Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

Autour de Fritz Lang et des Nibelungen

e partage beaucoup de réflexions de cet article et le travail que je poursuis sur un film antinazi de Fritz lang (Les bourreaux meurent aussi)  me fait approuver bien des remarques de son auteur, il suffit de se reporter à des textes déjà publié sur ce site. Je vais même beaucoup plus loin puisque non seulement M le maudit n’est en rien un film suspect de sympathies nazies mais au contraire une dénonciation de la peine de mort, des collusions entre la pègre et le nazisme et son inspiration en est l’opéra de quat’sous de Bertolt Brecht. Il y a donc dans cette analyse encore bien des méconnaissances typiquement françaises de Fritz Lang mais il y a une intelligence de la vision (voir lettre sur les aveugles de Diderot) qui permet d’éviter les contresens les plus habituels. Pourtant ce n’est pas seulement Fritz Lang et même Bertolt Brecht qui constituent mon principal sujet de préoccupation mais bien la relation entre Histoire et cinéma et au-delà la manière dont différentes générations peuvent contempler des images. Enfin ce qui m’intéresse également c’est l’expression des contradictions d’une société et des individus telle que peuvent les exprimer les grands créateurs. Arte, j’en ai parlé ailleurs, a présenté une version restaurée des Nibelungen dont il est question ici. Et cela me permet d’approfondir également ce qui est en quelque sorte le fil conducteur de ce blog: le nazisme n’a jamais été éradiqué. Non pas parce que ses mythes et légendes continueraient à nous hanter mais parce que justement on en a fait un mythe en refusant l’analyse singulière du phénomène, résultat nous pouvons être mal à l’aise devant le mythe germain et ne rien ressentir de particulier devant la manière dont actuellement le capitalisme rassemble les forces les plus réactionnaires autour de sa survie. L’intelligence du texte ci-dessous c’est qu’aimant le cinéma, celui de Lang en particulier, il ne s’arrête pas aux mythes mais atteint presque l’Histoire. (Note danielle Bleitrach)

Les Nibelungen est un des films les plus controversés de Fritz Lang. Si le réalisateur est alors au faîte de sa puissance, il est accusé d’avoir réalisé un film ultranationaliste. Avant de s’intéresser à la vision de l’homme que le film présente, ce point mérite d’être discuté.

Autour de Fritz Lang et des Nibelungen (1924) :

Constantes et variations d’une œuvre majeure

I – Le paradoxe Fritz Lang

II – Pourquoi choisir Les Nibelungen ?

Pourquoi donc choisir Les Nibelungen (1924) pour illustrer mon propos sur les rapports qu’entretiennent  la personnalité et l’œuvre de Fritz Lang ? Je l’ai écrit, je me place – sans ambiguïté aucune – du côté des admirateurs du réalisateur Fritz Lang et cela ne va pas – du moins en grande partie – sans une adhésion à la vision de l’humanité qu’il développe tout au long de sa carrière et notamment dans sa seconde partie. Mais la thèse que je propose ici est justement que, si Fritz Lang a beaucoup changé au moment de l’avènement du nazisme – et le contenu de ses films avec –, certaines constantes se sont manifestées tout au long de sa carrière et ce – malgré l’influence de Thea von Harbou – dès ses premiers grands films muets. Or, Les Nibelungen est, sans conteste, l’un des films les plus controversés de Fritz Lang et est tout-à-fait représentatif d’un certain cinéma allemand des années 1920, ce film étant, pour certains, parfaitement nationaliste et annonçant la montée du nazisme[1]. Il m’apparaît important de me positionner par rapport à ce point – c’est l’objet de ce texte – avant de voir ce qui, dans Les Nibelungen et surtout dans sa seconde partie, La vengeance de Kriemhild, annonce l’œuvre ultérieure de Fritz Lang – ce qui constituera l’ultime texte de cette série.

