Comment instaurer un nouvel ordre mondial avant qu’il ne soit trop tard. Le principal danger de la période est le vent de panique, la paranoïa qui a saisi le monde occidental et ses privilégiés. Voici à ce titre la vision du président finlandais que l’UE envoie négocier avec Trump pour l’encourager à appuyer l’Ukraine. A travers ce texte plus intelligent que la moyenne de ce que nous sert ce camp dans lequel Macron nous immerge, nous voudrions faire comprendre en quoi l’ignorance volontaire à coup de propagande est l’ultime arme et la plus dangereuse de l’impérialisme entré dans une crise profonde. L’art et la manière pour les forces de gauche de jouer les autruches en contribuant à cette ignorance ne peut que renforcer l’escalade belliciste, le défaitisme, négliger nos atouts dans ce monde multipolaire. Je voudrais faire comprendre si c’est encore possible comment en acceptant la censure et de fait une politique en faveur de l’UE et de l’OTAN de ses responsables aux questions internationales, la gauche « française » (sic) et les communistes se rangent dans ce camp de la peur et de la guerre. Certes il est question de paix mais avec une analyse qui n’est pas très différente de celle de ce Finlandais qui meurt de trouille face à ce monde qu’il ne veut pas comprendre. Comment espérer vaincre et donner un autre avenir à la France quand comme Kamenka et autres Boulets on feint de se rallier à la paix, sous une forme « neutre » à la finlandaise, sans aller au fond de ce qu’est l’ordre multipolaire et la Chine. L’interdiction par ses gens là de notre livre avec la complicité de l’ensemble de la direction du PCF (qui ne dit mot consent) signifie que l’on accepte de laisser les communistes se battre sur le terrain et avec les idées de l’adversaire, celles pour qui l’horizon du capitalisme est en fait indépassable et si tel est le cas quel besoin y a-t-il d’un parti communiste même socialdémocratisé à l’extrême et refusant de poser la question du socialisme. (note et traduction de Danielle Bleitrach)
Alexander Stubb
2 décembre 2025


Le monde a davantage changé ces quatre dernières années qu’au cours des trente précédentes. Nos fils d’actualité regorgent de conflits et de tragédies. La Russie bombarde l’Ukraine, le Moyen-Orient est en proie à de violents troubles et des guerres font rage en Afrique. Tandis que les conflits se multiplient, les démocraties semblent s’effondrer. L’ère post-Guerre froide est révolue. Malgré les espoirs suscités par la chute du mur de Berlin, le monde ne s’est pas uni pour adopter la démocratie et le capitalisme de marché. Bien au contraire, les forces qui étaient censées unir le monde – le commerce, l’énergie, la technologie et l’information – contribuent aujourd’hui à le diviser.
Nous vivons dans un monde nouveau, marqué par le désordre. L’ordre libéral et fondé sur des règles, né après la Seconde Guerre mondiale, est en train de disparaître. La coopération multilatérale cède la place à la compétition multipolaire. Les transactions opportunistes semblent primer sur la défense des règles internationales. La rivalité entre grandes puissances est de retour, la Chine et les États-Unis définissant le cadre géopolitique. Mais elle n’est pas la seule force à façonner l’ordre mondial. Les puissances moyennes émergentes, comme le Brésil, l’Inde, le Mexique, le Nigeria, l’Arabie saoudite, l’Afrique du Sud et la Turquie, sont devenues des acteurs incontournables. Ensemble, elles disposent des moyens économiques et du poids géopolitique nécessaires pour faire basculer l’ordre mondial vers la stabilité ou, au contraire, vers une instabilité accrue. Elles ont également des raisons d’exiger un changement : le système multilatéral d’après-guerre n’a pas su s’adapter pour refléter pleinement leur place dans le monde et leur accorder le rôle qu’elles méritent. Une confrontation triangulaire entre ce que j’appelle l’Occident, l’Orient et le Sud est en train de se dessiner. En choisissant de renforcer le système multilatéral ou de rechercher la multipolarité, les pays du Sud décideront si la géopolitique de la prochaine ère penchera vers la coopération, la fragmentation ou la domination.
