Note de la rédaction de Progressistes : nous remercions chaleureusement le groupe Springer-Verlag, qui nous a autorisés à reproduire cet article, qui éclaire sur un aspect encore trop méconnu de Cuba: son excellence dans le domaine de la recherche médicale.
Réf. : texte reçu le 17 août 2012 ; accepté le 20 novembre 2012 © Springer-Verlag France 2012
Rev. Med. Perinat. (2012) 4:184-186 DOI 10.1007/s12611-012-0216-2
LES RENCONTRES FRANCO-CUBAINES DE NÉONATOLOGIE
Une réunion « especial »
Qu’est ce qui donne un goût si particulier aux rencontres francocubaines de néonatologie, organisées par l’association Nenes del Mundo. Mettons de côté le soleil, la mer, et la Casa Victor Hugo, qui les abrite dans le centre historique de La Havane. Après tout, les réunions scientifiques ne sont pas toutes organisées dans des zones industrielles. Mettons de côté le fait qu’on n’y remarque plus la couleur de peau d’un chef de service, d’un bout à l’autre de la palette. Mettons de côté la qualité du contact humain. Sur un plan scientifique, l’intérêt particulier des rencontres vient de la singularité du système de santé cubain et de sa branche néonatale, qui en est le fleuron. Comme le note Spiegel (Spiegel, 2006), cet intérêt n’est pas toujours partagé: « Lorsqu’on est confronté à des valeurs extrêmes, inhabituellement positives ou négatives, les épidémiologistes et autres scientifiques sont typiquement conduits à mieux comprendre ce qui peut provoquer de tels résultats. Le constat d’une diminution de la prévalence du HIV/SIDA en Ouganda, par exemple, a provoqué, de manière appropriée, une activité consistant à faire l’examen et à tirer les enseignements des politiques et des pratiques pouvant rendre compte de ce résultat. Ainsi, on pourrait penser que, lorsqu’un pays à faible revenu produit de manière systématique d’excellents indices de santé, cela va attirer une attention scientifique considérable. Pensez-y. Malgré les succès remarquables enregistrés par la petite île de Cuba sur le plan de la santé, il y a peu de discussions à ce sujet dans les cercles scientifiques ».
Participer à un cercle scientifique où l’on essaye de comprendre le système de santé cubain est une expérience rare. Pourquoi « malgré l’impact des sanctions sur la médecine et les équipements médicaux, les résultats de santé à Cuba sont comparables à ceux des pays développés » (Drain & Barry, 2010) ? Pourquoi l’indice de développement humain (IDH1) cubain est celui qui a le plus progressé au cours des cinq dernières années (+10 places) et se classe au 51e rang (sur 187), très supérieur à la moyenne de l’Amérique Latine, et de quelques pays plus proches de nous comme la Bulgarie, l’Ukraine et la Russie? L’intérêt de l’exception cubaine est particulièrement saillant en pédiatrie. D’après le rapport du Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD), 41 % des enfants décédés en 2008 avant l’âge de 5 ans dans le monde le sont de causes néonatales. Or, Cuba présente un taux de mortalité infantile en 2011 de 4,9 pour 1.000 naissances, le plus faible du continent américain.
Les raisons mises en avant par les analystes étrangers sont l’existence d’un système de santé qui assure la gratuité des soins, la prise en charge anténatale, le niveau d’éducation élevé, l’accès à l’IVG (de Vos & Van der Stuyft, 2009), le nombre élevé de médecins par habitant (Yudkin et al., 2008).
UNE RECHERCHE TRANSLATIONNELLE EN NÉONATOLOGIE
Les bénéfices attendus
Les rencontres franco-cubaines de néonatologie pourraientelles contribuer au développement de nouveaux outils diagnostiques, de stratégies thérapeutiques contre les atteintes neurologiques d’origine périnatale ? Très certainement. La recherche translationnelle s’appuie sur des données et une expertise clinique très forte à Cuba. Parmi les thèmes majeurs de telles recherches figureraient tout particulièrement les lésions cérébrales du nouveau-né, les atteintes du système respiratoire, et leurs conséquences, le handicap moteur et cognitif. En matière de traitement, les objectifs concernent, entre autres, la neuroprotection du cerveau en développement, les marqueurs précoces des atteintes neurologiques, et la réadaptation fonctionnelle. Une meilleure con – naissance des mécanismes physiopathologiques des troubles du développement permettrait de mieux transposer des stratégies thérapeutiques innovantes à un ensemble de situations pathologiques. Toutes ces questions sont accessibles à l’analyse scientifique, notamment à l’aide des modèles animaux. Ces modèles animaux sont aussi une étape indispensable au développement des nouveaux médicaments, à l’évaluation de l’efficacité et de la sécurité de ces médicaments, en particulier pour tester leurs effets sur le développement postnatal.
