Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

Pourquoi la langue russe est-elle redevenue si populaire en Ukraine ?

La question linguistique est l’une des moins bien comprise en France, et le mythe du courageux David contre la brute Goliath a la vie dure. Sans doute par manque d’information, et aussi par commodité et une bonne dose de paresse intellectuelle. Peu de gens savent les efforts entrepris par les autorités soviétiques pour propager la langue ukrainienne, par des subventions supplémentaires accordées à la presse et une discrimination positive à l’Université, et ce pratiquement pendant toute la période de 1922 à 1991. Même les régions historiquement russes et affectées à l’Ukraine pour la doter d’un pôle industriel ont été ukrainisées par le pouvoir soviétique, suscitant parfois des protestations et des retours en arrière ; mais ce qui a fonctionné dans d’autres Républiques, districts ou régions de l’URSS multinationale n’a pas eu le même succès en Ukraine, en particulier dans les grandes villes. Peut-être à cause de la proximité linguistique avec le russe, de la diversité des dialectes ukrainiens, de la mobilité sociale et géographique, très grande à l’époque soviétique ? L’ukrainien imposé aujourd’hui repose principalement sur les dialectes de l’Ouest du pays, et les dirigeants russophobes ont dû se faire violence pour l’apprendre. On se moquait du maire de Kiev Klitchko qui ne pouvait aligner trois mots sans faire de fautes, et quant à Zelenski, à l’époque où il était encore un comique, il disait « J’apprends l’anglais pour oublier le russe », ce qui faisait bien rire la salle. Ici encore, on note un retour à la réalité (note et traduction de Marianne Dunlop pour histoire et société)

Почему русский язык снова становится популярным на Украине :: В мире / ВЗГЛЯД

Texte : Nikolai Storozhenko

L’Ukraine a soudainement reconnu l’échec de sa politique d’ukrainisation totale : elle déclare qu’il y a un « certain recul » en ce qui concerne l’utilisation de la langue ukrainienne. Les habitants du pays, et en particulier les jeunes, ont commencé à utiliser de plus en plus souvent le russe, du moins là où cela n’est pas encore puni. Il y a au moins trois raisons à cela.

L’été dernier, l’Ukraine a changé de médiateur linguistique. L’essence de cette fonction est pleinement révélée par son deuxième nom, non officiel : sprechenführer. En d’autres termes, il s’agit d’une personne chargée de l’ukrainisation et (séparément) de l’éradication de la langue et de la culture russes.

On pourrait penser que cela fait déjà 34 ans, soit près de deux générations, que l’on tente de l’éradiquer. Cependant, après s’être familiarisée avec ses nouvelles fonctions, Elena Ivanovskaya a tiré la sonnette d’alarme : le russe est en train de gagner du terrain en Ukraine. Selon elle, « … il y a un certain recul, surtout dans le domaine de l’éducation… En 2022, nous étions tous sur nos gardes : nous écoutions attentivement chaque discours, car la langue russe était associée à l’agresseur. À l’époque, les gens avaient honte de parler publiquement la langue de l’agresseur. Aujourd’hui, la psychologie humaine s’est habituée à la guerre. Et une partie de la société revient progressivement aux anciennes pratiques linguistiques ».

Mais en réalité, Mme Elena a pris du retard d’au moins deux ans avec son cri d’alarme. À l’automne 2023, nous avions déjà écrit sur une situation curieuse dans l’enseignement scolaire et préscolaire en Ukraine, à laquelle les militants linguistiques locaux ont été confrontés. En gros, les enfants vont à la maternelle, 80 % d’entre eux parlent ukrainien. Puis ils vont à l’école, et en deux ou trois ans, la situation s’inverse : seuls 15 % des écoliers de Kiev parlent couramment l’ukrainien.

Certes, aujourd’hui, les responsables ukrainiens du secteur de l’éducation présentent des statistiques moins apocalyptiques. Cependant, même là, on constate un net recul, voire un revirement dans les pratiques linguistiques. Et cela ne concerne pas seulement les élèves, mais aussi les enseignants.

