Ce texte dont je n’ai pour signature que les anonymes lettres JECM nous place néanmoins au cœur de l’un des défis actuels les plus essentiels du développement qui revient à échapper à la tenaille qu’est le dollar… Cuba qui subit le blocus le plus long et le plus impitoyable qui se puisse imaginer est au premier chef concerné par les aspects monétaires d’un tel défi… (note et traduction de Danielle Bleitrach pour histoireetsociete)

Peu de questions sont aussi cruciales pour la véritable indépendance d’un pays que le contrôle de sa monnaie. Il ne s’agit pas d’une simple question technique, mais d’un enjeu de pouvoir politique. La monnaie est le symbole le plus tangible de la souveraineté : elle représente la confiance dans la communauté nationale, la capacité de l’État à préserver la valeur de son travail et de sa production, et son aptitude à déterminer son propre destin économique.
Cependant, dans le monde actuel, la souveraineté monétaire est progressivement mise à mal par la domination du capital financier international, l’hégémonie du dollar et les pressions politiques liées à son utilisation. Des pays périphériques à ceux dépendants du crédit extérieur, le contrôle des devises est devenu un enjeu géopolitique majeur.
I. La pensée économique et l’importance du contrôle monétaire
Dès les origines de la pensée moderne, les économistes et les théoriciens du développement ont averti qu’aucun pays ne peut garantir son bien-être sans contrôler sa monnaie et ses mécanismes de change.
Dans sa *Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie*, John Maynard Keynes soutenait que la monnaie ne pouvait être laissée à la merci des flux spéculatifs. Pour Keynes, la stabilité monétaire était la condition sine qua non de l’emploi et de l’investissement. C’est pourquoi, lors de la conception du système de Bretton Woods en 1944, il proposa une autorité monétaire internationale afin d’équilibrer les relations entre les pays, empêchant ainsi une seule nation – les États-Unis – d’imposer sa monnaie au reste du monde. Sa proposition de bancor visait précisément à éliminer la subordination des économies les plus faibles au pouvoir du dollar.
Dans *La Grande Transformation *, Karl Polanyi approfondit cette idée, dénonçant les effets dévastateurs de la tentative de « marchandiser » la monnaie. Pour Polanyi, la monnaie, le travail et la terre ne sont pas de simples marchandises : ils sont les piliers de la vie sociale. Leur libéralisation totale détruit le tissu humain et politique des nations. La monnaie doit donc être un instrument de protection collective, et non une fin en soi.
Au XIXe siècle, Friedrich List soutenait que les jeunes nations avaient besoin de politiques protectionnistes et d’un contrôle monétaire pour consolider leurs industries face aux puissances dominantes. List affirmait que le libre-échange et la convertibilité sans restriction ne profitaient qu’aux pays déjà puissants.
Au XXe siècle, des penseurs comme Raúl Prebisch et la Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes (CEPALC) ont adapté ces idées à l’Amérique latine. Selon eux, la structure économique mondiale – centre industriel, périphérie exportatrice – imposait aux pays du Sud de préserver leur souveraineté monétaire et de contrôler leurs réserves de change. Ces réserves devaient servir le développement productif, et non la spéculation. La Banque centrale, loin d’être une simple gardienne de l’équilibre budgétaire, devait être un moteur du développement national.
Plus tard, Hyman Minsky et Joan Robinson ont démontré que le système financier, en l’absence de régulation, tend vers une instabilité endogène. Selon eux, la banque centrale devrait jouer le rôle de « prêteur en dernier ressort », mais aussi celui de régulateur des flux spéculatifs internationaux susceptibles de déstabiliser les monnaies et les gouvernements.
En résumé : le contrôle monétaire n’est pas une anomalie, c’est une nécessité. Et les périodes de libéralisation totale, sans intervention de l’État, se sont maintes fois soldées par des crises financières qui ont entraîné dans leur chute des nations entières.
II. La perte de contrôle monétaire et ses conséquences
Lorsqu’un pays renonce, ou est contraint de renoncer, au contrôle de sa monnaie, il perd bien plus que sa stabilité économique : il perd son pouvoir politique.
L’expérience latino-américaine offre de nombreux exemples. En Argentine, la convertibilité du peso en dollar dans les années 1990 a engendré une illusion de stabilité qui a débouché sur une catastrophe : chômage massif, fuite des capitaux et crise sociale sans précédent. En Équateur, la dollarisation a certes éliminé le risque de change, mais aussi la capacité de l’État à intervenir face aux chocs externes. Dans les deux cas, l’État s’est retrouvé impuissant face aux mouvements de capitaux mondiaux.
Sans contrôle du crédit ni des réserves, le pays devient otage des devises étrangères qu’il n’émet pas. Et sans monnaie nationale stable, l’économie tout entière est soumise à la spéculation sur le marché informel, qui devient à la fois juge et bourreau de la valeur du travail local.