Les cinq à dix prochaines années détermineront probablement l’ordre mondial pour les décennies à venir. Une fois établi, un ordre a tendance à perdurer. Après la Première Guerre mondiale, un nouvel ordre a duré deux décennies. Le suivant, après la Seconde Guerre mondiale, a duré quatre décennies. Aujourd’hui, trente ans après la fin de la Guerre froide, un nouvel ordre émerge. C’est la dernière chance pour les pays occidentaux de convaincre le reste du monde qu’ils sont capables de dialogue plutôt que de monologue, de cohérence plutôt que de double discours, et de coopération plutôt que de domination. Si les pays privilégient la compétition à la coopération, un monde de conflits encore plus graves se profile à l’horizon.
Chaque État a un pouvoir d’action, même les petits États comme le mien, la Finlande. L’essentiel est de maximiser son influence et, avec les outils disponibles, de promouvoir des solutions. Pour moi, cela signifie tout faire pour préserver l’ordre mondial libéral, même si ce système n’est pas en vogue actuellement. Les institutions et les normes internationales constituent le cadre de la coopération mondiale. Elles doivent être modernisées et réformées afin de mieux refléter la puissance économique et politique croissante des pays du Sud et de l’Est. Les dirigeants occidentaux évoquent depuis longtemps l’urgence de réformer les institutions multilatérales telles que les Nations Unies. Il est temps d’agir, en commençant par rééquilibrer les pouvoirs au sein de l’ONU et d’autres organismes internationaux comme l’Organisation mondiale du commerce, le Fonds monétaire international et la Banque mondiale. Sans ces changements, le système multilatéral actuel s’effondrera. Ce système n’est pas parfait ; il comporte des failles intrinsèques et ne pourra jamais refléter exactement le monde qui l’entoure. Mais les alternatives sont bien pires : les sphères d’influence, le chaos et le désordre.
L’HISTOIRE N’EST PAS FINIE
J’ai commencé mes études de sciences politiques et de relations internationales à l’université Furman aux États-Unis en 1989. Le mur de Berlin est tombé cet automne-là. Peu après, l’Allemagne s’est réunifiée, l’Europe centrale et orientale s’est libérée du joug du communisme, et le monde bipolaire – opposant une Union soviétique communiste et autoritaire à des États-Unis capitalistes et démocratiques – est devenu unipolaire. Les États-Unis étaient désormais la superpuissance incontestée. L’ordre international libéral avait triomphé.
J’étais euphorique à l’époque. Il me semblait, comme à tant d’autres, que nous étions à l’aube d’une ère nouvelle. Le politologue Francis Fukuyama qualifiait ce moment de « fin de l’histoire », et je n’étais pas le seul à croire au triomphe inévitable du libéralisme. La plupart des États-nations allaient invariablement se tourner vers la démocratie, le capitalisme de marché et la liberté. La mondialisation engendrerait l’interdépendance économique. Les anciennes divisions s’estomperaient et le monde ne ferait plus qu’un. Même à la fin de la décennie, alors que je terminais mon doctorat en intégration européenne à la London School of Economics, cet avenir me paraissait encore imminent.
Mais cet avenir ne s’est jamais concrétisé. L’hégémonie unipolaire fut éphémère. Après les attentats terroristes du 11 septembre 2001, l’Occident a renié les valeurs fondamentales qu’il prétendait défendre. Son attachement au droit international fut remis en question. Les interventions menées par les États-Unis en Afghanistan et en Irak ont échoué. La crise financière mondiale de 2008 a porté un coup dur à la réputation du modèle économique occidental, fondé sur les marchés mondiaux. Les États-Unis ne dictaient plus seuls la politique internationale. La Chine est devenue une superpuissance grâce à l’essor fulgurant de sa production, de ses exportations et de sa croissance économique, et sa rivalité avec les États-Unis domine depuis lors la géopolitique. La dernière décennie a également été marquée par une érosion accrue des institutions multilatérales, une méfiance et des frictions croissantes à l’égard du libre-échange, ainsi qu’une intensification de la concurrence technologique.
La guerre d’agression à grande échelle lancée par la Russie en Ukraine en février 2022 a porté un nouveau coup dur à l’ordre international. Il s’agit de l’une des violations les plus flagrantes du système international fondé sur des règles depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, et certainement la pire qu’ait connue l’Europe. Le fait que le coupable soit un membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU, institution créée pour préserver la paix, rendait la chose d’autant plus accablante. Des États censés défendre ce système l’ont fait s’effondrer.
