Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

Merveilleux Diderot: entretien d’un philosophe avec la Maréchale de ***

voici ce que j’aime le plus dans l’esprit français, ce qui fait que bien qu’il m’arrive d’en dire tout le mal du monde, dès que je suis loin pour plus de deux mois je chantonne “douce France”… (note de Danielle Bleitrach)

j’avais je ne sais quelle affaire à traiter avec le maréchal de*** ; j´allai à son hôtel, un matin; il était absent : je me fis annoncer à madame la maréchale. C´est une femme charmante; elle est belle et dévote comme un ange ; elle a la douceur peinte sur son visage ; et puis, un son de voix et une naïveté de discours tout à fait avenants à sa physionomie. Elle était à sa toilette. On m´approche un fauteuil ; je m´assieds, et nous causons. Sur quelques propos de ma part, qui l´édifièrent et qui la surprirent (car elle était dans l´opinion que celui qui nie la très sainte Trinité est un homme de sac et de corde, qui finira par être pendu), elle me dit :
” N´êtes-vous pas monsieur Diderot ?
DIDEROT. – Oui, madame.
LA MAREJCHALE. – C´est donc vous qui ne croyez rien ?

DIDEROT. – Moi-même.
LA MARECHALE. – Cependant votre morale est d´un croyant.
DIDEROT. – Pourquoi non, quand il est honnête homme?
LA MARECHALE. – Et cette morale-là, vous la pratiquez ?
DIDEROT. – De mon mieux.
LA MARECHALE. – Quoi ! vous ne volez point, vous ne tuez point, vous ne pillez point ?
DIDEROT. – Très rarement.
LA MARECHALE. – Que gagnez-vous donc à ne pas croire ?
DIDEROT. – Rien du tout, madame la maréchale. Est-ce qu´on croit, parce qu´il y a quelque chose à gagner ?
LA MARECHALE. – Je ne sais ; mais la raison d´intérêt ne gâte rien aux affaires de ce monde ni de l´autre.
DIDEROT. – J´en suis un peu fâché pour notre pauvre espèce humaine. Nous ne valons pas mieux.
LA MARECHALE. – Mais quoi ! vous ne volez point ?
DIDEROT. – Non, d´honneur.
LA MARECHALE. – Si vous n´êtes ni voleur ni assassin, convenez du moins que vous n´êtes pas conséquent.
DIDEROT. – Pourquoi donc ?
LA MARECHALE. – C´est qu´il me semble que si je n´avais rien à espérer ni à craindre, quand je n´y serai plus, il y a bien de petites douceurs dont je ne me priverais pas, à présent que j´y suis. J´avoue que je prête à Dieu à la petite semaine.
DIDEROT. – Vous l´imaginez.
LA MARECHALE. – Ce n´est point une imagination, c´est un fait.
DIDEROT. – Et pourrait-on vous demander quelles sont ces choses que vous vous permettriez, si vous étiez incrédule ?
LA MARECHALE. – Non pas, s´il vous plaît ; c´est un article de ma confession.
DIDEROT. – Pour moi, je mets à fonds perdu.
LA MARECHALE. – C´est la ressource des gueux.
DIDEROT. – M´aimeriez-vous mieux usurier ?
LA MARECHALE. – Mais oui ; on peut faire l´usure avec Dieu tant qu´on veut : on ne le ruine pas. Je sais bien que cela n´est pas délicat, mais qu´importe ? Comme le point est d´attraper le ciel, d´adresse ou de force, il faut tout porter en ligne de compte, ne négliger aucun profit. Hélas ! nous aurons beau faire, notre mise sera toujours bien mesquine en comparaison de la rentrée que nous attendons. Et vous n´attendez rien, vous ?
DIDEROT. – Rien.
LA MARECHALE. – Cela est triste. Convenez donc que vous êtes bien méchant ou bien fou !
DIDEROT. – En vérité, je ne saurais, madame la maréchale.
LA MARECHALE. – Quel motif peut avoir un incrédule d´être bon, s´il n´est pas fou ? Je voudrais bien le savoir.
DIDEROT. – Et je vais vous le dire.
LA MARECHALE. – Vous m´obligerez.
DIDEROT. – Ne pensez-vous pas qu´on peut être si heureusement né, qu´on trouve un grand plaisir à faire le bien ?
LA MARECHALE. – Je le pense.