Les Burgondes dans Siegfried

Avant de revenir sur le nationalisme réel ou supposé des Nibelungen, je voudrais toutefois préciser qui est ou plutôt ce qu’est Fritz Lang au moment où il tourne ce film. Celui-ci qui, après quelques études d’architecture et de peinture et une participation à la Première Guerre mondiale, a commencé sa carrière dans le cinéma en 1917 et a tourné son premier film en 1919 (Hallblut), est alors au faîte de sa carrière. Devenu l’un des tous premiers metteurs en scène d’Allemagne en 1921 avec Les trois lumières, il vient de connaître un immense succès avec le diptyque[2] Docteur Mabuse, le joueur (1922). Son producteur Erich Pommer et la UFA – qui vient d’acquérir la DECLA, employeur précédent de Fritz Lang, pour fonder un immense consortium cinématographique qui, de la production aux salles de cinéma en passant par la distribution, contrôle la quasi-totalité de l’industrie cinématographique allemande – délivrent au réalisateur des moyens gigantesques au réalisateur pour mettre en scène Les Nibelungen[3]. A cette puissance financière s’ajoute le don d’une très grande liberté à Fritz Lang qui peut contrôler l’ensemble de ce faramineux projet. Ainsi, en 1923, quand est tourné Les Nibelungen, Fritz Lang est, sans conteste, le réalisateur le plus puissant d’Europe, voire du monde[4].

Le dragon dans Siegfried

Les conditions de sa réalisation étant précisées, le diptyque des Nibelungen est-il donc un film véritablement nationaliste ? Il faut avouer que les partisans de cette thèse ont de solides arguments à faire valoir. Ce n’est pas tant le choix du sujet qui plaide en leur faveur. Certes, la légende des Nibelungen – sous ses différentes versions (parfois contradictoires[5]) – appartient bien à l’imaginaire collectif de la nation allemande. Mais chaque pays, ou presque[6] bénéficie d’une cosmogonie qui lui est propre. Et nul ne songe à critiquer les Britanniques quand ils mettent en scène la légende arthurienne non plus que les Américains quand ils réalisent un western[7]. Mais, dans ce cas, les deux parties du film sont, chacune, précédées de la même dédicace au peuple allemand. De plus, le film présente différents peuples. Et la civilisation des Burgondes du roi Gunther (Theodor Loos), de Kriemhild (Margarete Schön) et de Hagen de Tronje (Adalbert von Schlettow) – qui est un peuple germanique et donc constitue l’un des berceaux de la nation allemande – est infiniment plus évoluée, voire raffinée (Fritz Lang, en la représentant, peut ainsi exprimer tout son goût pour la symétrie) que celle des Islandais de Brunhild (Hanna Ralph) dans la première partie et surtout celle des Huns d’Attila (Rudolf Klein-Rogge) qui, pour la plupart, sont habillés de peaux de bête. Quant au grand héros de la première partie – qui donne d’ailleurs son nom à celle-ci – Siegfried (Paul Richter), il s’agit également d’un personnage germanique. De plus, les héros allemands – qu’il s’agisse des Burgondes, leur volonté de ne pas se désolidariser de Hagen les menant d’ailleurs à leur perte, de Siegfried ou de Rüdiger (Rudolph Rittner) – ne cessent de mettre en avant leur vertu première, l’honneur, qui semble être fondatrice de la « race » germanique. Ensuite, le rapport à la terre allemande et au sang est, lui aussi, mis en scène à travers la terre qu’emporte Kriemhild quand elle part pour le pays des Huns et à qui, après s’être enfin vengée, elle fait boire le sang de Hagen. Enfin, le film va jusqu’à montrer un certain antisémitisme. Ainsi le Nibelung Alberich, présenté sous un jour parfaitement antipathique, (Georg John) est-il pourvu d’un nez et de doigts crochus et possède-t-il un goût affirmé pour le lucre. Heureusement, le héros allemand Siegfried le dépossède du trésor des Nibelungen et de la cape magique. Dans cette courte scène, les pires fantasmes et représentations antisémites – même s’il n’est fort heureusement pas précisé que Alberich est juif – sont donc mis en scène. On le voit, les arguments ne manquent pas pour qualifier Les Nibelungen de film ultranationaliste, voire proto-nazi.