MULTILATÉRALISME OU MULTIPOLARITÉ
L’ordre international, cependant, n’a pas disparu. Au milieu de ce chaos, il évolue du multilatéralisme vers la multipolarité. Le multilatéralisme est un système de coopération mondiale qui repose sur des institutions internationales et des règles communes. Ses principes fondamentaux s’appliquent à tous les pays sans distinction de taille. La multipolarité, en revanche, est un oligopole de pouvoir. La structure d’un monde multipolaire repose sur plusieurs pôles, souvent concurrents. Les tractations et les accords entre un nombre limité d’acteurs constituent la structure de cet ordre, affaiblissant inévitablement les règles et les institutions communes. La multipolarité peut engendrer des comportements opportunistes et improvisés, ainsi qu’une multitude d’alliances fluctuantes fondées sur les intérêts personnels immédiats des États. Un monde multipolaire risque d’exclure les petits et moyens pays : les grandes puissances concluent des accords sans les consulter. Tandis que le multilatéralisme favorise l’ordre, la multipolarité tend vers le désordre et les conflits.
Une tension croissante oppose les partisans du multilatéralisme et d’un ordre fondé sur l’État de droit à ceux qui prônent la multipolarité et le transactionnalisme. Les petits États et les puissances moyennes, ainsi que des organisations régionales comme l’Union africaine, l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ASEAN), l’Union européenne et le Mercosur, défendent le multilatéralisme. La Chine, quant à elle, promeut la multipolarité teintée de multilatéralisme ; elle soutient ostensiblement des groupements multilatéraux tels que les BRICS – coalition non occidentale dont les membres fondateurs étaient le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine et l’Afrique du Sud – et l’Organisation de coopération de Shanghai, qui visent en réalité à instaurer un ordre plus multipolaire. Les États-Unis ont délaissé le multilatéralisme au profit du transactionnalisme, tout en conservant leurs engagements envers des institutions régionales comme l’OTAN. De nombreux États, grands et petits, mènent une politique étrangère multivectorielle. Leur objectif est, en substance, de diversifier leurs relations avec de multiples acteurs plutôt que de s’aligner sur un seul bloc.
Une politique étrangère transactionnelle ou multivectorielle est dominée par les intérêts. Les petits États, par exemple, cherchent souvent un équilibre entre les grandes puissances : ils peuvent s’aligner sur la Chine dans certains domaines et se ranger du côté des États-Unis dans d’autres, tout en s’efforçant d’éviter d’être dominés par un seul acteur. Les intérêts guident les choix pratiques des États, et cela est parfaitement légitime. Mais une telle approche n’implique pas de renoncer aux valeurs, qui doivent sous-tendre toutes les actions d’un État. Même une politique étrangère transactionnelle doit reposer sur un noyau de valeurs fondamentales. Celles-ci comprennent la souveraineté et l’intégrité territoriale des États, l’interdiction du recours à la force et le respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Les pays ont, dans leur grande majorité, un intérêt évident à défendre ces valeurs et à veiller à ce que les contrevenants en subissent les conséquences.
De nombreux pays rejettent le multilatéralisme au profit d’accords et de négociations plus ponctuelles. Les États-Unis, par exemple, privilégient les accords commerciaux bilatéraux. La Chine utilise l’initiative « la Ceinture et la Route », son vaste programme d’investissement dans les infrastructures mondiales, pour faciliter la diplomatie bilatérale et les transactions économiques. L’UE conclut des accords de libre-échange bilatéraux qui risquent de ne pas respecter les règles de l’Organisation mondiale du commerce. Paradoxalement, cette situation survient alors que le monde a plus que jamais besoin du multilatéralisme pour relever les défis communs, tels que le changement climatique, les déficits de développement et la réglementation des technologies de pointe. Sans un système multilatéral solide, toute diplomatie se réduit à une simple affaire de transactions. Un monde multilatéral transforme le bien commun en intérêt personnel. Un monde multipolaire, quant à lui, fonctionne uniquement selon l’intérêt personnel.