DIDEROT. – Qu´on peut avoir reçu une excellente éducation, qui fortifie le penchant naturel à la bienfaisance ?
LA MARECHALE. – Assurément.
DIDEROT. – Et que, dans un âge plus avancé, l´expérience nous ait convaincus, qu´à tout prendre, il vaut mieux, pour son bonheur dans ce monde, être un honnête homme qu´un coquin ?
LA MARECHALE. – Oui-da ; mais comment est-on honnête homme, lorsque de mauvais principes se joignent aux passions pour entraîner au mal ?
DIDEROT. – On est inconséquent : et y a-t-il rien de plus commun que d´être inconséquent !
LA MARECHALE. – Hélas ! malheureusement, non : on croit, et tous les jours on se conduit comme si l´on ne croyait pas.
DIDEROT. – Et sans croire, l´on se conduit à peu près comme si l´on croyait.
LA MARECHALE. – A la bonne heure ; mais quel inconvénient y aurait-il à avoir une raison de plus ; la religion, pour faire le bien, et une raison de moins, l´incrédulité, pour mal faire ?
DIDEROT. – Aucun, si la religion était un motif de faire le bien, et l´incrédulité un motif de faire le mal.
LA MARECHALE. – Est-ce qu´il y a quelque doute là-dessus ? Est-ce que l´esprit de religion n´est pas de contrarier sans cesse cette vilaine nature corrompue , et celui de l´incrédulité, de l´abandonner à sa malice, en l´affranchissant de la crainte ?
DIDEROT. – Ceci, madame la maréchale, va nous jeter dans une longue discussion.
LA MARECHALE. – Qu´est-ce que cela fait ? Le maréchal ne rentrera pas sitôt ; et il vaut mieux que nous parlions raison, que de médire de notre prochain.
DIDEROT. – Il faudra que je reprenne les choses d´un peu haut.
LA MARECHALE. – De si haut que vous voudrez, pourvu que je vous entende.
DIDEROT. – Si vous ne m´entendiez pas, ce serait bien ma faute.
LA MARECHALE. – Cela est poli ; mais il faut que vous sachiez que je n´ai jamais lu que mes heures, et que je ne me suis guère occupée qu´à pratiquer l´Evangile et à faire des enfants.
DIDEROT. – Ce sont deux devoirs dont vous vous êtes bien acquittée.
LA MARECHALE. – Oui, pour les enfants vous en avez trouvé six autour de moi, et dans quelques jours vous en pourriez voir un de plus sur mes genoux ; mais commencez.
DIDEROT. _ Madame la maréchale, y a-t-il quelque bien, dans ce monde-ci, qui soit sans inconvénient ?
LA MARECHALE. – Aucun.
DIDEROT. – Et quelque mal qui soit sans avantage ?
LA MARECHALE. – Aucun.
DIDEROT. – Qu´appelez-vous donc mal ou bien ?
LA MARECHALE. – Le mal, ce sera ce qui a plus d´inconvénients que d´avantages ; et le bien, au contraire, ce qui a plus d´avantages que d´inconvénients.
DIDEROT. – Madame la maréchale aura-t-elle la bonté de se souvenir de sa définition du bien et du mal ?
LA MARECHALE. – Je m´en souviendrai. Vous appelez cela une définition ?
DIDEROT. – Oui.
LA MARECHALE. – C´est donc de la philosophie ?
DIDEROT. – Excellente.
LA MARECHALE. – Et j´ai fait de la philosophie !
DIDEROT. – Ainsi, vous êtes persuadée que la religion a plus d´avantages que d´inconvénients ; et c´est pour cela que vous l´appelez un bien ?
LA MARECHALE. – Oui.
DIDEROT. – Pour moi, je ne doute point que votre intendant ne vous vole un peu moins la veille de Pâques que le lendemain des fêtes ; et que de temps en temps la religion n´empêche nombre de petits maux et ne produise nombre de petits biens.
LA MARECHALE. – Petit à petit, cela fait somme.
