Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

Le bonheur comme acte de résistance ou l’indécence de se sentir pleinement heureuse par Danielle Bleitrach

Pourquoi avoir écrit ce livre à paraître bientôt, un bilan apaisé sur ce monde « déjà là » et sur l’aveuglement français ? peut-être est-ce pour prôner le bonheur comme un acte de résistance, le bonheur de la marche au bord de la mer, de savoir l’essentiel de ce que l’Histoire retiendra de nous les éphémères, dans cent ans que restera-t-il? Déjà on commence à mesurer ce qui est défait. Il y a eu jadis un débat entre Camus et Simone de Beauvoir sur le bonheur authentique. La question était de savoir s’il n’y avait pas une forme de monstruosité à être heureux dans un monde brisé. Simone de Beauvoir s’interrogeait sur l’absence de conscience que supposerait un tel bonheur. Camus lui a répondu que le bonheur pouvait être une forme de résistance face à l’absurdité et à l’injustice de la vie, à condition de ne jamais être de l’apathie. Avec le recul, je crois que ces gens-là ne mesuraient pas qu’ils vivaient dans un monde, peut-être un des plus heureux qu’il y eut jamais et jouissaient des conditions d’une lutte collective loin de celles d’aujourd’hui. Mais leurs interrogations résonnent étrangement dans l’actualité alors que le monde peut paraître infiniment plus brisé que ne le fut le leur. Alors que ceux qui en France ont une amorce de conscience ne savent qu’en faire vu l’état du champ politique, celui d’une forfaiture d’une classe/caste. Aller au bout d’une telle solitude, politique, humaine et affirmer sa joie de « l’engagement » est le paradoxe de ce livre et de ce « bout d’an » 2025 n’est pas un expérience individuelle. Il y a là aussi un enseignement: l’Histoire continue et ils n’y peuvent rien, ils ne sont déjà plus là.

En ces fêtes de Noël, alors que nous vivons dans un déferlement ininterrompu de mauvaises nouvelles dans les médias de propagande comme dans les réseaux sociaux; alors que je sais qu’étant plus entourée que la plupart des personnes de mon âge, personne ne m’aime réellement. Pourquoi cette joie? Je crois que c’est celle que promet Spinoza. Ma disparition sera un petit pincement au cœur à l’idée de leur propre mort pour ceux qui auront un âge proche, personne ne songera plus d’un quart d’heure à moi, à l’occasion, personne ne ressentira un deuil. Alors que je devrais être submergée par la tristesse devant le spectacle de toutes les bouffonneries face aux guerres, au changement climatique, à la souffrance de ceux qui n’arrivent pas à vivre, oui! j’éprouve un plénitude de joie incompréhensible. Cela tient bien sur au fait que si personne n’a réellement le pouvoir de me rendre heureuse personne n’a plus également celui de me rendre malheureuse, mais surtout de m’ôter ma curiosité et le goût d’intervenir à ma mesure, ce bilan là est celui de l’authenticité dirait Frida Khalo.

Ce matin en sortant de chez moi pour faire des courses, sur la place de l’église, il y avait un petit enterrement, une trentaine de personnes, le curé sur le parvis et les cloches sonnaient le glas. J’ai pensé au livre sur la guerre d’Espagne « Pour qui sonne le glas » Une pensée m’a traversé l’esprit, peut-être, comme Aragon est-ce que moi aussi je mourrai un 24 décembre. Je nous ai tous revus sur le parvis de la place du colonel Fabien. MItterrand avait refusé les funérailles nationales en déclarant: « je ne les ai pas faites à Pierre Mendès France. » Quel con minable! Et dire qu’il a eu tant de courtisans, dans quel état sont-ils aujourd’hui? Lui qui a exécuté Iveton le communiste algérien. Pour qui sonne le glas? pour la République! j’ai éprouvé un étrange bonheur, le cœur qui se dilate de ne pas avoir participé ni hier, ni aujourd’hui à cette comédie. La joie de la non accoutumance à la servilité. je me suis juré que chaque minute de ma vie je me donnerai le loisir de la bienveillance, pas pour l’au-delà mais pour l’infini de l’univers promis à l’humanité si elle survit.