LE « RÉALISME FONDÉ SUR LES VALEURS » DE LA FINLANDE
La politique étrangère repose souvent sur trois piliers : les valeurs, les intérêts et la puissance. Ces trois éléments sont essentiels lorsque l’équilibre et la dynamique de l’ordre mondial évoluent. Je viens d’un pays relativement petit, d’environ six millions d’habitants. Bien que nous possédions l’une des forces de défense les plus importantes d’Europe, notre diplomatie est fondée sur les valeurs et les intérêts. La puissance, qu’elle soit coercitive ou indirecte, est généralement un luxe réservé aux grandes puissances. Celles-ci peuvent projeter leur puissance militaire et économique, contraignant les plus petits à s’aligner sur leurs objectifs. Mais les petits pays peuvent aussi trouver de la puissance en coopérant avec d’autres. Les alliances, les groupements et une diplomatie avisée permettent à un petit acteur d’exercer une influence bien supérieure à celle que lui confèrent ses forces armées et son économie. Souvent, ces alliances reposent sur des valeurs partagées, telles que l’attachement aux droits de l’homme et à l’État de droit.
En tant que petit pays frontalier d’une puissance impériale, la Finlande a appris que parfois, un État doit mettre de côté certaines valeurs pour en protéger d’autres, ou tout simplement pour survivre. L’État repose sur les principes d’indépendance, de souveraineté et d’intégrité territoriale. Après la Seconde Guerre mondiale, la Finlande a conservé son indépendance, contrairement à nos voisins baltes qui ont été annexés par l’Union soviétique. Mais nous avons perdu dix pour cent de notre territoire au profit de l’Union soviétique, y compris les régions où mon père et mes grands-parents sont nés. Et, surtout, nous avons dû renoncer à une partie de notre souveraineté. La Finlande n’a pas pu adhérer aux institutions internationales auxquelles nous estimions appartenir naturellement, notamment l’UE et l’OTAN.
Durant la Guerre froide, la politique étrangère finlandaise était caractérisée par un « réalisme pragmatique ». Pour éviter une nouvelle attaque soviétique, comme en 1939, nous avons dû faire des compromis avec nos valeurs occidentales. Cette période de l’histoire finlandaise, qui a donné naissance au terme de « finlandisation » dans les relations internationales, n’est pas une période dont nous pouvons être particulièrement fiers, mais nous avons réussi à préserver notre indépendance. Cette expérience nous rend méfiants face à toute possibilité de répétition. Lorsque certains suggèrent que la finlandisation pourrait être une solution pour mettre fin à la guerre en Ukraine, je m’y oppose fermement. Une telle paix aurait un coût bien trop élevé, équivalant de fait à une capitulation de notre souveraineté et de notre territoire.
Nous vivons dans un nouveau monde de désordre.
Après la fin de la Guerre froide, la Finlande, comme tant d’autres pays, a adhéré à l’idée que les valeurs de l’Occident deviendraient la norme – ce que j’appelle « l’idéalisme fondé sur les valeurs ». Cela lui a permis d’adhérer à l’Union européenne en 1995. Parallèlement, la Finlande a commis une grave erreur : elle a décidé, de son plein gré, de ne pas rejoindre l’OTAN. (Pour information, je suis un fervent partisan de l’adhésion de la Finlande à l’OTAN depuis 30 ans.) Certains Finlandais nourrissaient l’espoir, teinté d’idéalisme, que la Russie deviendrait un jour une démocratie libérale, rendant ainsi l’adhésion à l’OTAN superflue. D’autres craignaient une réaction négative de la Russie à l’entrée en vigueur de l’alliance. D’autres encore pensaient que, en restant en dehors de l’alliance, la Finlande contribuait au maintien de l’équilibre – et donc de la paix – dans la région de la mer Baltique. Toutes ces raisons se sont avérées erronées, et la Finlande a su s’adapter en conséquence ; elle a rejoint l’OTAN après l’attaque russe de grande ampleur contre l’Ukraine.
Cette décision découlait à la fois des valeurs et des intérêts de la Finlande. La Finlande a adopté ce que j’appelle le « réalisme fondé sur les valeurs » : un engagement envers un ensemble de valeurs universelles basées sur la liberté, les droits fondamentaux et le droit international, tout en respectant la diversité des cultures et des histoires du monde. L’Occident doit rester fidèle à ses valeurs, mais comprendre que les problèmes du monde ne se résoudront pas uniquement par la collaboration avec des pays partageant les mêmes idées.
