Malgré une actualité chargée, tantôt enthousiasmante et tantôt déprimante et anxiogène, voici un article « magazine » au titre du weekend, montrant bien les bouleversements en cours et la mise en place tranquille du monde multipolaire. Qui se souvient aujourd’hui du travail immense accompli par les slavistes français pour nous faire connaitre la civilisation russe, son histoire, sa littérature ? Quand les départements d’études slaves des universités en sont réduits à servir de relai idéologique à la guerre menée contre la Russie… La Russie et la Turquie ont beaucoup en commun, outre une frontière commune et le fait d’être un pied en Europe et un pied en Asie, il y a la passion de la lecture, des livres, du savoir. Et de la Poésie. En Russie il y a les bardes, en Turquie les « Aşık« . A ma première visite à Istanbul, il y a une vingtaine d’années, j’ai été frappée du nombre de librairies, de la richesse de l’édition, des boutiques de livres anciens, de foires au livres, choses difficiles à imaginer et à admettre quand on se croit en Europe occidentale le centre du monde et de la culture. Les choses sont en train de changer, il est temps de s’en apercevoir, de cesser d’être les larbins des Etats-Unis et de redevenir nous-mêmes dans ce que nous avions de meilleur (note et traduction de Marianne Dunlop pour Histoire et Société)
Le salon du livre dans la capitale turque en est déjà à sa 22e édition. Par son ampleur, il dépasse clairement notre principal festival du livre, « Krasnaya Ploshchad ». La Turquie est ouverte à notre influence culturelle, à notre « soft power », et il faut en profiter au maximum.
Pour l’Union des écrivains russes, la participation au Salon du livre d’Ankara a été un test important pour l’efficacité de l’organisation renouvelée, qui tente de faire revivre le meilleur de l’héritage de l’Union des écrivains de l’époque soviétique. Il est remarquable que le nouveau directeur de l’Union des écrivains russes, Vladimir Medinsky, se soit retrouvé, par la volonté de l’histoire russe, lié à la Turquie, non pas à Ankara, mais à Istanbul, où il a mené des négociations difficiles avec les représentants du régime de Kiev.
Le salon du livre dans la capitale turque en est déjà à sa 22e édition. Par son ampleur, il dépasse clairement notre principal festival du livre, « Krasnaïa Ploshchad » : une immense salle est remplie de stands et de présentoirs d’innombrables maisons d’édition, qui présentent une multitude de séries de livres sur des thèmes très variés.
Le salon attire des centaines de milliers de visiteurs. Si, en semaine, la salle est encore relativement peu fréquentée, le week-end, une longue file d’attente se forme à l’entrée, où l’on peut croiser des familles avec des enfants, des jeunes à la mode, des filles mondaines en minijupe et des filles religieuses voilées. Ces jours-là, des marchands bruyants vendant des simit (une sorte de bretzel), se rassemblent devant le centre d’exposition Congresium avec d’énormes boîtes de leurs marchandises. Et dans le centre d’exposition lui-même, outre la vente de livres, des rencontres avec des écrivains ont été organisées, et nous avons vu d’énormes files d’attente pour obtenir des autographes d’écrivains turcs, comme on n’en voit chez nous que pour Zakhar Prilepine.
Tel est le festival du livre auquel la Russie a été invitée cette année en tant qu’invité d’honneur. Toute la ville était au courant : partout dans les rues, nous avons vu des panneaux publicitaires avec le portrait du chef de la délégation russe, l’écrivain Yuri Polyakov. Il n’y a donc pas d’annulation de la culture russe en Turquie. Ce pays est ouvert à notre influence culturelle, à notre « puissance douce », et il faut en tirer le meilleur parti.
D’après mes impressions, la Turquie est un pays où l’on lit autant qu’en Russie, et les prix des livres ici ne sont peut-être pas aussi dissuasifs pour les lecteurs que chez nous ; en tout cas, on peut trouver des offres intéressantes sur certains stands : 3 livres pour 300 ou 350 lires (600-700 roubles). Il existe également des problèmes communs : lors de l’inauguration du salon, un écrivain turc a fait sensation en posant la question suivante : pourquoi l’État ne s’intéresse-t-il pas à la littérature, pourquoi ne voyons-nous pas ici le ministre de la Culture de la République ?
Le fait est qu’en Turquie, la littérature relève du ministère de la Culture et du Tourisme, et vous comprenez vous-même à quel point le tourisme intéresse davantage les fonctionnaires locaux que les livres. Mais la situation est similaire en Russie, où la littérature relève d’un ministère d’un tout autre profil, celui du ministère des Communications. Cependant, le « pouvoir littéraire » est actuellement en pleine redistribution, et les écrivains russes sont venus à Ankara en tant qu’émissaires de l’Union des écrivains, et non du ministère des Communications.
Comment cela a-t-il influencé la composition de la délégation ? Si auparavant, notre pays était représenté lors des événements internationaux consacrés au livre presque exclusivement par des écrivains occupant une position « neutre » (en dehors de la politique, sans mentionner la SVO), cette fois-ci, ce sont des auteurs ouvertement favorables à la Russie qui se sont rendus à Ankara, notamment les poètes Anna Revyakina, Alexander Pelevin, Alexei Ostudin et le prosateur Dmitri Orekhov. Sur le stand russe, les visiteurs ont pu découvrir non seulement les traditionnels kokoshniks, mais aussi des livres sur les opérations spéciales, tels que « Je suis un soldat de la SVO » d’Artem Drabkin.