Un autre bénéfice serait de rendre plus visible la recherche cubaine en néonatologie, dont la qualité n’est pas en rapport avec la production bibliographique au niveau international. Cette différence résulte probablement de la priorité donnée à la production de médicaments (Thorsteinsdottir et al., 2004). La nécessité de satisfaire des besoins nationaux et de valoriser les produits de la recherche dans un contexte économique difficile explique aisément ce choix. Des partenariats avec des laboratoires qui ne connaissent pas les mêmes difficultés pourraient aider à surmonter cette difficulté.
DES COMPÉTENCES SCIENTIFIQUES ET BIOTECHNOLOGIQUES
L’université cubaine est un pôle d’excellence dont le niveau académique est connu pour être l’un des meilleurs d’Amérique Latine. C’est, après les États-Unis, le premier pays de destination des étudiants d’Amérique Latine.
Un deuxième argument en faveur de la coopération en recherche translationnelle en pédiatrie estla position de Cuba dans le domaine des biotechnologies (Thorsteinsdottir et al., 2004). Les centres spécialisés de recherche et de développement technologique comme le Centre d’Ingénierie Génétique et de Biotechnologie (CIGB), le Centre d’immunologie moléculaire (CIM), l’Institut Finlay (centre de recherche, de développement et de production de vaccins), et d’autres sont autant de pièces maîtresses pour le développement de produits pharmaceutiques et leur valorisation, qui constitue l’une des principales sources de revenus pour l’île(2). Ces établissements de recherche forment, avec des sociétés de production biotechnologique (3), des réseaux constitués autour de spécialités médicamenteuses (Bayart, 2008) : interféron humain alpha pour le CIGB, enzymes, produits thérapeutiques, et trousses de diagnosticVIH/SIDA pour le CIM, traitement du cancer et production pharmaceutique associée pour le Centre national de bio-préparations, production des vaccins contre l’hépatite B pour l’Institut Finlay, ou la méningite à méningocoque de type B pour le Centre d’essais immunologiques, etc.4
LES OBSTACLES ÉCONOMIQUES ET POLITIQUES
La difficulté principale concerne les difficultés que crée l’embargo des États-Unis pour la conduite de projets scientifiques à Cuba et la coopération scientifique internationale. Dès ses origines, cet embargo a exclu le commerce de nourriture, de médicaments et d’équipements médicaux. L’embargo a été renforcé par la loi Torricelli (1992), qui interdit aux filiales de sociétés des États-Unis installées dans des pays tiers tout commerce avec Cuba (les produits concernés étant à 70% des médicaments et des aliments), puis par la loi Helms-Burton (1996) qui a élargi la portée extraterritoriale de la loi et qui revient à interdire à toute entreprise, quelle que soit sa nationalité, de commercer avec Cuba(5). Les sanctions s’étendent aux épouses et enfants mineurs des contrevenants(6).
Les lois Torricelli et Helms-Burton ont été adoptées après la chute de l’URSS (1990) et l’arrêt brutal des échanges avec Cuba (80% du commerce extérieur). La crise qui a suivi (periodo especial) a duré une décennie avec des conséquences majeures sur le plan de la santé. Le pourcentage de nouveau-nés de moins de 2 500 g a augmenté de 23 % et l’anémie est devenue fréquente chez la femme enceinte (Drain & Barry, 2010). La période 1993-1994 a été marquée par une augmentation de diarrhées et une explosion de cas de Guillain-Barré (Drain & Barry, 2010). Pendant cette période, que l’on considère parfois comme une expérience forcée de décroissance, la politique de santé, jugée prioritaire, a été maintenue et la santé des nouveau-nés, a été dans une certaine mesure, préservée (Chelala,1998).