Le réalisme fondé sur les valeurs peut sembler paradoxal, mais il ne l’est pas. Deux théories influentes de l’après-Guerre froide opposaient les valeurs universelles à une analyse plus réaliste des clivages politiques. La thèse de Fukuyama sur la fin de l’histoire voyait dans le triomphe du capitalisme sur le communisme l’annonce d’un monde toujours plus libéral et orienté vers le marché. La vision du « choc des civilisations » du politologue Samuel Huntington prédisait que les clivages géopolitiques passeraient des différences idéologiques aux différences culturelles. En réalité, les États peuvent s’inspirer de ces deux conceptions pour négocier l’ordre actuel en mutation. Dans l’élaboration de leur politique étrangère, les gouvernements occidentaux peuvent maintenir leur attachement à la démocratie et aux marchés sans pour autant prétendre à leur applicabilité universelle ; ailleurs, d’autres modèles peuvent prévaloir. Et même au sein de l’Occident, la recherche de la sécurité et la défense de la souveraineté rendent parfois impossible le strict respect des idéaux libéraux.
Les pays devraient aspirer à un ordre mondial coopératif fondé sur un réalisme axiologique, respectueux de l’état de droit et des différences culturelles et politiques. Pour la Finlande, cela implique de dialoguer avec les pays d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine afin de mieux comprendre leurs positions sur la guerre menée par la Russie en Ukraine et sur d’autres conflits en cours. Cela signifie également engager des discussions pragmatiques et d’égal à égal sur les grandes questions mondiales, telles que le partage des technologies, les matières premières et le changement climatique.
LE TRIANGLE DU POUVOIR
L’équilibre des pouvoirs mondiaux se divise aujourd’hui en trois grandes régions : l’Occident, l’Orient et le Sud. L’Occident, qui regroupe une cinquantaine de pays, a traditionnellement été dominé par les États-Unis. Ses membres sont principalement des États démocratiques et à économie de marché d’Europe et d’Amérique du Nord, ainsi que leurs alliés plus éloignés, comme l’Australie, le Japon, la Nouvelle-Zélande et la Corée du Sud. Ces pays ont généralement œuvré au maintien d’un ordre multilatéral fondé sur des règles, même s’ils divergent sur la meilleure façon de le préserver, de le réformer ou de le repenser.
L’Orient global comprend une vingtaine d’États, dominé par la Chine. Il inclut un réseau d’États alliés – notamment l’Iran, la Corée du Nord et la Russie – qui cherchent à réviser, voire à remplacer, l’ordre international actuel fondé sur des règles. Ces pays sont unis par un intérêt commun : la volonté de réduire la puissance de l’Occident global.
Le Sud global, qui regroupe une grande partie des pays en développement et à revenu intermédiaire d’Afrique, d’Amérique latine, d’Asie du Sud et d’Asie du Sud-Est (et abrite la majorité de la population mondiale), compte environ 125 États. Nombre d’entre eux ont souffert du colonialisme occidental, puis ont été le théâtre de guerres par procuration durant la Guerre froide. Le Sud global comprend de nombreuses puissances moyennes, ou « États pivots », notamment le Brésil, l’Inde, l’Indonésie, le Kenya, le Mexique, le Nigeria, l’Arabie saoudite et l’Afrique du Sud. L’ascension de ces États est motivée par les tendances démographiques, le développement économique, ainsi que l’extraction et l’exportation des ressources naturelles.
L’Occident et l’Orient se disputent le soutien des pays du Sud. La raison est simple : ils savent que c’est le Sud qui façonnera le nouvel ordre mondial. Face à ces divergences, le Sud détient le pouvoir de décision décisif.
L’Occident ne peut se contenter de séduire le Sud en vantant les mérites de la liberté et de la démocratie ; il doit aussi financer des projets de développement, investir dans la croissance économique et, surtout, donner au Sud voix au chapitre et partager le pouvoir. L’Orient se tromperait tout autant en pensant que ses dépenses en grands projets d’infrastructure et ses investissements directs lui confèrent une influence totale sur le Sud. L’amour ne s’achète pas. Comme l’a souligné le ministre indien des Affaires étrangères, Subrahmanyam Jaishankar, l’Inde et les autres pays du Sud ne restent pas indifférents, mais défendent leurs convictions.


