Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

Lucien Bonnafé ou le temps des fléaux ou la traversée des déserts

« La servitude abaisse les hommes jusqu’à s’en faire aimer »

Ainsi parlait Vauvenargues.

Puissance de la parole : Ils ont trop gagné dans l’asservissement du monde aux versions les moins innocentes des paroles les plus riches de sens. Où, quand, comment, pourquoi, cette pression idéologique dominatrice atteint le comble de sa nuisance, c’est lorsqu’elle parvient à contraindre ses victimes à des réflexes de défense devant la mise en question des idées et du langage reçus.

« Parlez donc de la folie comme tout le monde », employez donc un langage immédiatement intelligible, sans cassement de tête…

Non, jamais. Nul ne parviendra à rompre avec les pressions aliénantes dont il est victime s’il ne prend conscience des servitudes dans lesquelles il est pris, s’il n’accepte d’abord, et ne souhaite ensuite, d’être dérangé dans son désir de n’entendre que des paroles conformes au discours conditionné.

Et comme parler psychiatrie n’est que parler dans un domaine où ne s’exprime que le plus commun des choses de la vie, seulement porté au comble de l’inflation, du drame ou de la caricature, on ne saurait y considérer les signes d’asservissement de l’esprit sans élargir son regard au plus vaste panorama.

« Tu parles dans le désert »

…autrement dit, tu parles pour rien et tu ferais mieux de te taire.

Ce n’est certes pas à une simple lecture illettrée des sources du grand mythe de la voix qui crie dans le désert qu’il convient de rapporter la dérive, aussi peu innocente que possible, du sens de la prophétie.

Les grands poèmes épiques que sont les prophéties isaïques, échelonnées du VIIIe au VIe siècle av. J.C., rendent les échos de la captivité de Babylone et clament la nécessité de traverser le désert pour gagner la Terre Promise (*) ; les évangélistes désigneront Jean le Baptiste prêchant dans le désert de Judée comme porteur de la prophétie.

« Mais qui entend maintenant le sens de l’appel ? “Tu parles dans le désert”, dit celui qui, s’accommodant plus ou moins de la captivité, a plus peur des épreuves à affronter pour gagner son salut que des accommodements possibles dans le servage, et refuse donc d’entendre l’appel. » (3)

« Lecture illettrée » d’un autre grand poème épique, L’Apocalypse, ou dérive du sens aussi peu innocente que possible, dans la version commune de la catastrophe irrémédiable ?

Quand le texte de Jean de Pathmos, type accompli de la tradition apocalyptique, est la malédiction fulgurante contre la Babylone mythique, alors l’empire romain, et que le temps des fléaux y est donné comme le mouvement même de l’espérance…

et que « l’épopée se conclut, après le châtiment de la Babylone des trafiquants, par « et que l’homme assoiffé s’approche, que l’homme de désir reçoive l’eau de la vie, gratuitement. » (4)

« Que les morts enterrent leurs morts, et les pleurent »

Si Marx reprend avec prédilection, à plusieurs reprises, cette parole des évangiles, c’est bien sans doute avec le désir profond de réclamer une lecture poétique de son œuvre, lecture dont l’annulation courante est sans doute l’aspect le plus flagrant des dérives à travers lesquelles il devait être tant trahi.

Ce n’est pas par l’effet d’une coquetterie littéraire gratuite qu’il est ainsi parlé autour du thème que la révolution est à faire par ceux qui la font sans aucune servitude par rapport aux modèles passés. L’emploi d’un langage ouvrant à l’infini la richesse potentielle du sens signifie au moins clairement la dangerosité conservatrice du langage cliché, réduit au pied de la lettre, ou de la « langue de bois ».

« L’oppression contre la déviance, contre les pouvoirs d’expansion de la raison au-delà de la raison métamorphisée qui veut garder le pouvoir, raison contrainte et contraignante dont les instruments sont l’intelligence étroite et le cogito reservatus, cette oppression est sans aucun doute notre problème majeur, l’objet même de notre combat. » (3)

1516 – Thomas More publie Utopie.

Et, depuis, la « lecture illettrée », en fait la dérive orientée du sens, exerce des ravages qui vont s’amplifiant, comme par hasard !

Tout fonctionne pour asservir le sens commun du vocable et de ses dérivés dans un éventail de versions terroristes, ayant en commun l’appauvrissement systématique du sens.

Et ceci quand :

« Thomas More, pour enrichir notre magasin imaginaire, nous fait le merveilleux cadeau de ce lieu dont le nom dit qu’il n’existe pas, et qu’il décrit complaisamment comme le lieu où tout est à l’envers.

Mais la peur de la fertilité subversive d’un fonctionnement mental repéré sur la perspective d’un autre monde, et d’un monde par définition figuré sur le mode ironique, direction d’une boussole qui trace le chemin du monde à faire, tournant en dérision toute image de monde tout fait, la peur de ce comble de l’intrépidité, paralyse toute lucidité, fait dériver les sens de Charybde en Scylla, de ce pourquoi il n’y a pas lieu de se battre en ce meilleur des mondes hors duquel point de salut… et malheur à celui qui ne le trouvera pas à son goût. » (L.B.)

