de la politique et s’interroge sur l’avenir du socialisme et du communisme…
Cela nous vaut la peinture du combat, de l’étreinte même, entre le roi qui voulait régner par lui-même en dehors des caprices de la chambre tandis que cette dernière ne combattait le roi que pour exercer elle-même cette dictature de l’argent et de la bourgeoisie. « Le duel entre le roi et la Chambre constitue le contenu de la période parlementaire, et les deux partis s’étaient à la fin si bien épuisés et affaiblis qu’ils s’effondrèrent à bout de forces lorsqu’un nouveau prétendant fit son entrée sur la scène. Le 24 février 1848, ils s’effondrèrent presque en même temps, la royauté aux Tuileries et, quelques heures plus tard, le Parlement au Palais-Bourbon voisin. Les vainqueurs, la glorieuse canaille de ces journées de février, n’eurent vraiment pas besoin de faire étalage de beaucoup de courage, et c’est à peine s’ils peuvent se vanter d’avoir aperçu leurs ennemis. Ils ne tuèrent pas l’Ancien Régime, ils ne firent que mettre fin à son apparence de vie : le roi et la chambre moururent parce qu’ils étaient morts depuis longtemps ». (p.9)
Il y eut bien d’autres étreintes de cadavres au sein de cette bourgeoisie et je ne puis m’empêcher de songer à cet autre enterrement du parlementarisme en 1958, d’une certaine conception de la république, qui eut lieu sous la pression des guerres coloniales, comment fut inventée la Constitution de la Ve république pour faire taire « la canaille »et sauver en paix les intérêts coloniaux.
J’imagine ce que dirait aujourd’hui de l’état politique de la France cet impertinent allemand, qui comme Marx se moque souvent des Français, « de leurs enthousiasmes qui durent parfois jusqu’à vingt-quatre heures »… « De la patrie de la vanité »… et qui éprouve le plus souvent quelques doutes sur les ardeurs républicaines de ce pays : « un républicain par conséquent, hait l’argent à juste titre, et s’il met la main sur son ennemi – alors, hélas ! La victoire est encore pire qu’une défaite : le républicain qui a mis la main sur l’argent a cessé d’être un républicain ! »p.29
Je ne puis m’empêcher de rêver à ce qu’une telle plume dirait de la récente mutation des mêmes, Mitterrand étant président, comment la gauche française, ces chatouilleux républicains qui à force de combattre les Institutions de la Ve, ce coup d’Etat permanent, s’épuisèrent au point qu’étant enfin parvenus au pouvoir ils ne purent que constater la mort définitive du parlementarisme et la nécessité du régime présidentiel. Un avatar du bonapartisme dont Heine explique à quel point il convient bien mieux aux intérêts et au tempérament français que toutes les Républiques, parce que ce penchant bonapartiste est lié à la préservation de la propriété. Nous avons aujourd’hui hérité du mitterrandisme une nouvelle vague de grands milliardaires et des directions socialistes assujetties à l’impôt sur la fortune. Alors on sourit quand Heine décrit ces républicains : il dit en substance que s’ils glissent leur main dans la poche gauche vide de leur pantalon, toutes leurs craintes s’envolent immédiatement, en particulier quand vient le temps des campagnes électorales, et ils sifflent joyeusement la Marseillaise, deux ou trois notes de l’Internationale même. Mais leur autre main quand elle glisse dans la poche droite, celle où se trouve l’argent, se met à trembler à l’idée des désordres, des atteintes à la propriété et le républicain se sent des inclinaisons bonapartistes. N’est-ce pas une peinture de toutes les apories du socialisme français depuis près de trente ans.
Il faut lire aussi la description que Heine fait de la presse française, pas de censure sauf celle de la propriété et d’une ligne éditoriale qui coupe impitoyablement tout ce qui ne correspond ni aux intérêts du lectorat, ni à ceux du propriétaire. C’est fascinant de modernité.
Il y a du Daumier dans les descriptions de Heine : « Monsieur de Rothschild est de fait le meilleur thermomètre politique qui soit ; je ne dirais pas qu’il est aussi fiable qu’une grenouille, car le terme ne me semblerait pas suffisamment respectueux. Et c’est qu’il faut avoir du respect pour cet homme, ne serait-ce qu’en raison du respect qu’il inspire à la plupart des gens (…) Il y a plusieurs années de cela, un jour où je voulus me rendre chez M.de Rothschild, un domestique galonné était justement en train de traverses le corridor avec son vase de nuit, et un spéculateur boursier qui passait là au même instant tira avec déférence son chapeau devant le puissant pot. Voilà jusqu’où va, pour le dire avec respect, le respect de certaines personnes. Je me notai le nom de cet homme dévot, et je suis persuadé qu’avec le temps il deviendra millionnaire. »P .129
La haie d’honneur devant les vases de nuit des spéculateurs est désormais si entrée dans les mœurs collectives des Français qu’il n’existe pas un parti pour oser déchoir à la coutume au point de réclamer une nationalisation réelle sous contrôle démocratique et populaire de ceux qui ne cessent de trafiquer à leur dépends. Les banquiers n’en finissent pas d’exiger de la puissance publique quelques laxatifs pour les aider à mieux chier tant leur formidable appétit les conduit périodiquement à l’occlusion financière et on salue dévotement la purge…
Alors il se joue des comédies où l’on jette le bon peuple sur des haines légitimistes, « on suscite des joies malignes dans la bourgeoisie, laquelle échauffée par les journaux de la classe moyenne mécontente, colporte les fables les plus déplaisantes sur les résolutions réactionnaires du ministère actuel » p.141, la description des antipathies que suscite Guizot fait étrangement songer à celles que provoquent Hortefeux, Guéant et Sarkozy lui-même, les fables déplaisantes de journaux comme Libération ou Marianne. Ca ne mange pas de pain et ça évite que l’on songe à remettre en cause l’ordre établi, celui des vases de nuit auxquels on fait dévotion.