En d’autres termes, les dirigeants occidentaux et orientaux auront besoin d’un réalisme fondé sur des valeurs. La politique étrangère n’est jamais binaire. Un décideur politique doit faire quotidiennement des choix qui impliquent à la fois des valeurs et des intérêts. Faut-il acheter des armes à un pays qui viole le droit international ? Faut-il financer une dictature qui lutte contre le terrorisme ? Faut-il apporter une aide à un pays qui criminalise l’homosexualité ? Faut-il commercer avec un pays qui applique la peine de mort ? Certaines valeurs sont non négociables. Il s’agit notamment du respect des droits fondamentaux et humains, de la protection des minorités, de la préservation de la démocratie et du respect de l’État de droit. Ces valeurs définissent ce que l’Occident doit défendre, en particulier dans ses relations avec les pays du Sud. Parallèlement, l’Occident doit comprendre que ces valeurs ne sont pas partagées par tous.
Le réalisme fondé sur les valeurs vise à trouver un équilibre entre valeurs et intérêts, en privilégiant les principes tout en reconnaissant les limites du pouvoir étatique lorsque la paix, la stabilité et la sécurité sont en jeu. Un ordre mondial fondé sur des règles, soutenu par des institutions internationales efficaces qui consacrent les valeurs fondamentales, demeure le meilleur moyen d’éviter que la compétition ne dégénère en conflit. Cependant, face à la perte d’influence de ces institutions, les pays doivent adopter une conception plus rigoureuse du réalisme. Les dirigeants doivent prendre en compte les différences entre les pays : les réalités géographiques, historiques, culturelles, religieuses et les différents stades de développement économique. S’ils souhaitent que d’autres pays traitent mieux des questions telles que les droits des citoyens, les pratiques environnementales et la bonne gouvernance, ils doivent montrer l’exemple et apporter leur soutien, et non se contenter de donner des leçons.
Le réalisme fondé sur des valeurs commence par un comportement digne, le respect des opinions d’autrui et la compréhension des différences. Il implique une collaboration basée sur des partenariats entre égaux plutôt que sur une vision historique des relations que devraient entretenir les pays occidentaux, orientaux et du Sud. Pour que les États puissent se tourner vers l’avenir plutôt que vers le passé, il est essentiel qu’ils privilégient les grands projets communs tels que les infrastructures, le commerce, l’atténuation du changement climatique et l’adaptation à celui-ci.
De nombreux obstacles se dressent devant toute tentative des trois sphères d’influence mondiales de bâtir un ordre global qui, tout en respectant les différences, permette aux États d’inscrire leurs intérêts nationaux dans un cadre plus large de relations internationales coopératives. Le coût d’un échec est cependant immense : la première moitié du XXe siècle a amplement servi d’avertissement.
L’incertitude fait partie intégrante des relations internationales, et plus que jamais lors des transitions d’une ère à l’autre. L’essentiel est de comprendre les causes de ce changement et d’y réagir. Si l’Occident retombe dans ses travers d’une domination directe ou indirecte, voire d’une arrogance manifeste, il sera perdant. En revanche, s’il prend conscience du rôle crucial que jouera le Sud dans le prochain ordre mondial, il pourra forger des partenariats fondés à la fois sur des valeurs et des intérêts communs, capables de relever les grands défis planétaires. Un réalisme fondé sur les valeurs permettra à l’Occident de naviguer avec aisance dans cette nouvelle ère des relations internationales.
LES MONDES À VENIR
Un ensemble d’institutions d’après-guerre a permis au monde de traverser sa période de développement la plus rapide et a maintenu une période de paix relative exceptionnelle. Aujourd’hui, elles risquent de s’effondrer. Mais elles doivent survivre, car un monde fondé sur la compétition sans coopération mènera inévitablement au conflit. Pour survivre, elles doivent cependant évoluer, car trop d’États n’ont aucune marge de manœuvre au sein du système actuel et, faute de changement, s’en désengageront. On ne peut leur en vouloir ; le nouvel ordre mondial n’attendra pas.
Au moins trois scénarios pourraient se dessiner au cours de la prochaine décennie. Dans le premier, le désordre actuel persisterait. Il subsisterait des éléments de l’ancien ordre, mais le respect des règles et institutions internationales serait à la carte et fondé principalement sur des intérêts, et non sur des valeurs intrinsèques. La capacité à résoudre les grands défis resterait limitée, mais le monde ne sombrerait pas dans un chaos encore plus grand. Mettre fin aux conflits deviendrait cependant particulièrement difficile, car la plupart des accords de paix seraient transactionnels et dépourvus de l’autorité conférée par l’égide des Nations Unies.
