Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

La sinisation du marxisme

Le marxisme chinois serait celui de la modernisation, non pas comme un processus incontrôlé et chaotique, mais comme un processus dirigé et orchestré par une action politique consciente. Voici une réflexion d’Amérique latine sur la diversité des expériences et les élaborations théorico-pratiques qui se sont multipliées à partir du matérialisme historique. Voilà exactement ce qui me parait intéressant aujourd’hui… Une mise à distance nécessaire par rapport à la crise économique, politique et aussi culturelle dans laquelle on prétend enfermer la capacité à penser son propre développement la société française, comme toutes les autres sociétés occidentales. (note et traduction de Danielle Bleitrach)

Le marxisme chinois serait celui de la modernisation, non pas comme un processus incontrôlé et chaotique, mais plutôt comme un processus dirigé et orchestré par une action politique consciente. Photo
Photo AFP / archives

Jaime Ortega*

5 décembre 2025 00:04

Le marxisme était une théorie qui cherchait à saisir le mouvement de la civilisation moderne. De ce point de vue, son propos initial semblait insignifiant. La reconnaissance du pouvoir universalisant de la forme-valeur, de la marchandise, du travail abstrait et de l’extraction de la plus-value lui a permis de se transformer en une théorie prétendant à la totalité. 

Cependant, le développement du récit ne suit pas de scénarios ou de narrations préétablis. D’une théorie prétendant à l’universalité à partir de certains éléments, les formes spécifiques de son appropriation se sont révélées beaucoup plus diverses. 

Bien que cela puisse être discutable en raison de sa nature schématique, on peut parler de deux courants majeurs : celui qui a été conceptualisé pendant des décennies comme « marxisme occidental » et tous les autres, produits principalement dans ce que García Linera a appelé « les extrémités du corps social capitaliste ». 

Mille et une idéologies marxistes ont prospéré non pas dans les universités, les amphithéâtres ou les centres de formation des grands syndicats européens, mais dans les sanglantes luttes de libération contre le colonialisme. Et si nombre de ces expériences, dans leur dynamique concrète, ont fini par se réduire à une caricature de l’émancipation, d’autres sont déjà entrées dans le répertoire de la lutte politique populaire. 

Des Caraïbes au monde arabe, de l’Asie aux communautés indigènes d’Amérique latine, ont émergé des expériences de systématisation théorique et pratique d’un marxisme moins préoccupé par l’esthétique, l’épistémologie ou la critique abstraite de l’État et plus incisif dans la manière dont les instruments nationaux étaient façonnés pour permettre l’articulation politique des peuples. 

Parmi ces expériences, celle relatée par Xulio Ríos dans son ouvrage Marx & China : La sinisation du marxisme n’est qu’un chapitre de plus, peut-être le plus réussi, d’une manière de comprendre les principales considérations que la théorie marxiste exigeait. 

La lecture de ce texte offre une perspective différente sur l’essor de la Chine contemporaine. Évitant tout réductionnisme, Ríos s’attache à établir, par une périodisation, les continuités entre la période maoïste et ses successeurs. Tout en étant conscient des failles et des dissensions, il met en lumière ce qui confère sa cohésion à un projet politique et économique qui a connu des succès indéniables. 

Cependant, elle ne le fait pas à partir d’une analyse économique, et encore moins d’une analyse politique, bien que ces aspects soient inclus dans le processus explicatif. 

Elle adopte plutôt un point de vue inhabituel pour évaluer l’émergence de la Chine : la prédisposition d’un type de marxisme qui a réussi à résoudre la quadrature du cercle, là où les expériences socialistes précédentes n’ont pas réussi. 

Il convient de comparer la proposition de sinisation du marxisme à d’autres formes apparentées. La différence la plus marquante réside peut-être dans son éloignement du marxisme occidental dominant qui, confortablement installé dans ses centres universitaires nord-atlantiques, a rejeté – à grand renfort de citations de Walter Benjamin – toute notion de progrès, d’État et de modernisation. 

Le marxisme chinois, né dans les entrailles d’un pays qui avait connu plusieurs colonialismes, une guerre de libération sanglante, l’isolement en tant que république populaire, et enfin une adaptation aux modalités réalistes d’un marché mondial en expansion, serait celui qui mettrait le mieux en valeur la centralité des forces productives. 

Le marxisme sinisé serait celui qui cherche à équilibrer, selon l’époque et le moment, c’est-à-dire selon les circonstances concrètes et non selon des principes abstraits, le binôme entre forces productives et rapports de production ; et, ce faisant, à accorder une place particulière aux déplacements politiques au sein de l’État, en tirant parti de la figure du marché. 

Le postulat maoïste, qui plaçait les relations sociales au centre plutôt que l’élément technique, aurait été reformulé à la lumière de l’histoire récente, permettant un équilibre où la politique gouverne l’économie et cette dernière est utilisée dans une optique de progrès matériel. 

Le marxisme chinois serait celui des modernisations, non pas comme un processus incontrôlé et chaotique, mais comme un processus dirigé et commandé par un exercice politique conscient. 

Cela n’a pas empêché des contradictions, des corrections, l’émergence de nouveaux problèmes et défis, allant des écarts de salaires à la dévastation environnementale. 

Les intellectuels des sociétés latino-américaines disposent aujourd’hui de multiples traductions de Marcuse, Adorno, Jappe et de tant d’autres théoriciens de renom ; cependant, l’interpellation des besoins politiques – sans pour autant être une copie conforme ou une imitation – semble plutôt s’inscrire dans un marxisme qui conçoit le progrès sous une certaine forme, dans une technique contrôlée par l’exercice politique et dans un État qui remplit des fonctions civilisatrices (allant de l’éducation à la sécurité, de la santé à la production alimentaire).

Cependant, une lecture critique est nécessaire pour établir des liens avec cet autre marxisme, celui qui s’est construit à la fois dans la lutte des classes et dans l’exercice du gouvernement. 

Cette approche, qui n’est pas conçue comme une réflexivité critique puriste, mais comme un exercice de pouvoir et la création d’instruments pour guider la société, est une voie suggestive pour nos sociétés et permet également de garantir que la théorie ne soit pas un simple ornement. 

Chercheur à l’UAM. Auteur de « À midi la révolution ».

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