DIDEROT. – Mais croyez-vous que les terribles ravages qu´elle a causés dans les temps passés, et qu´elle causera dans les temps à venir, soient suffisamment compensés par ces guenilleux avantages-là ? Songez qu´elle a créé et qu´elle perpétue la plus violente antipathie entre les nations. Il n´y a pas un musulman qui n´imaginât faire une action agréable à Dieu et à son Prophète, en exterminant tous les chrétiens, qui, de leur côté, ne sont guère plus tolérants. Songez qu´elle a créé et qu´elle perpétue dans une même contrée, des divisions qui se sont rarement éteintes sans effusion de sang. Notre histoire ne nous en offre que de trop récents et trop funestes exemples. Songez qu´elle a créé et qu´elle perpétue dans la société entre les citoyens, et dans les familles entre les proches, les haines les plus fortes et les plus constantes. Le Christ a dit qu´il était venu pour séparer l´époux de la femme, la mère de ses enfants, le frère de sa soeur, l´ami de l´ami ; et sa prédiction ne s´est que trop fidèlement accomplie.
LA MARECHALE. – Voilà bien les abus ; mais ce n´est pas la chose.
DIDEROT. – C´est la chose, si les abus en sont inséparables.
LA MARECHALE. – Et comment me montrerez-vous que les abus de la religion sont inséparables de la religion ?
DIDEROT. – Très aisément : dites-moi, si un misanthrope s´était proposé de faire le malheur du genre humain, qu´aurait-il pu inventer de mieux que la croyance en un être incompréhensible, sur lequel les hommes n´auraient jamais pu s´entendre, et auquel ils auraient attaché plus d´importance qu´à leur vie ? Or est-il possible de séparer de la notion d´une divinité l´incompréhensibilité la plus profonde et l´importance la plus grande ?
LA MARECHALE. – Non.
DIDEROT. – Concluez donc.
LA MARECHALE. – Je conclus que c´est une idée qui n´est pas sans conséquence dans la tête des fous.
DIDEROT. – Et ajoutez que les fous ont toujours été et seront toujours le plus grand nombre ; et que les plus dangereux ce sont ceux que la religion fait, et dont les perturbateurs de la société savent tirer bon parti dans l´occasion.
LA MARECHALE. – Mais il faut quelque chose qui effraye les hommes sur les mauvaises actions qui échappent à la sévérité des lois ; et si vous détruisez la religion, que lui substituerez-vous ?
DIDEROT. – Quand je n´aurais rien à mettre à la place, ce serait toujours un terrible préjugé de moins ; sans compter que, dans aucun siècle et chez aucune nation, les opinions religieuses n´ont servi de base aux moeurs nationales. Les dieux qu´adoraient ces vieux Grecs et ces vieux Romains, les plus honnêtes gens de la terre, étaient la canaille la plus dissolue : un Jupiter, à brûler tout vif; une Vénus, à enfermer à l´Hôpital ; un Mercure, à mettre à Bicêtre.
LA MARECHALE. – Et vous pensez qu´il est tout à fait indifférent que nous soyons chrétiens ou païens ; que païens, nous n´en vaudrions pas moins ; et que chrétiens, nous n´en valons pas mieux ?
DIDEROT. – Ma foi, j´en suis convaincu, à cela près que nous serions un peu plus gais.
LA MARECHALE. – Cela ne se peut.
DIDEROT. – Mais, madame la maréchale, est-ce qu´il y a des chrétiens ? Je n´en ai jamais vu.
LA MARECHALE. – Et c´est à moi que vous dites cela, à moi ?
DIDEROT. – Non, madame, ce n´est pas à vous ; c´est à une de mes voisines qui est honnête et pieuse comme vous l´êtes, et qui se croyait chrétienne de la meilleure foi du monde, comme vous vous le croyez.
LA MARECHALE. – Et vous lui fîtes voir qu´elle avait tort ?
DIDEROT. – En un instant.
LA MARECHALE. – Comment vous y prîtes-vous ?
DIDEROT. – J´ouvris un Nouveau Testament, dont elle s´était beaucoup servie, car il était fort usé. Je lui lus le Sermon sur la montagne, et à chaque article je lui demandai : “Faites-vous cela ? et cela donc ? et cela encore ?” J´allai plus loin. Elle est belle, et quoiqu´elle soit très dévote, elle ne l´ignore pas ; elle a la peau très blanche, et quoiqu´elle n´attache pas un grand prix à ce frêle avantage, elle n´est pas fâchée qu´on en fasse l´éloge ; elle a la gorge aussi bien qu´il soit possible de l´avoir, et, quoiqu´elle soit très modeste, elle trouve bon qu´on s´en aperçoive.
LA MARECHALE. – Pourvu qu´il n´y ait qu´elle et son mari qui le sachent.