La situation pourrait être pire : dans un second scénario, les fondements de l’ordre international libéral – ses règles et ses institutions – continueraient de s’éroder, et l’ordre existant s’effondrerait. Le monde sombrerait dans le chaos, sans centre de pouvoir clairement défini et avec des États incapables de résoudre les crises aiguës telles que les famines, les pandémies ou les conflits. Des hommes forts, des seigneurs de guerre et des acteurs non étatiques combleraient le vide laissé par le retrait des organisations internationales. Les conflits locaux risqueraient de dégénérer en guerres de plus grande ampleur. Dans un monde où règne la loi du plus fort, la stabilité et la prévisibilité seraient l’exception, et non la règle. La médiation pour la paix deviendrait quasiment impossible.
Mais il n’est pas inévitable qu’il en soit ainsi. Dans un troisième scénario, un nouvel équilibre des pouvoirs entre l’Occident, l’Orient et le Sud permettrait d’instaurer un ordre mondial rééquilibré, où les pays pourraient relever les défis mondiaux les plus urgents par la coopération et le dialogue entre égaux. Cet équilibre limiterait la concurrence et encouragerait une coopération accrue sur les questions climatiques, sécuritaires et technologiques – des défis cruciaux qu’aucun pays ne peut résoudre seul. Dans ce scénario, les principes de la Charte des Nations Unies prévaudraient, aboutissant à des accords justes et durables. Mais pour cela, les institutions internationales doivent être réformées.
Cette période unipolaire fut de courte durée.
La réforme commence au sommet, c’est-à-dire aux Nations Unies. C’est toujours un processus long et complexe, mais il existe au moins trois changements possibles qui renforceraient automatiquement l’ONU et donneraient davantage de pouvoir aux États qui estiment ne pas avoir suffisamment d’influence à New York, Genève, Vienne ou Nairobi.
Premièrement, tous les grands continents doivent être représentés en permanence au Conseil de sécurité de l’ONU. Il est tout simplement inacceptable que l’Afrique et l’Amérique latine n’y soient pas représentées de façon permanente et que la Chine soit la seule à représenter l’Asie. Le nombre de membres permanents devrait être augmenté d’au moins cinq : deux pour l’Afrique, deux pour l’Asie et un pour l’Amérique latine.
Deuxièmement, aucun État ne devrait disposer d’un droit de veto au Conseil de sécurité. Ce droit était nécessaire après la Seconde Guerre mondiale, mais aujourd’hui, il paralyse le Conseil de sécurité. Les agences des Nations Unies à Genève fonctionnent bien précisément parce qu’aucun membre ne peut les en empêcher.
Troisièmement, si un membre permanent ou non permanent du Conseil de sécurité viole la Charte des Nations Unies, son adhésion à l’ONU devrait être suspendue. Cela signifierait que l’ONU aurait suspendu la Russie après son invasion à grande échelle de l’Ukraine. Une telle décision de suspension pourrait être prise par l’Assemblée générale. Il ne saurait y avoir de deux poids, deux mesures aux Nations Unies.

Les institutions commerciales et financières mondiales doivent également être modernisées. L’Organisation mondiale du commerce (OMC), paralysée depuis des années par le blocage de son mécanisme de règlement des différends, demeure essentielle. Malgré la multiplication des accords de libre-échange hors du champ d’application de l’OMC, plus de 70 % du commerce mondial s’effectue encore sous le principe de la nation la plus favorisée. L’objectif du système commercial multilatéral est de garantir un traitement juste et équitable à tous ses membres. Les droits de douane et autres violations des règles de l’OMC finissent par pénaliser tout le monde. Le processus de réforme en cours doit aboutir à une plus grande transparence, notamment en matière de subventions, et à une plus grande flexibilité dans les processus décisionnels de l’OMC. Ces réformes doivent être mises en œuvre rapidement ; le système perdra en crédibilité si l’OMC reste enlisée dans son impasse actuelle.
