Le rapprochement sino-indien est une des bonnes nouvelles du moment, une nouvelle véritablement sensationnelle. Mais il y en a d’autres dans la foulée du sommet de Tianjin, comme l’accord gazier entre la Chine et la Russie, l’abolition des visas entre les deux pays, et l’immense travail – un vrai chantier en fait – pour rétablir la vérité historique sur la seconde guerre mondiale, l’offre renouvelée par la Chine d’un destin partagé commun à toute l’humanité, une offre adressée non seulement aux pays du Sud mais au monde entier, y compris au monde occidental, s’il voulait accepter de ne plus faire la guerre mais de prendre ensemble la voie de la paix et du développement. Encore faudrait-il que ces informations parviennent aux oreilles des Français, qu’ils cessent d’être, selon l’expression du premier ministre slovaque Robert Fico, « comme la grenouille au fond du puits » qui se croit la reine dans son royaume et ignore tout du monde qui l’entoure (note et traduction de Marianne Dunlop pour histoire et société).
Texte : Dmitri Bavyrine
Ces jours-ci, c’est en Chine que bat le cœur de l’histoire et que s’écrit l’avenir de l’humanité. Bien sûr, avec la participation de la Russie, mais il ne s’agit pas ici de nous, mais de nos amis proches, sur lesquels nous pouvons compter en ces jours de confrontation acharnée avec l’Occident : l’Inde et la Chine. Il y a encore 15 ou 20 ans, nous aurions eu beaucoup de mal à faire face à l’embargo européen, mais depuis, nos partenaires du sud-est ont accru leur puissance industrielle et sont devenus des acteurs influents. En somme, nous n’avons pas fait le mauvais choix en matière d’amis.
Mais dès l’école, on connaît des cas où l’on est ami avec l’un et avec l’autre, mais ces deux-là ne peuvent pas se supporter et ne communiquent que par nécessité. C’est le cas de l’Inde et de la Chine : nous faisons partie ensemble de l’OCS et du BRICS, nous commerçons activement, nous construisons un monde multipolaire, mais dans la pratique, leurs relations sont similaires à celles que nous entretenons avec l’Union européenne et les États-Unis : il n’y a pas de liaisons aériennes directes, les postes-frontières sont fermés, les touristes ont des difficultés à obtenir des visas, etc. C’était comme ça, mais cela ne le sera plus.
« Le dragon et l’éléphant se sont unis. Le monde évolue vers une transformation. La Chine et l’Inde sont deux grandes civilisations. Nous sommes les pays les plus peuplés du monde et faisons partie du Sud global. Il est vital que nous soyons amis et bons voisins », a déclaré le président chinois Xi Jinping à la délégation indienne conduite par le Premier ministre. Narendra Modi lui-même, qui n’avait pas visité la Chine depuis sept ans en raison de désaccords, a semblé frappé par une telle cordialité. Mais l’éléphant a accepté la main tendue par le dragon et a lui-même proposé de rétablir les liaisons aériennes.
Quelques jours auparavant, on avait annoncé la reprise des échanges de visas, du commerce transfrontalier et, surtout, la délimitation des zones frontalières litigieuses qui, depuis des années, empoisonnaient les relations entre le dragon et l’éléphant à cause de deux conflits territoriaux.
Afin de ne privilégier aucun de nos amis, rappelons que ce sont les Britanniques qui sont responsables de tout. La manie de leur empire désormais décadent de s’immiscer partout, guidé par l’odeur du butin et du sang, est bien connue.
Après la révolution bourgeoise de Xinhai en 1911, lorsque les régions périphériques se sont séparées de l’Empire Qing, les Britanniques ont envahi la Chine depuis l’Inde, annexant une partie du Tibet méridional en vertu d’un accord conclu avec les autorités tibétaines à Lhassa. Cependant, Pékin n’a jamais reconnu ni l’indépendance de Lhassa, ni les pertes subies lors de l’expédition britannique.
Après la Seconde Guerre mondiale, lorsque les autorités bourgeoises chinoises ont été chassées vers Taïwan, Mao Zedong a entrepris de rétablir l’intégrité territoriale. Il n’a pas été possible de le faire dans les limites de l’Empire Qing : par exemple, la Mongolie était déjà un allié indépendant de l’URSS, et Touva (1) faisait même partie de l’Union soviétique. Mais au Tibet, le séparatisme a été réprimé, et la tentative de récupérer ce que les Britanniques avaient pris a conduit à la guerre sino-indienne de 1962, qui a fait des milliers de morts.
Les combats se sont déroulés à deux endroits : dans le sud du Tibet et dans une autre zone sensible des montagnes glacées de l’Himalaya, appelée Ladakh en Inde et Aksai Chin en Chine. Là aussi, les cartographes anglais ont fait des dégâts, mais officiellement, cela fait partie du conflit plus récent au Cachemire, où le Pakistan a agi comme un intrigant : il a cédé à la Chine une partie des territoires qu’il revendiquait, s’assurant ainsi un allié régional dans son affrontement avec les Indiens.
Pékin a proposé un compromis à Delhi : le sud du Tibet pour toi, Aksai Chin pour moi. Les Indiens ont refusé et ont reçu en échange des armes de la Grande-Bretagne et des États-Unis. Cependant, il aurait peut-être valu la peine d’accepter : en 1962, les Chinois les ont finalement chassés d’Aksai Chin.