DIDEROT. – Je crois que son mari le sait mieux qu´un autre ; mais pour une femme qui se pique de grand christianisme, cela ne suffit pas. Je lui dis : “N´est-il pas écrit dans l´Evangile que celui qui a convoité la femme de son prochain, a commis l´adultère dans son coeur ?”
LA MARECHALE. – Elle vous répondit que oui ?
DIDEROT. – Je lui dis : “Et l´adultère commis dans le coeur ne damne-t-il pas aussi sûrement qu´un adultère mieux conditionné ?”
LA MARECHALE. – Elle vous répondit encore que oui ?
DIDEROT. – Je lui dis : “Et si l´homme est damné pour l´adultère qu´il a commis dans le coeur, quel sera le sort de la femme qui invite tous ceux qui l´approchent à commettre ce crime ?” Cette dernière question l´embarrassa.
LA MARECHALE. – Je comprends ; c´est qu´elle ne voilait pas fort exactement cette gorge, qu´elle avait aussi bien qu´il est possible de l´avoir.
DIDEROT. – Il est vrai. Elle me répondit que c´était une chose d´usage ; comme si rien n´était plus d´usage que de s´appeler chrétien, et de ne l´être pas ; qu´il ne fallait pas se vêtir ridiculement, comme s´il y avait quelque comparaison à faire entre un misérable petit ridicule, sa damnation éternelle et celle de son prochain ; qu´elle se laissait habiller par sa couturière, comme s´il ne valait pas mieux changer de couturière que renoncer à sa religion; que c´était la fantaisie de son mari, comme si un époux était assez insensé d´exiger de sa femme l´oubli de la décence et de ses devoirs, et qu´une véritable chrétienne dût pousser l´obéissance pour un époux extravagant jusqu´au sacrifice de la volonté de son Dieu et au mépris des menaces de son rédempteur!
LA MARECHALE. – Je savais d´avance toutes ces puérilités-là ; je vous les aurais peut-être dites comme votre voisine mais elle et moi nous aurions été toutes deux de mauvaise foi. Mais quel parti prit-elle d´après votre remontrance ?
DIDEROT. – Le lendemain de cette conversation (c´était un jour de fête), je remontais chez moi, et ma dévote et belle voisine descendait de chez elle pour aller à la messe.
LA MARECHALE. – Vêtue comme de coutume ?
DIDEROT. – Vêtue comme de coutume. Je souris, elle sourit ; et nous passâmes l´un à côté de l´autre sans nous parler. Madame la maréchale, une honnête femme ! une chrétienne ! une dévote ! Après cet exemple, et cent mille autres de la même espèce, quelle influence réelle puis-je accorder à la religion sur les moeurs ? Presque aucune, et tant mieux.
LA MARECHALE. – Comment, tant mieux ?
DIDEROT. – Oui, madame : s´il prenait en fantaisie à vingt mille habitants de Paris de conformer strictement leur conduite au Sermon sur la montagne…
LA MARECHALE. – Eh bien ! il y aurait quelques belles gorges plus couvertes.
DIDEROT. – Et tant de fous que le lieutenant de police ne saurait qu´en faire ; car nos Petites-Maisons n´y suffiraient pas. Il y a dans les livres inspirés deux morales : l´une générale et commune à toutes les nations, à tous les cultes, et qu´on suit à peu près ; une autre, propre à chaque nation et à chaque culte, à laquelle on croit, qu´ on prêche dans les temples, qu´on préconise dans les maisons, et qu´on ne suit point du tout.
LA MARECHALE. – Et d´où vient cette bizarrerie ?
DIDEROT. – De ce qu´il est impossible d´assujettir un peuple à une règle qui ne convient qu´à quelques hommes mélancoliques, qui l´ont calquée sur leur caractère. Il en est des religions comme des institutions monastiques, qui toutes se relâchent avec le temps. Ce sont des folies qui ne peuvent tenir contre l´impulsion constante de la nature, qui nous ramène sous sa loi. Et faites que le bien des particuliers soit si étroitement lié avec le bien général, qu´un citoyen ne puisse presque pas nuire à la société sans se nuire à lui-même ; assurez à la vertu sa récompense, comme vous avez assuré à la méchanceté son châtiment; que sans aucune distinction de culte, dans quelque condition que le mérite se trouve, il conduise aux grandes places de l´Etat ; et ne comptez plus sur d´autres méchants que sur un petit nombre d´hommes, qu´une nature perverse que rien ne peut corriger entraîne au vice. Madame la maréchale, la tentation est trop proche, et l´enfer est trop loin : n´attendez rien qui vaille la peine qu´un sage législateur s´en occupe, d´un système d´opinions bizarres qui n´en impose qu´aux enfants ; qui encourage au crime par la commodité des expiations ; qui envoie le coupable demander pardon à Dieu de l´injure faite à l´homme, et qui avilit l´ordre des devoirs naturels et moraux, en le subordonnant à un ordre de devoirs chimériques.