1605-1615 – Cervantes publie Don Quichotte.

Et, depuis, fonctionne la machine réductrice, avec les allures de la « lecture illettrée », et tout est mis en œuvre pour submerger les potentiels contenus en chacun, quant à bénéficier d’une fertilisation par le génie quichottesque. Le nom du héros et ses dérivés sont investis d’un sens engouffré dans les bas-fonds de la platitude… ne serait-ce qu’en oblitérant la puissance de l’ironie qui rend si redoutable la puissance subversive de l’œuvre… tout autant que la puissance du rêve à laquelle elle nous encourage.

« Mais si la dégradation du mythe quichottesque représente quelque chose, c’est bien ce statut du rêve dans ce monde soi-disant à l’endroit qui fait devoir au psychiatre de proclamer que l’exercice de la fonction symbolique est le plus fécond des exercices spirituels, que l’oniroculture est par excellence l’entraînement à la libre disposition de soi et que tout homme a à guérir d’un onirophobie dont la culture héritée l’a plus ou moins contaminé. » (5)

Prophétie ?

Vienne le jour où les hommes se seront délivrés de ces servitudes, où, guéris de la carence de quichottisme dans laquelle une certaine culture les a plongés, ils parviendront à cet état de sagesse extrême où chacun pourra reconnaître sans perdre la tête :

Qu’on n’échappe pas à « se sentir responsable de tout le mal que son inaction laisse commettre sur la terre ».

Mais que, s’il faut attaquer la Sainte Hermandad pour délivrer les galériens, il faut admettre que la grande aventure passe par l’épisode où les galériens lapident leur libérateur.

« Oui, décidément, il faut bien s’abreuver de cette vérité que ce monde et cette vie auraient assurément changé beaucoup plus radicalement s’ils ne s’étaient pas idéologiquement équipés pour que les galériens lapident leur libérateur, et que, ceci fait, ils fuient de leur côté la Sainte Hermandad, alors que Don Quichotte et Sancho Pança ne peuvent faire autrement que de lui échapper vers d’autres profondeurs de la Sierra Morena. »

« Oui, décidément, c’est ainsi, mais Ils ne nous feront pas croire que ça ne peut pas changer, et Ils n’entameront pas notre résolution d’aider le peuple à reprendre son bien, et à faire lui-même sa félicité. »

« Oui, décidément, “Cette félicité n’est pas impossible”. »

« Et, “Nous en aurons raison”. » (5)

Prophétie ?

Vienne le jour où les hommes seront illuminés par cette révélation que l’esprit limité/limiteur de leurs maîtres les a asservis à des versions dégradées, dérivant toutes, comme par hasard, dans le même sens, de toute parole prophétique sur un destin qui ne se réalise pas sans peine, sans déceptions, sans expériences renouvelées de l’échec, sans traversées des déserts et sans l’épreuve des fléaux, et sans la tentation de l’idée préformée, autoritaire ou tyrannique, d’un monde meilleur plus normatif ou conformiste encore que celui dont, ici et maintenant, ils souffrent.

On dit, il faut dire : destin.

Pour bien montrer que le destin des grandes productions métaphoriques de l’humanité n’est pas d’une autre nature, et n’est pas infléchi dans un autre sens, que le destin du langage usuel, au plus quotidien, le sort du mot « destin » lui-même est bien des plus révélateurs.

Chacun est plus ou moins asservi à n’entendre ce vocable que dans le sens le plus réduit à sa version la plus tyranniquement fatalitaire. Mais Geneviève B., souffrant au comble de l’angoisse qu’on dit « schizophrénique », et traversant des phases d’une frénésie suicidaire exceptionnelle, disait, hantée par le thème d’un « destin qui n’est pas celui que j’aurais dû avoir » : « Le destin, c’est-à-dire que si les événements n’avaient pas été ce qu’ils ont été, je ne serais pas ce que je suis. »

On ne changera pas le destin de la folie sans changer l’idée du destin de l’homme, sans travailler à ce que les événements deviennent autres que ce qu’ils sont. 

Dialectique irrécusable, et principe le plus fécond : 

Changer le destin de la folie dépend très globalement de changements dans l’ordre le plus général des mentalités, des mœurs, des us et coutumes, de tout ce qui pèse sur tous les rapports entre tous les hommes. Mais si le champ de la folie est celui dans lequel toute problématique de ces rapports se révèle au comble de l’inflation, de la caricature ou du drame, il en résulte une fonction de révélateur incisif qui fait de tout ce qui peut se passer dans ce champ un instrument puissant qui peut et doit être mis au service de toute action pour changer globalement ces rapports.

Il est possible, en changeant la manière de traiter ces aventures dramatiques, d’apporter des révélations éclatantes opposant les démentis les plus cinglants aux retombées des principes fatalitaires.