Alberich (Georg John) dans Siegfried

Mais la prise en compte d’autres éléments impose de modérer ce constat. La question de cette valeur cardinale qu’est l’honneur notamment pose question. Celle-ci n’est pas sans limites et les trahisons et mensonges ne manquent pas au cours des Nibelungen. Cela amènera ainsi le meurtre de Siegfried par Hagen de Tronje. Celui-ci déclenchera, en retour, la folie destructrice de Kriemhild qui, in fine, provoquera la fin des Burgondes. Cet honneur semble donc bien démesuré et le film présente une civilisation qui court à sa propre perte pour n’avoir pas su modérer ses passions. Le parallèle ne manque pas d’être troublant avec le destin de l’Allemagne et de l’Europe au début du XXe siècle [8] et éloigne partiellement le film d’un étroit discours nationaliste. En outre, les Allemands ne sont pas les seuls à faire preuve d’un sens certain de l’honneur. Ainsi, celui-ci anime également les personnages de Brunhild et d’Attila, celui-ci refusant de tuer un hôte (Hagen de Tronje) qui ne lui a rien fait – malgré la demande de sa femme Kriemhild – au nom d’une hospitalité sacrée. Quant aux Burgondes, s’ils sont – et de loin – le plus civilisé des peuples représentés dans le film, ses représentants ne sont guère sympathiques. On voit ainsi un peuple burgonde affamé par ses rois qui préfèrent garder pour eux leurs richesses et à qui seuls Siegfried et Kriemhild (cette dernière le faisant, à l’évidence, dans un but égoïste – assouvir sa soif de vengeance – au début de la seconde partie des Nibelungen) font bénéficier de l’extraordinaire trésor des Nibelungen. De plus, les Burgondes sont loin, à l’exception de Hagen de Tronje et de Kriemhild – dans La vengeance de Kriemhild – d’être charismatiques, le personnage du roi Gunther se montrant même particulièrement falot. La vitalité incroyable des Huns, malgré leur évidente barbarie, tranche ainsi avec le côté figé des Burgondes qui donne l’impression de dominer une civilisation déjà décadente[9]. D’ailleurs, le roi des Huns, Attila, notamment dans son sincère amour paternel, est l’un des personnages les plus positifs et sympathiques du film. Enfin, le film montre que, malgré leurs différences – et avant la trahison, voulue par Kriemhild, des Huns – Burgondes et Huns peuvent s’entendre et partager des moments de joie comme dans la scène de la fête du  solstice.

Attila (Rudolf Klein-Rogge) dans La vengeance de Kriemhild

Ainsi, malgré quelques séquences inexcusables (tout particulièrement celle qui développe un certain antisémitisme), on voit que Les Nibelungen n’offre pas, sur bien des points, un discours bien affirmé et qu’il même parfois assez contradictoire, voire confus. Sans doute est-il – comme son réalisateur et la majorité des Allemands du début des années vingt – assez nationaliste mais ce n’est sans doute pas un véritable film de propagande. Fritz Lang ne fait donc pas alors du cinéma politique ; par contre, il commence – notamment dans La vengeance de Kriemhild – à développer une vision de l’humain qu’il ne cessera, dans la suite de son œuvre, d’affiner. Ce sera l’objet de l’ultime texte de cette série.

Kriemhild (Margarete Schön) et Rüdiger (Rudolph Rittner) dans La vengeance de Kriemhild

Ran

Avant : Le paradoxe Fritz LangLa suite : L’humain chez Lang
  

Les Nibelungen (1924) de Fritz Lang
Siegfried
La Vengeance de Kriemhild


[1] Je ne suis qu’en partie d’accord avec la célèbre théorie de Siegfried Kracauer, exprimée dans le classique De Caligari à Hitler – et toujours dénoncée par Fritz Lang… – qui veut le cinéma allemand des années 1920 ait montré que la société allemande aspirait à un régime ultranationaliste et ait renforcé cette conviction. Certains exemples donnés – ainsi le fait qu’une personne (le vampire) venue de l’étranger pervertisse le sang allemand dans le Nosferatu (1922) de Friedrich Wilhelm Murnau –, sans être inintéressants, me paraissent être lus au travers d’une optique parfois peu objective.