LA MARECHALE. – Je ne vous comprends pas.
DIDEROT. – Je m´explique ; mais il me semble que voilà le carrosse de M. le maréchal, qui rentre fort à propos pour m´empêcher de dire une sottise.
LA MARECHALE. – Dites, dites votre sottise, je ne l´entendrai pas ; je me suis accoutumée à n´entendre que ce qu´il me plaît.
DIDEROT. – Je m´approchai de son oreille, et je lui dis tout bas : Madame la maréchale, demandez au vicaire de votre paroisse, de ces deux crimes, pisser dans un vase sacré, ou noircir la réputation d´une femme honnête, quel est le plus atroce ? Il frémira d´horreur au premier, criera au sacrilège ; et la loi civile, qui prend à peine connaissance de la calomnie, tandis qu´elle punit le sacrilège par le feu, achèvera de brouiller les idées et de corrompre les esprits.
LA MARECHALE. – Je connais plus d´une femme qui se ferait un scrupule de manger gras un vendredi, et qui… j´allais dire aussi ma sottise. Continuez.
DIDEROT. – Mais, madame, il faut absolument que je parle à M. le maréchal.
LA MARECHALE. – Encore un moment, et puis nous l´irons voir ensemble. Je ne sais trop que vous répondre, et cependant vous ne me persuadez pas.
DIDEROT. – Je ne me suis pas proposé de vous persuader. Il en est de la religion comme du mariage. Le mariage, qui fait le malheur de tant d´autres, a fait votre bonheur et celui de M. le maréchal ; vous avez très bien fait de vous marier tous deux. La religion, qui a fait, qui fait et qui fera tant de méchants, vous a rendue meilleure encore ; vous faites bien de la garder. Il vous est doux d´imaginer à côté de vous, au-dessus de votre tête, un être grand et puissant, qui vous voit marcher sur la terre, et cette idée affermit vos pas. Continuez, madame, à jouir de ce garant auguste de vos pensées, de ce spectateur, de ce modèle sublime de vos actions
LA MARECHALE. – Vous n´avez pas, à ce que je vois, la manie du prosélytisme. DIDEROT. – Aucunement.
LA MARECHALE. – Je vous en estime davantage.
DIDEROT. – Je permets à chacun de penser à sa manière, pourvu qu´on me laisse penser à la mienne ; et puis, ceux qui sont faits pour se délivrer de ces préjugés n´ont guère besoin qu´on les catéchise.
LA MARECHALE. – Croyez-vous que l´homme puisse se passer de la superstition ?
DIDEROT. – Non, tant qu´il restera ignorant et peureux.
LA MARECHALE. – Eh bien ! superstition pour superstition, autant la nôtre qu´une autre.
DIDEROT. – Je ne le pense pas.
LA MARECHALE. – Parlez-moi vrai, ne vous répugne-t-il point à n´être plus rien après votre mort ?
DIDEROT. – J´aimerais mieux exister, bien que je ne sache pas pourquoi un être, qui a pu me rendre malheureux sans raison, ne s´en amuserait pas deux fois.
LA MARECHALE. – Si, malgré cet inconvénient, l´espoir d´une vie à venir vous paraît consolant et doux, pourquoi nous l´arracher ?
DIDEROT. – Je n´ai pas cet espoir, parce que le désir ne m´en a point dérobé la vanité ; mais je ne l´ôte à personne. Si l´on peut croire qu´on verra, quand on n´aura plus d´yeux ; qu´on entendra, quand on n´aura plus d´oreilles ; qu´on pensera, quand on n´aura plus de tête ; qu´on aimera, quand on n´aura plus de coeur; qu´on sentira, quand on n´aura plus de sens ; qu´on existera, quand on ne sera nulle part; qu´on sera quelque chose, sans étendue et sans lieu, j´y consens.