La plume de Heine trouverait de quoi s’ébaudir sur les humeurs françaises si particulières, en ce jour où les partis, alors qu’ il est fait grand bruit à propos des économies nécessaires, ne songent pas un instant à s’interroger sur le coût pharaonique d’une expédition contre 6 millions de bédouins que la république aurait à cœur de libérer de son tyran, certes excentrique mais ni pire ni meilleur que ceux depuis toujours la France a appuyé pour mieux piller leurs pays.
Il est étrange que toutes les haines qui périodiquement se déchaînent contre Sarkozy sous les prétextes les plus divers, en manifestant des sentiments proches de la frénésie pour dénoncer ses mœurs, ses sinistres projets concernant nos libertés, aient accepté sans la moindre critique le goût excessif du personnage pour les expéditions otanesques…
Concluons donc sur ce chapitre des paradoxes actuels français et pour vous donner envie de lire Heine, voici une description qui par certains côtés annonce Baudelaire revu par Walter Benjamin. Bien vu si l’on songe à la Commune de Paris et à demain peut-être… Parce que voilà la raison pour laquelle j’ai souhaité donner à ce blog un autre esprit, celui de la vision en profondeur et sur le long terme. Au-delà de l’événement et du sordide politicien, il y a l’histoire de l’humanité…
Paris 11 décembre 1841
Maintenant que s’approche le Nouvel AN, le jour des étrennes, les boutiques de marchands se surpassent par l’extrême diversité de leurs étalages. La vue de ces dernières peut constituer pour le flâneur oisif le plus agréable passe-temps ; si son cerveau n’est pas tout à fait vide, il lui vient parfois certaines idées en contemplant derrière les vitres miroitantes l’abondance bigarrée des objets de luxe et d’art qui y sont exposés, tout en jetant peut-être aussi un œil au public qui se tient là à ses côtés. Les visages de ce public sont si laids de sérieux et de souffrance, si impatients et menaçants, qu’ils forment un effrayant contraste avec les objets qu’ils lorgnent du regard, et la peur nous prend qu’un jour ces hommes se mettent tout à coup à défoncer ces vitres de leurs poings serrés et réduisent misérablement en miettes tous les jouets bigarrés et clinquants du beau monde, y compris le beau monde lui-même ! Quiconque n’est pas un grand homme politique mais un banal flâneur se souciant peu de la nuance Dufaure et Passy mais plutôt de la mine que fait le peuple des rues aura bientôt la ferme conviction que tout ou tard, toute la comédie bourgeoise en France, avec ses héros et ses comparses parlementaires connaîtra une fin terrible au milieu des huées, et qu’on jouera un épilogue intitulé « le règne des communistes » ! Bien entendu, cet épilogue ne saurait durer longtemps ; mais il émouvra et purifiera d’autant plus puissamment les cœurs ; ce sera une véritable tragédie. » p.147
Danielle Bleitrach
Heinrich Heine, Lutetia, correspondances sur la vie politique, l’art et le peuple, traduction, annotation et Postface par Marie Ange Maillet, le Cerf, 2011.
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lecoq armand
Merci, Danielle. Tu m’as donné envie de lire Heine!
François KALDOR
Merci Danielle de cette face de Heine.
J’avais présenté à l’oral d’allemand, avec succès et convoqué en juin 63 au Lycée Louis Le Grand la poésie matrice des Canuts
Die schlesichen Weber !!!
Mikaty
Description désespérante du peuple français. Désespérante car toujours d’actualité comme votre article le souligne. Peuple de propriétaires avides et soumis, et bonapartistes comme le soulignait Jospin dans un de ses livres récents…
Mais n’est-ce pas la description d’une frange de la société qui se trouve essentiellement à Paris et dans quelques grandes villes ?
Je me souviens de la description de la France et des français par Rudyard Kipling parcourant la France au lendemain de la 1ère guerre mondiale… Il décrivait les paysans labourant les champs de batailles dévastés par les tranchées et les bombes, pour semer et récolter… et il disait de ne pas sous-estimer un tel peuple, travailleur et ancré dans son territoire.
De même, ne pas sous-estimer ce peuple travailleur de la périphérie qui n’est pas avide des objets de luxe de la bourgeoisie, mais avide de justice… vivre de son travail. Des gilets jaunes !
Robert Antraygues
Ça à l’air intéressant ce vagabondage …
Merci Danielle.