[2] Au début de sa carrière – et même à la fin (Le tigre du Bengale et Le tombeau hindou en 1959 qui était d’ailleurs un projet datant de la fin des années dix dont la réalisation lui avait échappée) – Fritz Lang montre un grand goût pour le serial soit de longs films d’aventure souvent divisés en deux. Ce goût ne le quittera d’ailleurs pas vraiment puisque, par exemple, Espions sur la Tamise (1944) est un parfait film d’action dans lequel, sans temps morts, s’enchaînent les péripéties (même s’il se limite à quelques quatre-vingt-dix minutes).

[3] Cela est notamment sensible dans les nombreux plans larges présentant des décors monumentaux, lors de la charge des Huns à leur retour de Rome (de très nombreux figurants et chevaux sont mobilisés) et, bien sûr, lors de la célèbre scène du combat de Siegfried contre le dragon.

[4] Cet âge d’or du réalisateur culminera, bien sûr, avec Metropolis (1927), ses dizaines de milliers de figurants et ses effets spéciaux au coût faramineux. Le budget total du film sera estimé (mais le chiffre est contesté notamment par Fritz Lang) à sept millions de marks – ce qui, ramené en argent constant, en ferait sans doute encore aujourd’hui l’un des films les plus chers de l’histoire du cinéma. Mais Metropolis ne remboursant pas – c’était d’ailleurs impossible – ses frais, Fritz Lang devra, par la suite, se contenter de budgets plus modestes. Arrivé aux Etats-Unis et après quelques échecs commerciaux, il devra parfois même réaliser – heureusement son goût pour le monumental s’est, en partie, effacé – des films à tout petit budget (par exemple, House by the river en 1949) et sera toujours très encadré par les producteurs. Fritz Lang, d’ailleurs, se montrera toujours très nostalgique des conditions de réalisation dont il bénéficiait au début de sa carrière.

[5] Ainsi la vision de cette légende par Fritz Lang est-elle très différente de celle proposée dans l’opéra-fleuve de Richard Wagner, lui aussi largement taxé de nationaliste.

[6] On remarquera, à ce propos, que La Franciade est très oubliée en France…

[7] Je ne peux m’empêcher de citer la phrase de Fritz Lang (qui réalisera trois westerns – Le retour de Frank James en 1940 ; Les pionniers de la Western Union en 1941 ; L’ange des maudits en 1952 – aux Etats-Unis) : « Le western est, aux Américains, ce que Les Nibelungen sont aux Allemands ». Cela me semble très juste car que fait le western – du moins jusqu’à la fin des années quarante – si ce n’est proposé une vision mythique de la conquête de l’ouest donc de la fondation des Etats-Unis. Cette phrase est à rapprocher du célébrissime extrait du dialogue de L’homme qui tua Liberty Valance (John Ford, 1964) : « A l’ouest, c’est la légende qu’on imprime ».

[8] Ce discours renvoie au thème très en vogue en Europe de la décadence de la civilisation occidentale emportée, par des passions nationalistes, vers sa décadence lors de la Première Guerre mondiale. Elle est notamment développée dans l’ouvrage d’Oswald Spengler, Le déclin de l’Occident (1918-1922).

[9] L’opposition d’une société officielle bloquée et d’une contre-société marginale et plus vivante est un thème classique chez Fritz Lang – voir M le maudit (1931) et mon texte précédent – ; on retrouve cela, d’une certaine manière, dans Les Nibelungen à travers les Burgondes et les Huns. C’est là une grille de lecture qui tend à montrer que ce film n’est pas totalement nationaliste et même assez complexe dans sa vision du monde.

Autour de Fritz Lang et des Nibelungen : Pourquoi choisir Les Nibelungen ?

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