LA MARECHALE. – Mais ce monde-ci, qui est-ce qui l´a fait ?
DIDEROT. – Je vous le demande.
LA MARECHALE. – C´est Dieu.
DIDEROT. – Et qu´est-ce que Dieu ?
LA MARECHALE. – Un esprit.
DIDEROT. – Si un esprit fait de la matière, pourquoi de la matière ne ferait-elle pas un esprit ?
LA MARECHALE. – Et pourquoi le ferait-elle ?
DIDEROT. – C´est que je lui en vois faire tous les jours. Croyez-vous que les bêtes aient des âmes ?
LA MARECHALE. – Certainement, je le crois.
DIDEROT. – Et pourriez-vous me dire ce que devient, par exemple, l´âme du serpent du Pérou, pendant qu´il se dessèche, suspendu dans une cheminée, et exposé à la fumée un ou deux ans de suite ?
LA MARECHALE. – Qu´elle devienne ce qu´elle voudra, qu´est-ce que cela me fait ?
DIDEROT. – C´est que madame la maréchale ne sait pas que ce serpent enfumé, desséché, ressuscite et renaît.
LA MARECHALE. – Je n´en crois rien.
DIDEROT. – C´est pourtant un habile homme, c´est Bouguer qui l´assure.
LA MARECHALE. – Votre habile homme a menti.
DIDEROT. – S´il avait dit vrai ?
LA MARECHALE. – J´en serais quitte pour croire que les animaux sont des machines.
DIDEROT. – Et l´homme qui n´est qu´un animal un peu plus parfait qu´un autre… Mais M. le maréchal…
LA MARECHALE. – Encore une question, et c´est la dernière. Etes-vous bien tranquille dans votre incrédulité ?
DIDEROT. – On ne saurait davantage.
LA MARECHALE. – Pourtant, si vous vous trompiez ?
DIDEROT. – Quand je me tromperais ?
LA MARECHALE. – Tout ce que vous croyez faux serait vrai, et vous seriez damné. Monsieur Diderot, c´est une terrible chose que d´être damné ; brûler toute une éternité, c´est bien long.
DIDEROT. – La Fontaine croyait que nous nous y ferions comme le poisson dans l´eau.
LA MARECHALE. – Oui, oui; mais votre La Fontaine devint bien sérieux au dernier moment ; et c´est où je vous attends.
DIDEROT. – Je ne réponds de rien, quand ma tête n´y sera plus ; mais si je finis par une de ces maladies qui laissent à l´homme agonisant toute sa raison, je ne serai pas plus troublé au moment où vous m´attendez qu´au moment où vous me voyez.
LA MARECHALE. – Cette intrépidité me confond.
DIDEROT. – J´en trouve bien davantage au moribond qui croit en un juge sévère qui pèse jusqu´à nos plus secrètes pensées, et dans la balance duquel l´homme le plus juste se perdrait par sa vanité, s´il ne tremblait de se trouver trop léger: si ce moribond avait alors à son choix, ou d´être anéanti, ou de se présenter à ce tribunal, son intrépidité me confondrait bien autrement s´il balançait à prendre le premier parti, à moins qu´il ne fût plus insensé que le compagnon de saint Bruno, ou plus ivre de son mérite que Bobola.
LA MARECHALE. – J´ai lu l´histoire de l´associé de saint Bruno ; mais je n’ai jamais entendu parler de votre Bobola.
DIDEROT. – C´était un jésuite de Pinsk, en Lituanie, qui laissa en mourant une cassette pleine d´argent, avec un billet écrit et signé de sa main.
LA MARECHALE. – Et ce billet ?
DIDEROT. – Etait conçu en ces termes : “Je prie mon cher confrère, dépositaire de cette cassette, de l´ouvrir lorsque j´aurai fait des miracles. L´argent qu´elle contient servira aux frais du procès de ma béatification. J´y ai ajouté quelques mémoires authentiques pour la confirmation de mes vertus, et qui pourront servir utilement à ceux qui entreprendront d´écrire ma vie.”
LA MARECHALE. – Cela est à mourir de rire.
DIDEROT. – Pour moi, madame la maréchale; mais pour vous, votre Dieu n´entend pas raillerie.
LA MARECHALE. – Vous avez raison.
DIDEROT. – Madame la maréchale, il est bien facile de pécher grièvement contre votre loi.
LA MARECHALE. – J´en conviens.