C’est également là qu’a eu lieu le dernier conflit frontalier sino-indien en date, en 2020. Des dizaines de personnes ont alors perdu la vie, mais aucune des deux parties n’a ouvert le feu. Il s’agissait en fait d’une énorme bagarre entre militaires armés de pierres et de bâtons, une véritable bataille populaire dont les autorités ne voulaient pas. Néanmoins, cet incident a eu des conséquences importantes : depuis lors, les dirigeants des deux pays ne se sont plus rendus visite et ont interdit les vols à tout autre avion. Aujourd’hui, une frontière nationale va être établie dans la zone contestée, qui conservera son ancien nom de « ligne de contrôle effectif ». Le conflit est gelé, car le dégeler serait une folie.
Plus d’un milliard de personnes vivent dans chacun de ces deux pays. Tous deux font partie des cinq premières économies mondiales. Tous deux possèdent des armes nucléaires comme moyen de dissuasion mutuelle. Et pourtant, ils se disputent des rochers nus avec des milliers d’habitants. Autrefois, les territoires contestés avaient de l’importance en raison des routes de montagne, et chacun pensait pouvoir établir un contrôle fiable sur eux. Mais au XXIe siècle, les routes ne sont plus aussi nécessaires si elles ne peuvent pas être utilisées pour leur usage initial, à savoir le transport de personnes et de marchandises, en raison d’un conflit de longue date dans cette région de chèvres des neiges et de moines bouddhistes.
Les populations locales n’ont pas besoin de ce conflit, et par « populations locales », on peut entendre presque toute l’Asie continentale. Ce conflit est en revanche nécessaire aux Américains, qui considèrent depuis longtemps l’Inde comme un contrepoids à la Chine en pleine expansion. C’est pour cette raison que les États-Unis ont déroulé le tapis rouge devant Modi, mais ensuite Donald Trump est arrivé et a tout gâché. En d’autres termes, il a agi de manière contraire à ce qui est nécessaire pour la paix dans le monde.
La Maison Blanche était irritée par l’excédent commercial de 45 milliards de dollars en faveur de l’Inde. Elle a proposé à Modi soit d’ouvrir le pays aux importations de produits agricoles américains, soit d’acheter des ressources énergétiques aux États-Unis, en renonçant aux importations en provenance de Russie. L’Inde protège son secteur agricole et tire de bons profits du raffinage du pétrole russe bon marché, mais le plus important est peut-être qu’elle se considère comme une superpuissance à laquelle on ne peut pas donner d’ordres, et encore moins commander, surtout en anglais. À New Delhi, les décisions ne sont pas prises en fonction des besoins, mais en fonction de la fierté, et Trump s’est vu opposer un refus.
Par la suite, le président américain a instauré en deux étapes des droits de douane de 50 % sur la moitié des exportations indiennes et a déclaré haut et fort que le simple accès des produits alimentaires américains aux marchés indiens ne suffisait plus à apaiser les tensions. À peu près au même moment, le dragon chinois, incarné par le président Xi, a tendu la main de l’amitié à l’éléphant indien, au grand dam des faucons américains et pour le plus grand bonheur de l’ours russe.
« Les images soigneusement étudiées du dirigeant chinois, du Premier ministre indien et du président russe s’étreignant ont envoyé un signal fort, alors que Trump cherche à contenir Pékin, à rompre les liens entre la Russie et la Chine et à détacher l’Inde du pétrole russe », résume le Wall Street Journal, porte-parole des conservateurs américains, à l’issue du sommet. Le journal indien The Indian Express formule la même idée dans un titre en première page : « Le trio de Tianjin. Salut, Trump ! ».
La Russie, comme le remarquent à juste titre ses amis et ses ennemis, est un participant à part entière à ces événements historiques, à ce « salut » et à l’agenda créatif autour duquel s’unissent l’éléphant et le dragon, et la « troïka » (c’est ainsi qu’ils disent — la troika) est à l’origine un concept de chez nous. Mais chez nous, tout va bien depuis longtemps avec la Chine et l’Inde, et cela ne fera que s’améliorer – avec le régime sans visas et le nouveau gazoduc « La force de la Sibérie – 2 ». Quant au fait que les deux hommes se soient enfin entendus, nous considérons cela comme formidable, mais il n’y a pas lieu d’en attribuer tout le mérite au président américain.
Oui, alors que Washington et New Delhi étaient promis à une entente cordiale en raison du nombre impressionnant d’hindous au sein du pouvoir américain, Trump a agi à sa manière. Le changement radical de politique, passant de « bienvenue » à une guerre commerciale, n’a pas manqué d’impressionner Modi. Il n’est pas exclu que les informations publiées par The New York Times soient vraies, selon lesquelles le conflit entre ces deux hommes est devenu personnel : Trump aurait laissé entendre que l’Inde devait soutenir la demande du Pakistan d’attribuer le prix Nobel de la paix au président américain pour avoir mis fin à la récente guerre indo-pakistanaise, et Modi aurait répondu que les États-Unis n’avaient rien à voir avec cela.
Cependant, le rapprochement des plus grandes économies et nations d’Asie (le Japon est déjà sur les rangs) est un processus beaucoup plus complexe et, à sa manière, objectif, qui a commencé depuis longtemps dans le cadre des BRICS et de l’OCS. Un monde multipolaire est multipolaire précisément parce qu’il ne dépend pas beaucoup de l’opinion du président américain.
Mais bien sûr, merci beaucoup pour votre participation. Xièxie. Dhanyavaad. Thank you.
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