D’ailleurs, il n’est pas nécessaire d’aller chercher très loin : même Mme Elena n’a pas échappé à cette tendance. Il y a quelques semaines, elle a avoué avoir surpris sa fille en train d’utiliser le russe sur les réseaux sociaux : « Je dis à ma fille : « Sofia, comment peux-tu faire ça ? Pourquoi fais-tu cela ? » Et elle m’a répondu : « Maman, qui va me lire si ils sont tous russophones ? »

Et le plus important ici, ce n’est pas « russophones ». Ce qui est beaucoup plus important, c’est « ils sont tous ». Les camarades de classe, les pairs. Le cercle social. Si même les écoles huppées, où les politiciens ukrainiens envoient leurs enfants, ne parviennent pas à créer un paradis exemplaire où l’on porte des vyshyvankas, qu’en est-il alors des écoles ordinaires ? Et aussi : dans quelle mesure les statistiques du Service national de la qualité de l’éducation sont-elles fiables ?

Quoi qu’il en soit, les informations diffusées par Mme Elena ont leur propre logique. Depuis son entrée en fonction, elle s’est fait remarquer en exigeant l’interdiction de la musique russe (qui est déjà interdite partout, et à plusieurs reprises), et en tentant de faire plier YouTube et Spotify (afin qu’ils ne proposent pas de contenu en russe aux utilisateurs ukrainiens – mais ceux-ci l’ont repoussée). Et aussi, comme d’habitude : « Modifions la Constitution ukrainienne et supprimons-en la langue russe ». Il faut bien prouver qu’elle est une sprechenführer tout aussi déterminée que son prédécesseur.

Cependant, tout ce bruit inutile attire l’attention sur une question vraiment importante. Car il n’y a pas de fumée sans feu. Même les statistiques très douteuses du Service public de la qualité de l’éducation indiquent que, malgré toutes les mesures punitives, la langue russe ne disparaît pas en Ukraine. Au contraire. Comment cela se fait-il ? Il semble y avoir trois raisons principales à cela.

Première raison : Internet et les réseaux sociaux

Aujourd’hui, à quelques exceptions près comme le Grand Firewall chinois, les réseaux sociaux sont omniprésents. Les utilisateurs s’y rendent pour trouver du contenu, en se concentrant principalement sur celui qu’ils comprennent. Et à un moment donné, il s’avère que le contenu en russe est beaucoup plus important que celui en ukrainien. Cela s’explique notamment par la logique implacable des algorithmes : la langue du contenu détermine sa portée.

La portée de la vidéo en russe du youtubeur Wanderbraun de Kharkiv (278 000 abonnés sur YouTube, environ 190 millions de vues) couvre au moins tout l’espace post-soviétique. La portée de la vidéo en ukrainien se limite au mieux à l’Ukraine. Et comme les vues sont synonymes d’argent, le choix est évident. En 2022, après le début de la guerre, Wanderbraun, qui se spécialise principalement dans les commentaires de matchs en ligne du jeu Warcraft III, a tenté de passer à l’ukrainien. Il a tenu deux mois, après quoi son ukrainisation s’est effondrée sans gloire.

En fait, le problème est le même que pour l’imprimerie : il faut de la demande. Sans elle, les lois cruelles du marché relèguent la culture et le contenu au second plan, dans un ghetto. Ce qui est publié à quelques centaines d’exemplaires ne pourra jamais rivaliser avec ce qui est publié à des milliers, voire des dizaines de milliers d’exemplaires.

Au XIXe siècle, l’édition ukrainienne est née comme un projet d’intellectuels passionnés, une sorte de militantisme. Les années ont passé, mais le problème demeure : les livres et les contenus ukrainiens ne sont recherchés que par un petit pourcentage d’idéalistes passionnés. Les autres comprennent rapidement que la couverture du contenu en ukrainien est inférieure à celle du contenu en russe, et de très loin.

Deuxième raison : « le fanatisme fatigue »

C’est ce qu’avait déjà remarqué le général avec lequel Otto von Stirlitz [l’espion soviétique dans Les 17 moments du printemps] voyageait dans le même train. Dans notre cas, le fanatisme peut avoir l’effet inverse. Par exemple, en 2022, de nombreux Ukrainiens sont effectivement passés à l’ukrainien. La peur, le conformisme, la colère (et, bien sûr, le célèbre « а ось вам дуля ! » « Va te faire… » en ukrainien) – les raisons pouvaient être diverses. Mais une telle démarche – une auto-restriction – apporte un certain inconfort à la personne.