Il est possible de démontrer que les hommes peuvent changer leur destin, que les aider à s’entr’aider différemment n’est pas au-dessus des forces humaines.

Il est possible d’aider chacun à tirer toutes les leçons de réalités riches de sens, par exemple que le destin de qui « perd la tête » est principalement infléchi par les réactions des témoins-acteurs de son drame, qui est aussi leur drame.

Mais ce n’est possible que si les divers partenaires, avec, en position éminente, les « psy. », libérés de la servitude des positions enfermées que l’histoire leur a léguées et devenus hommes entre les hommes, accèdent à une idée transformée des potentiels humains.

Il faut secouer la pesanteur des tendances qui déterminent en chacun l’évaluation des potentiels dont chacun est porteur :

Comment l’autre peut-il devenir un être différent de l’idée préconçue dont on s’était laissé infiltrer ? Comment soi-même peut-on devenir un partenaire de cette destinée différent de ce à quoi l’on a été conditionné ?

Le terrain du « travail de santé mentale » est celui sur lequel on peut découvrir et révéler avec le plus d’éclat : à quel point les malheurs de l’homme ne sont que très relativement imputables à une « absence » ou « faiblesse » de potentiels ou de « dons » ; à quel point ils sont déterminés par des facteurs d’inhibition, d’étouffement, de blocage, de sidération, etc., etc. de potentiels dont l’idée qu’ils puissent être connus « en soi » ne peut être qu’une niaiserie, sous-produit d’une idéologie très caractéristique.

Ceux qui travaillent sur ce terrain, et ne cessent d’accumuler les démonstrations de la malfaisance de cette idéologie, sont de ce fait investis d’une très haute responsabilité : renvoyer à l’ensemble des hommes les illustrations les plus éclatantes du principe que tout destin se déroule en fonction des événements qui le traversent.

Est-il possible qu’en 1633 Galilée ait été condamné à la résidence surveillée par la Sainte Inquisition pour avoir dévoilé, laïcisé ou popularisé les idées coperniciennes selon lesquelles la Terre ne serait pas le centre du monde ?

C’est si possible que cela a été. Mais il a été possible que la révolution copernicienne entre, non sans douleur, dans le patrimoine commun de l’humanité.

Est-il possible que, dans notre temps et dans nos sociétés, la conception égocentrique de l’ensemble des rapports humains infiltre encore à ce point les mentalités, les moeurs, les us et coutumes, et jusqu’aux convictions sur la « nature » de l’homme ?

C’est si possible que cela est, et que chacun est contraint de traverser les déserts de sa vie, et de subir les fléaux qui marquent son aventure, sous le poids de cette tyrannie.

Mais il est possible de changer le monde et la vie. Il est possible, à condition de ne pas reculer devant la nécessité de « fortunes diverses » et de ne pas fléchir sous le poids des déceptions nécessairement accumulées, de persévérer dans l’action pour changer le destin des rapports entre l’homme et l’homme, avec une place privilégiée pour les situations dans lesquelles les perturbations de ces rapports sont poussées à leur comble.

Mais ces changements ne peuvent passer à une autre dimension historique que si leur animation devient l’affaire du peuple entier.

« Que ce monde et cette vie puissent changer ? Combien profondément et combien vite ?
Ils n’en savent rien, bien sûr, pas plus qu’aucun esprit scientifique un peu libre, un peu libéré de préjugés.
Ils n’en savent rien, mais ils veulent te contraindre à mener ta vie selon un préjugé de l’hypothèse gagnante. Hypothèse forte ? Hypothèse faible ? Ils veulent dériver ton fonctionnement mental sur cette plus vaine des questions, dans la finalité de te contraindre à t’y épuiser.
Mais l’esprit scientifique accompli, jusqu’au bout des ongles et jusqu’à la moelle des os, ne peut que s’acharner à te révéler quelle peut être la question intéressante :
C’est la question de l’hypothèse intéressante, dans laquelle il importe d’autant plus de s’investir qu’elle s’affaiblit si on la dédaigne et qu’elle se renforce si on la travaille, de tout cœur et en toute raison. »
 (L.B.)

NOTES

1. Le Livre d’Isaïe figura sur la fameuse « liste Otto » des œuvres interdites par l’occupant nazi, avec celles des auteurs juifs, communistes, etc.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES PERSONNELLES

(3) « Le personnage du psychiatre, III, ou les métamorphoses », 1965, dans L’évolution psychiatrique, 1967, I.
(4) Dans cette nuit peuplée…, 1947-1977, Ed. Soc., 1977.
(5) « Un état de carence sévère, le manque de quichottisme », 1979, dans Regard, accueil et présence-Mélanges en l’honneur de Georges Daumézon, Privât éd., 1980.

in Psychiatrie populaire. Par qui ? Pour quoi ? de Lucien Bonnafé (1981 – pp. 213-220).

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