Les lois d’embargo sont toujours en vigueur. Cuba ne peut exporter aux États-Unis ni importer librement aucun produit ni aucun service(7), ni avoir accès à des crédits d’institutions internationales comme la Banque mondiale ou la Banque interaméricaine de développement. La prohibition du commerce avec des filiales de sociétés étasuniennes dans des pays tiers persiste(8). En janvier 2011, les sommes allouées par le Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et la malaria à des programmes de coopération avec Cuba ont été gelées(9). Les produits fabriqués aux États-Unis ou sous brevet (endoprothèses extensibles, Temodal, dispositif Amplatzer) sont inaccessibles(10). Les interdits concernent aussi le transport de marchandises vers Cuba. Toute embarcation étrangère qui accosterait à un port cubain se voit interdire l’entrée aux États-Unis pendant six mois. La plupart des flottes commerciales refusent de transporter des marchandises à Cuba, ou bien à un tarif largement supérieur à celui appliqué aux pays voisins (Lamrani, 2011). Les exemples sont nombreux de produits indisponibles ou dont le coût augmente fortement à cause du recours à des intermédiaires. Il n’est pas difficile à un chercheur de n’importe quel pays d’imaginer ce que représenterait une telle contrainte sur son activité scientifique : l’acquisition des équipements et produits de laboratoire, matériel informatique, contrats d’entretien, pièces détachées, consommables, animaux transgéniques, etc. Un cauchemar.
LA RAISON DU MEILLEUR EST TOUJOURS LA PLUS FORTE
En 2011, pour la 20e année consécutive, l’Assemblée générale de l’ONU a condamné l’embargo américain(11), par 186 pays pour, 2 contre (États-Unis et Israël) et trois abstentions (Îles Marshall, Micronésie et Palau). L’embargo a été dénoncé par le Pape Benoît XVI à Cuba en Mars 2012, comme il l’avait été par Jean-Paul II en 1998. Il est condamné par d’innombrables associations à travers le monde, comme, Amnesty International qui a critiqué le renouvellement par le Président Obama de l’embargo, qualifié « d’absurde», et qui « empêche des millions de Cubains de bénéficier de médicaments vitaux et d’équipements médicaux essentiels à leur santé. »
Dans ce contexte, des experts scientifiques cubains et américains, dont Peter Agre, Prix Nobel de chimie, se sont rencontrés en Décembre 2011 à La Havane pour réfléchir aux moyens de renforcer la coopération en matière de projets conjoints, dans les domaines de la santé, de l’environnement et de la technologie. La rencontre était co-organisée par l’Académie des Sciences de Cuba et l’Association américaine pour l’Avancement des sciences (AAAS) pour parvenir à « une coopération scientifique durable entre deux pays privés de relations diplomatiques officielles depuis 1961»12. La « position commune » européenne(13), qui limite les échanges diplomatiques, politiques et culturels, a été adoptée en 1996 à la suite de la loi Helms-Burton. En voyage à LaHavane en février 2012, Michel Rocard a déclaré à propos des relations francocubaines qu’elles « sont entravées par l’embargo (et) par une décision européenne prise à l’unanimité et qui est très proche de l’embargo américain mais qu’on ne peut pas changer autrement qu’à l’unanimité de tous les Européens ». Michel Rocard ajoute: «En cinquante ans d’embargo, Cuba a su préserver des acquis exceptionnels, telles la santé, la culture et l’éducation. Ils seront anéantis si, sous la pression extérieure, ce pays rejoignait le monde du capitalisme financier, au moment même où ce modèle est en passe de s’effondrer »(14).
L’ambassadeur de France à Cuba, Jean Mendelson, et le vice-ministre cubain des Affaires étrangères, Dagobert Rodriguez Barrera, ont signé fin 2010 la déclaration de reprise de la coopération bilatérale francocubaine.
La coopération scientifique est encore à un niveau assez bas(15), faute d’appels à projets et de financements institutionnels, mais elle devrait connaître un nouvel élan notamment par la création d’un Fonds de Solidarité Prioritaire.
CONCLUSION
Les rencontres de Néonatologie franco-cubaines ont initié une forme de coopération originale et enrichissante, dans un domaine que rien n’autorise à contraindre, et qui a besoin des efforts de recherche combinés de toutes les nations. L’embargo des États-Unis contre Cuba y fait obstacle, jusqu’à l’obsession. Ce mort-vivant législatif qu’est l’embargo empeste la coopération scientifique internationale depuis 50 ans. Il n’a pas de meilleure place que la fosse dont il n’aurait jamais dû sortir. Que l’administration des États-Unis se presse de l’y remettre, puisqu’elle est la seule que cela n’incommode pas, et que les chercheurs cubains disposent enfin des outils dont ils ont besoin sans discrimination, et collaborent avec les chercheurs qui bons leur semblent, selon des critères de raison.
*JORGE GALLEGO est directeur de recherche à l’INSERM
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