DIDEROT. – La justice qui décidera de votre sort est bien rigoureuse.
LA MARECHALE. – Il est vrai.
DIDEROT. – Et si vous en croyez les oracles de votre religion sur le nombre des élus, il est bien petit.
LA MARECHALE. – Oh ! c´est que je ne suis pas janséniste ; je ne vois la médaille que par son revers consolant: le sang de Jésus-Christ couvre un grand espace à mes yeux; et il me semblerait très singulier que le diable, qui n´a pas livré son fils à la mort, eût pourtant la meilleure part.
DIDEROT. – Damnez-vous Socrate, Phocion, Aristide, Caton, Trajan, Marc Aurèle ?
LA MARECHALE. – Fi donc ! il n´y a que des bêtes féroces qui puissent le penser. Saint Paul dit que chacun sera jugé par la loi qu´il a connue ; et saint Paul a raison.
DIDEROT. – Et par quelle loi l´incrédule sera-t-il jugé ?
LA MARECHALE. – Votre cas est un peu différent. Vous êtes un peu de ces habitants maudits de Corozaïn et de Betzaïda, qui fermèrent leurs yeux à la lumière qui les éclairait, et qui étoupèrent leurs oreilles pour ne pas entendre la voix de la vérité qui leur parlait.
DIDEROT. – Madame la maréchale, ces Corozaïnois et ces Betzaïdains furent des hommes comme il n´y en eut jamais que là, s´ils furent maîtres de croire ou de ne pas croire.
LA MARECHALE. – Ils virent des prodiges qui auraient mis l´enchère aux sacs et à la cendre, s´ils avaient été faits à Tyr et à Sidon.
DIDEROT. – C´est que les habitants de Tyr et de Sidon étaient des gens d´esprit, et que ceux de Corozaïn et de Betzaïda n´étaient que des sots. Mais est-ce que celui qui fit les sots les punira pour avoir été sots ? Je vous ai fait tout à l´heure une histoire, et il me prend envie de vous faire un conte. Un jeune Mexicain… Mais M. le Maréchal ?
LA MARECHALE. – Je vais envoyer savoir s´il est visible. Eh bien ! votre Mexicain ?
DIDEROT. – Las de son travail, se promenait un jour au bord de la mer. Il voit une planche qui trempait d´un bout dans les eaux, et qui de l´autre posait sur le rivage. Il s´assied sur cette planche, et là, prolongeant ses regard sur la vaste étendue qui se déployait devant lui, il se disait : “Rien n´est plus vrai que ma grand-mère radote avec son histoire de je ne sais quels habitants qui, dans je ne sais quel temps, abordèrent ici de je ne sais où, d´une contrée au-delà de nos mers. Il n´y a pas le sens commun: ne vois-je pas la mer confiner avec le ciel ? Et puis-je croire, contre le témoignage de mes sens, une vieille fable dont on ignore la date, que chacun arrange à sa manière, et qui n´est qu´un tissu de circonstances absurdes, sur lesquelles ils se mangent le coeur et s´arrachent le blanc des yeux ?” Tandis qu´il raisonnait ainsi, les eaux agitées le berçaient sur sa planche, et il s´endormit. Pendant qu´il dort, le vent s´accroît, le flot soulève la planche sur laquelle il est étendu, et voilà notre jeune raisonneur embarqué.
LA MARECHALE. – Hélas ! c´est bien là notre image : nous sommes chacun sur notre planche ; le vent souffle, et le flot nous emporte.
DIDEROT. – Il était déjà loin du continent lorsqu´il s´éveilla. Qui fut bien surpris de se trouver en pleine mer ? ce fut notre Mexicain. Qui le fut bien davantage ? ce fut encore lui, lorsque ayant perdu de vue le rivage sur lequel il se promenait il n´y a qu´un instant, la mer lui parut confiner avec le ciel de tous côtés. Alors il soupçonna qu´il pourrait bien s´être trompé ; et que, si le vent restait au même point, peut-être serait-il porté sur la rive, et parmi ces habitants dont sa grand-mère l´avait si souvent entretenu.
LA MARECHALE. – Et de son souci, vous n´en dites mot.
DIDEROT. – Il n´en eut point. Il se dit : Qu´est-ce que cela me fait, pourvu que j´aborde ? J´ai raisonné comme un étourdi, soit; mais j´ai été sincère avec moi-même ; et c´est tout ce qu´on peut exiger de moi. Si ce n´est pas une vertu que d´avoir de l´esprit, ce n´est pas un crime d´en manquer. Cependant le vent continuait, l´homme et la planche voguaient, et la rive inconnue commençait à paraître : il y touche, et l´y voilà.