III. Le cas cubain : la souveraineté monétaire assiégée
Cuba traverse actuellement une situation extrêmement complexe. D’une part, l’embargo américain empêche le pays d’accéder aux sources de financement habituelles, aux plateformes bancaires internationales et à la plupart des transactions en dollars. Il s’agit d’un blocus économique délibéré, conçu pour provoquer des pénuries, de l’inflation et des troubles sociaux.
Par ailleurs, dans ce contexte défavorable, l’économie cubaine est confrontée à ses propres difficultés internes :
- une structure productive encore dépendante des importations,
- déséquilibres budgétaires croissants,
- et une segmentation monétaire qui a érodé la confiance dans le peso cubain.
La dollarisation partielle – via les commerces vendant des biens en monnaie librement convertible (MLC) – et la circulation informelle de devises étrangères ont créé deux économies parallèles : l’une fonctionnant en monnaie nationale, appauvrie, et l’autre en devises étrangères, accessible uniquement à ceux qui reçoivent des transferts de fonds ou travaillent dans les secteurs dollarisés. Cette dualité creuse les inégalités et alimente la spéculation monétaire, tandis que l’État perd sa capacité à fixer les prix et à orienter les investissements.
À cela s’ajoute un facteur intangible mais crucial : la perte de confiance du public dans la monnaie nationale . Lorsque la population perçoit une dévaluation constante du peso, elle préfère se réfugier dans les devises étrangères, ce qui accélère encore sa dépréciation. C’est un cercle vicieux où la psychologie collective pèse autant que les fondamentaux économiques.
IV. Variables en situation de siège
Cuba ne peut appliquer les solutions traditionnelles. Elle est soumise à une guerre économique où tout mécanisme financier, toute tentative de réforme, est immédiatement attaqué ou bloqué de l’étranger. Dans ces circonstances, la souveraineté monétaire ne se défend pas uniquement par des instruments techniques, mais aussi par l’imagination politique, la coopération internationale et la participation populaire.
Certaines approches stratégiques peuvent faire la différence :
- Évolution vers une monnaie numérique nationale souveraine. Une version électronique du peso cubain, garantie par la Banque centrale via certains des produits les plus rentables du pays, permettrait d’effectuer des transactions nationales et internationales en dehors du système financier contrôlé par les États-Unis. Cela réduirait les coûts et les vulnérabilités.
- Le renforcement des mécanismes de coopération financière Sud-Sud, la réactivation de systèmes de compensation comme le SUCRE, ou l’établissement d’accords de troc et de crédit mutuel avec les pays alliés (Chine, Russie, Vietnam, Algérie, Iran, Venezuela), les BRICS, etc., permettraient des opérations sans dépendance au dollar.
- Réorganiser la coexistence monétaire. Si l’utilisation du dollar ou de l’euro est inévitable dans certains secteurs, elle doit être strictement réglementée et assortie d’un retour social : une partie des recettes en devises doit être réinvestie dans l’économie nationale et non détournée vers le marché informel.
- Rétablir la production réelle comme garantie de la monnaie. La valeur d’une monnaie dépend de la production de son pays. La reprise de la production agricole, énergétique et industrielle est essentielle au maintien de la valeur du peso, même en période de crise des marchés. Sans production, aucune mesure financière ne saurait être efficace.
- Transparence et éducation économique. En temps de crise, la confiance du public est une ressource stratégique. L’État doit communiquer clairement les données, les objectifs et les étapes de la restructuration économique. Parallèlement, il doit informer la population et la classe ouvrière sur le fonctionnement du système monétaire et les conséquences du blocus.
V. La monnaie comme symbole de résistance
En définitive, défendre la monnaie nationale, c’est défendre la souveraineté. Mais dans le cas cubain, cette défense revêt également une dimension éthique et culturelle : c’est affirmer que la dignité d’un peuple ne s’achète pas avec des devises étrangères.
Le contrôle monétaire ne doit pas être perçu comme une simple mesure économique, mais comme une stratégie de résistance créative face à la tentative de démantèlement du projet social cubain.
Comme l’a souligné Samir Amin, les pays du Sud doivent pratiquer un « découplage sélectif » du système financier mondial : non pas s’isoler, mais se connecter autrement, par la coopération et une relative autonomie.
Dans le cas cubain, cette déconnexion ne peut être un repli, mais plutôt une ouverture vers un modèle alternatif : numérique, coopératif, productif et profondément humain.
Conclusions
L’histoire montre que les crises monétaires ne résultent pas seulement de déséquilibres comptables, mais aussi de déséquilibres de pouvoir. Et le pouvoir, dans le monde actuel, s’exerce également par le biais de la monnaie.
Reprendre le contrôle de la monnaie cubaine — non pas pour resserrer les rangs, mais pour résister et aller de l’avant — fait partie de la lutte pour l’indépendance, aussi cruciale aujourd’hui qu’elle l’était en 1959. La tâche est immense, mais l’est tout autant l’expérience d’un peuple qui a appris à transformer chaque siège en une occasion de se réinventer.
JECM
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