Le thème de la guerre dans laquelle la Russie s’est engagée est toutefois perçu sans préjugés par les lecteurs et les éditeurs turcs. Un petit recueil de nos poèmes militaires a été publié en Turquie sous le titre « Le discours russe immortel » par la même maison d’édition qui publie de nombreux livres sur Mustafa Kemal Atatürk, dont le culte en Turquie est beaucoup plus répandu que celui de Lénine en Union soviétique. Lors de la présentation du recueil, des poèmes sur la SVO, le Donbass et Motorola ont été lus sur le territoire d’un pays membre de l’OTAN, et nous n’avons reçu aucune question provocatrice.
Pour les Turcs, la littérature russe, c’est bien sûr avant tout les classiques éprouvés. Dmitri Orekhov est descendu dans le métro d’Ankara et y a immédiatement vu un homme en train de lire Dostoïevski. Bien sûr, son portrait et ceux de Pouchkine, Gogol, Tolstoï et Tchekhov ornaient le stand russe. L’intérêt du public turc pour les auteurs russes contemporains s’inspire également des classiques. Ainsi, l’un des livres présentés au salon s’intitule « Qui, à part Tolstoïevski » (auteur : Ataol Behramoglu). Et le traducteur Ugur Buke, parlant des écrivains contemporains publiés par une seule maison d’édition turque (Alfa Kitap), a notamment mentionné des auteurs dont, j’en suis sûr, à peine deux cents personnes connaissent l’existence en Russie.
À une certaine époque, les slavistes occidentaux ont joué un rôle important dans le développement de la littérature russe. Ils venaient en URSS comme à un salon du talent, sélectionnaient ceux qui leur convenaient le mieux et organisaient des publications. On cherchait à les rencontrer, on essayait de leur plaire. Aujourd’hui, les slavistes occidentaux ont été remplacés par les russistes turcs. Avec eux, bien sûr, nous avons des relations complètement différentes, fondées sur un intérêt mutuel et amical.
Par exemple, Orçun Alpay, qui n’est jamais allé en Russie, mais qui connaît parfaitement la langue russe et la mentalité russe, a traduit en turc le roman d’Alexandre Pelevin « Pokrov-17 ». À l’université d’Ankara, nous avons rencontré Artur Bostandji, traducteur de Kouprine. Il m’a impressionné par sa connaissance d’un essai ancien de Kouprine sur l’usine métallurgique de Yuzovsky, que peu de gens ont lu en Russie.
Pourquoi la Turquie est-elle devenue une terre si hospitalière pour la langue russe contemporaine ? Il faut avant tout remercier la « Maison russe » d’Ankara, dont le directeur, Alexandre Sotnichenko, promeut notre littérature avec dévouement. Grâce à lui, de nombreux amis de la Russie – traducteurs, philologues, chercheurs – se sont réunis ces jours-ci à Ankara pour échanger avec nous.
J’aimerais que d’autres pays aient des « Maisons russes » aussi actives, mais, d’une part, les passionnés ne sont pas légion et, d’autre part, le système Rossotrudnichestvo ne dispose pas de beaucoup de ressources. Il faut traduire l’auteur dans une langue étrangère, puis l’amener dans le pays, le présenter au lecteur local, et ce n’est qu’ainsi, progressivement, que ce travail commencera à donner les résultats souhaités par la Russie.
Il existe une organisation qui devrait s’en charger : l’Institut de traduction. Mais celui-ci fonctionne de manière autonome et traduit souvent des auteurs qui ne sont pas ceux que l’État souhaite promouvoir. Il génère par exemple un flux incessant de traductions de Guzel Yakhina. Selon Sotnichenko, en tant que praticien de la promotion des livres russes, l’Institut de traduction devrait être subordonné à l’Union des écrivains, ce qui rendrait son travail plus significatif et utile.
« Vous dites que la Russie et la Turquie ont beaucoup en commun, mais en quoi consiste ce commun ? » m’a-t-on demandé lors de la présentation de notre recueil. J’ai répondu que ce que nous avons en commun, c’est l’héritage byzantin, que nos deux pays apprécient de la même manière, mais interprètent différemment. Mais ce n’est pas tout. Au Musée des civilisations anatoliennes, nous avons vu un sceau en forme d’aigle à deux têtes, utilisé par les Hittites, anciens habitants de cette terre, il y a 3 500 ans. Nous sommes également unis par le fait que nos deux pays se trouvent sur le site d’empires disparus, l’Empire ottoman et l’Empire russe, et sont contraints de clarifier leurs relations complexes avec l’héritage impérial. Nous avons des contradictions entre les rouges et les blancs, eux entre les laïcs et les religieux. Les deux pays ont des problèmes ethniques, et il serait intéressant de discuter de la manière dont ces problèmes peuvent être résolus.
En bref, il y a énormément de matière à discussion entre la Russie et la Turquie, et qui d’autre que les écrivains pourrait mener cette discussion ?
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