LA MARECHALE. – Nous nous y reverrons un jour, monsieur Diderot.
DIDEROT. – Je le souhaite, madame la maréchale ; en quelque endroit que ce soit, je serai toujours très flatté de vous faire ma cour. A peine eut-il quitté sa planche, et mis le pied sur le sable, qu´il aperçut un vieillard vénérable, debout à ses côtés. Il lui demanda où il était, et à qui il avait l´honneur de parler : “Je suis le souverain de la contrée”, lui répondit le vieillard. A l´instant le jeune homme se prosterne. “Relevez-vous, lui dit le vieillard. Vous aviez nié mon existence ? – Il est vrai. – Et celle de mon empire ? – Il est vrai. – Je vous le pardonne, parce que je suis celui qui voit le fond des coeurs, et que j´ai lu au fond du vôtre que vous étiez de bonne foi ; mais le reste de vos pensées et de vos actions n´est pas également innocent.” Alors le vieillard, qui le tenait par l´oreille, lui rappelait toutes les erreurs de sa vie ; et, à chaque article, le jeune Mexicain s´inclinait, se frappait la poitrine, et demandait pardon… Là, madame la maréchale, mettez-vous pour un moment à la place du vieillard, et dites-moi ce que vous auriez fait. Auriez-vous pris ce jeune insensé par les cheveux, et vous seriez-vous complu à le traîner à toute éternité sur le rivage ?
LA MARECHALE. – En vérité, non.
DIDEROT. – Si un de ces six jolis enfants que vous avez, après s´être échappé de la maison paternelle et avoir fait force sottises, y revenait bien repentant ?
LA MARECHALE. – Moi, je courrais à sa rencontre ; je le serrerais entre mes bras, et je l´arroserais de mes larmes; mais M. le maréchal son père ne prendrait pas la chose si doucement.
DIDEROT. – M. le maréchal n´est pas un tigre.
LA MARECHALE. – Il s´en faut bien.
DIDEROT. – Il se ferait peut-être un peu tirailler ; mais il pardonnerait.
LA MARECHALE. – Certainement.
DIDEROT. – Surtout s´il venait à considérer qu´avant de donner la naissance à cet enfant, il en savait toute la vie, et que le châtiment de ses fautes serait sans aucune utilité ni pour lui-même, ni pour le coupable, ni pour ses frères.
LA MARECHALE. – Le vieillard et M. le maréchal sont deux.
DIDEROT. – Vous voulez dire que M. le maréchal est meilleur que le vieillard ?
LA MARECHALE. – Dieu m´en garde ! Je veux dire que, si ma justice n´est pas celle de M. le maréchal, la justice de M. le maréchal pourrait bien n´être pas celle du vieillard.
DIDEROT. – Ah ! madame ! vous ne sentez pas les suites de cette réponse. Ou la définition générale de la justice convient également à vous, à M. le maréchal, à moi, au jeune Mexicain et au vieillard; ou je ne sais plus ce que c´est, et j´ignore comment on plaît ou l´on déplaît à ce dernier. “
Nous en étions là lorsqu´on nous avertit que M. le maréchal nous attendait. Je donnai la main à Mme la maréchale, qui me disait : ” C´est à faire tourner la tête, n´est-ce pas ?
DIDEROT. – Pourquoi donc, quand on l´a bonne ?
LA MARECHALE. – Après tout, le plus court est de se conduire comme si le vieillard existait.
DIDEROT. – Même quand on n´y croit pas.
LA MARECHALE. – Et quand on y croit, de ne pas trop compter sur sa bonté.
DIDEROT. – Si ce n´est pas le plus poli, c´est du moins le plus sûr.
LA MARECHALE. – A propos, si vous aviez à rendre compte de vos principes à nos magistrats, les avoueriez-vous ?
DIDEROT. – Je ferais de mon mieux pour leur épargner une action atroce.
LA MARECHALE. – Ah ! le lâche ! Et si vous étiez sur le point de mourir, vous soumettriez-vous aux cérémonies de l´Eglise ?
DIDEROT. – Je n´y manquerais pas.
LA MARECHALE. – Fi ! le vilain hypocrite . “

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