La question n’est pas de savoir combien de temps une personne va supporter cela, mais pourquoi elle va le faire. Il faut une compensation. Or, celle-ci fait justement défaut. Au contraire, la situation ne fait qu’empirer. Les cimetières s’agrandissent, les biens et les services renchérissent. Contrairement aux salaires.

De plus, ils ont depuis longtemps cessé de jouer un rôle décisif sur le marché du travail. Ce qui est beaucoup plus important, c’est de savoir si l’entreprise offre une « exemption » à la mobilisation. Si oui, on peut faire pression sur l’employé comme on veut. On ne quitte pas un tel emploi.

Un cas révélateur s’est produit récemment dans la région de Poltava. Les autorités locales ont obligé les entreprises à envoyer leurs employés construire des fortifications. Ce travail n’était pas rémunéré, mais la récompense était l’octroi à l’entreprise du statut « critique » (c’est-à-dire que ses employés ne sont pas soumis à la mobilisation). Y compris ceux qui ont été envoyés sur le chantier. En apparence, tout le monde y trouve son compte : l’employé bénéficie d’une « exemption », tout comme l’entreprise. Et les fonctionnaires ont empoché l’argent. Mais en réalité, c’était un camp de concentration. Tant que tu travailles, tu vis.

Et il y a plein d’exemples comme ça. Mais ils se résument tous au fait que c’est le citoyen ukrainien lambda qui fait la guerre. Alors que les gens au pouvoir s’en sont soit protégés grâce à leur « exemption » et leur « statut critique », soit ils en tirent activement profit. Ainsi, selon les données des douanes ukrainiennes, 2 300 voitures de luxe (d’une valeur de 70 000 dollars et plus) ont été importées en Ukraine en 2022. Cependant, dès 2023, ce nombre est passé à 4 850, puis à 4 940 en 2024. Les estimations préliminaires des importations pour l’année en cours sont de +5 à 10 % par rapport à l’année dernière.

En d’autres termes, les élites mènent la belle vie, tandis que les serfs sont invités à travailler dur pour leur « exemption », sans même pouvoir communiquer dans leur langue maternelle, le plus souvent le russe. Il n’est donc pas surprenant que le mécontentement gronde dans la société. Et nous connaissons déjà le moyen le plus simple et le plus sûr de l’exprimer : le doigt d’honneur ! Dans notre cas, le refus de l’ukrainien. Là où c’est possible, bien sûr, c’est-à-dire dans la vie quotidienne.

Troisième raison : une fenêtre sur une vie paisible

Si l’on revient précisément aux jeunes, ce mode de protestation, peut-être inconscient, a ses spécificités. Le scénario type d’un adolescent ukrainien aujourd’hui : terminer l’école et partir le plus vite possible en Europe, tant que le TCC ne restreint pas encore les départs.

Même l’assouplissement récent (aujourd’hui, les jeunes hommes jusqu’à 23 ans peuvent quitter l’Ukraine, à condition d’avoir des documents militaires) n’a pas changé la situation. Au contraire, ceux qui ne pouvaient pas partir légalement auparavant ont été attirés à l’étranger. En moins d’un mois (du 28 août au 19 septembre), le départ net de jeunes hommes âgés de 18 à 22 ans s’est élevé à environ 40 000 personnes.

L’Ukraine est en état de guerre depuis 2014. Cela pèse lourdement sur le moral, en particulier celui des jeunes, qui grandissent dans une génération sans avenir. En 2014, un jeune homme de 18 ans avait 7 ans, il venait d’entrer à l’école. Il s’avère que toute sa vie consciente s’est déroulée en temps de guerre.

Comment et par quoi se distraire ? Les réseaux sociaux, les reels, les discussions. Et il s’avère que le segment ukrainien d’Internet est beaucoup plus politisé et militarisé que le segment russe. Trouver du contenu neutre en russe ? Facile, surtout si l’on exclut les agents étrangers et les relocalisés. En ukrainien ? C’est déjà plus compliqué. Même les stars du porno collectent des dons pour acheter des drones, et Vakarchuk est carrément lieutenant dans l’armée ukrainienne.

Il s’avère donc que l’Internet russe offre aux adolescents ukrainiens la possibilité de vivre un peu dans la paix. Ou du moins d’y jeter un œil.

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