Si l’on reprend les interrogations de Simone de Beauvoir aux alentours des années soixante, son inquiétude avait effectivement trait à la guerre d’Algérie, cette guerre qui m’a obligée moi aussi à m’engager mais parce que je conservais le souvenir de ce qui a été effacé: le sacrifice conscient de tant et tant d’êtres humains qui croyaient au ciel et qui surtout n’y croyaient pas. Dans ce petit opuscule de 170 pages, je reviens sur tout cela pour dire l’étrange joie qui est la mienne et j’accorde aussi à l’Algérie la part qui lui revient. Comment vous expliquer que la signification est celle de l’histoire de Tristan et Iseult racontée par Aragon(1), celle du film Hiroshima mon amour que j’ai revu une dizaine de fois. Aragon dit que la littérature a inventé le filtre magique obligeant les deux amants à s’aimer malgré eux parce qu’il fallait trouver une excuse à l’amour pour son ennemi. Oui, il n’est pas de pire convulsion que celle qui étreint deux amants, frères, se faisant la guerre alors que leur identité réelle sont inextricablement mêlées, France et Algérie comme dans le « fou d’Elsa », Russie et Ukraine, juifs et musulmans, etc.. Il ne s’agissait pas pour moi lors de mes vingt ans, d’une histoire d’amour avec un algérien, j’éprouvais une passion insensée pour celui qui avait trente ans de plus que moi et avec qui j’ai vécu vingt cinq ans parce que c’était le héros de la deuxième guerre mondiale, torturé par la gestapo. Avec lui, nous organisions des rondes pour empêcher les attentats de l’OAS contre le siège du PCF. Mais le contexte était déjà celui du refus de l’apathie, ce contre quoi se battait alors Simone de Beauvoir. Il s’agissait de l’expérience collective à l’accoutumance aux atrocités quotidiennes du colonialisme, la torture, la répression qui constituaient « le stade ultime de la démoralisation d’une nation ». Aimer à en perdre la raison Pascal Fieschi mon amour, c’était aussi une manière d’exiger de rompre avec la « tétanisation de l’imagination », l’acceptation de ceux qui s’étaient tus dans la seconde guerre mondiale comme de ceux qui acceptaient la torture et la répression coloniale. Qui ne verrait que le négationnisme d’aujourd’hui est bien pire!

A propos d’une autre « communiste » Frida Khalo, et d’une exposition de photographies qui est consacrée à sa salle de bain dans un autre article, est décrite la rage qui pouvait et peut secouer les pays du sud devant nos affèteries hier comme aujourd’hui. Que restera-t-il de nous dans cent ans ?Les mots déjà usent la réalité, celui de « communiste » n’est plus d’usage: par exemple en Corée du sud, en Indonésie, dans toute l’Amérique du sud, en Inde, en Afrique, au Soudan, la doxa actuelle occidentale, les artistes et les intellectuels, même les ouvriers et les paysans ont été réprimés, exécutés parce qu’ils étaient de « gauche ». On voit à la rigueur la « civilisation », l’anthropologie mais jamais en quoi la rencontre avec le marxisme léninisme a été et reste fructueuse, comment et pourquoi les peuples autochtones brisés par le colonialisme, l’impérialisme, leur histoire volée et violée ont retrouvé leur identité propre dans le sillage de l’immense épopée bolchevique…Qui se presse encore pour tenter de se recouvrir de ce que fut Aragon si ce n’est les pourris qui ont contribué à l’oubli au premier rang, ceux qui ont soutenu Robert Menard contre Fidel Castro, Patrick le Hyaric et Ariane Ascaride et tant d’autres. Ceux qui encore aujourd’hui c omme Vadim Kamenka soutiennent la bande à Bander, ceux qui nous racontent que la Chine nous vole nos emplois…

Encore aujourd’hui à propos de la Chine, nous occident sans communistes, sans parti soucieux de notre propre héritage, nous bradons tout le passé et sommes donc incapables de comprendre le présent et le futur. Celui-ci se lit dans les grands récits mais aussi et c’est qui m’intéresse dans les vies brisées dont je partage les brisures qui sont autant d’étoiles lumineuses dans la nuit qui est la nôtre. J’ai partagé la violence de Frida contre ces intellectuels de gauche de mes deux, ce « music hall des âmes nobles » mais aujourd’hui j’éprouve une étrange indulgence : il est évident qu’il n’y a pas la moindre « chose » qui de près ou de loin ressemble au parti communiste tel que je l’ai connu, mais en revanche la sagesse est de ne pas détruire le peu qui se fait (2)… Je n’ai plus le luxe du mépris dans ces temps « défaits » il y a trop de nécessiteux, il faut tenter de sauver ce qui peut l’être en France, mais en sachant que l’Histoire déjà là se construit ailleurs autrement et qu’il faut ouvrir les vannes entre ceux qui déjà se rejoignent, ils sont plus nombreux que l’on ne le croit.

Si je suis heureuse aujourd’hui c’est que j’ai gagné cette force là, celle de Louis Aragon qui n’a jamais trahi et dont le courage fut de ne jamais accepter la défaite, l’indifférence mais qui sait aussi à quel point le bonheur, même quand il n’y a plus d’amour heureux, est un atout dans la nécessité de continuer à se battre contre le malheur des autres. Jadis j’avais un parti, des amis, des amours, qui donnaient de la puissance à ce constat mais mon ultime joie est que quand celui-ci n’existe plus comme ont disparu ceux qui m’aimaient réellement, ils m’ont tous laissé la richesse de cette projection dans la réalité de tous les possibles et dans l’authenticité que j’ai appris d’eux. Je sais ce qu’est être humain et j’en goûte les bribes d’un festin ininterrompu qui est peut-être ce que l’on appelle la sagesse.

Danielle Bleitrach

(1) je recommande le livre d’Alain Ruscio : Aragon et la question coloniale itinéraire d’un anticolonialiste, préface de Pierre Juquin; Le Manifeste. 2022. Même si l’idée du mythe de Tristan et Iseult comme la tentative de masquer le fait d’aimer son ennemi se trouve dans le dernier volume de la pleiade (2025) consacré à ses essais littéraires.

(2) ce texte a son complément dans celui publié le même jour sur la salle de bain de Frida : https://histoireetsociete.com/la-salle-de-bain-de-frida-par-danielle-bleitrach/

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