Réformer est difficile, et certaines de ces propositions peuvent paraître irréalistes. Mais il en allait de même pour celles formulées à San Francisco lors de la fondation des Nations Unies il y a plus de 80 ans. L’adhésion des 193 États membres de l’ONU à ces changements dépendra de l’orientation qu’ils donneront à leur politique étrangère : valeurs, intérêts ou puissance. Le partage du pouvoir fondé sur les valeurs et les intérêts a été le socle de l’ordre mondial libéral instauré après la Seconde Guerre mondiale. Il est temps de repenser le système qui nous a si bien servis pendant près d’un siècle.
L’élément imprévisible pour l’Occident dans tout cela sera de savoir si les États-Unis souhaitent préserver l’ordre multilatéral mondial qu’ils ont si largement contribué à bâtir et dont ils ont tant profité. Ce chemin risque d’être semé d’embûches, compte tenu du retrait de Washington d’institutions et d’accords clés, tels que l’Organisation mondiale de la santé et l’Accord de Paris sur le climat, et de sa nouvelle approche mercantiliste du commerce transfrontalier. Le système des Nations Unies a contribué à préserver la paix entre les grandes puissances, permettant aux États-Unis de s’imposer comme la première puissance géopolitique. Au sein de nombreuses institutions onusiennes, ils ont joué un rôle prépondérant et ont su mener à bien leurs objectifs politiques avec une grande efficacité. Le libre-échange mondial a permis aux États-Unis de s’établir comme première puissance économique mondiale, tout en proposant des produits à bas prix aux consommateurs américains. Des alliances telles que l’OTAN ont conféré aux États-Unis des avantages militaires et politiques en dehors de leur zone d’influence. Il appartient désormais au reste de l’Occident de convaincre l’administration Trump de la valeur des institutions d’après-guerre et du rôle actif que les États-Unis y jouent.
L’élément imprévisible pour l’Asie de l’Est sera la manière dont la Chine jouera son rôle sur la scène internationale. Elle pourrait intensifier ses efforts pour combler le vide laissé par les États-Unis dans des domaines tels que le libre-échange, la coopération climatique et le développement. Elle pourrait tenter d’influencer les institutions internationales au sein desquelles elle exerce désormais une emprise bien plus forte. Elle pourrait chercher à affirmer davantage sa puissance dans sa région. Enfin, elle pourrait abandonner sa stratégie de longue date consistant à dissimuler sa force et à attendre son heure, et décider que le moment est venu d’entreprendre des actions plus offensives, par exemple en mer de Chine méridionale et dans le détroit de Taïwan.
YALTA OU HELSINKI ?
Un ordre international, tel que celui forgé par l’Empire romain, peut parfois perdurer pendant des siècles. Le plus souvent, cependant, il ne dure que quelques décennies. La guerre d’agression menée par la Russie en Ukraine marque le début d’un nouveau bouleversement de l’ordre mondial. Pour la jeunesse d’aujourd’hui, c’est leur moment charnière, comparable à 1918, 1945 ou 1989. Le monde peut prendre un mauvais tournant à ces moments décisifs, comme ce fut le cas après la Première Guerre mondiale, lorsque la Société des Nations se révéla incapable de contenir la rivalité entre grandes puissances, entraînant une nouvelle guerre mondiale sanglante.
Les pays peuvent aussi parvenir à un équilibre plus ou moins satisfaisant, comme ce fut le cas après la Seconde Guerre mondiale avec la création des Nations Unies. Cet ordre d’après-guerre a, après tout, préservé la paix entre les deux superpuissances de la Guerre froide, l’Union soviétique et les États-Unis. Certes, cette stabilité relative a eu un coût élevé pour les États contraints à la soumission ou victimes de conflits par procuration. Et si la fin de la Seconde Guerre mondiale a jeté les bases d’un ordre qui a perduré pendant des décennies, elle a aussi semé les germes du déséquilibre actuel.
En 1945, les vainqueurs de la guerre se réunirent à Yalta, en Crimée. Là, le président américain Franklin Roosevelt, le Premier ministre britannique Winston Churchill et le dirigeant soviétique Joseph Staline élaborèrent un ordre d’après-guerre fondé sur des sphères d’influence. Le Conseil de sécurité de l’ONU allait devenir la tribune où les superpuissances pourraient régler leurs différends, mais il laissait peu de place aux autres. À Yalta, les grandes puissances conclurent un accord au détriment des petites. Cette injustice historique doit aujourd’hui être réparée.
Sans un système multilatéral fort, la diplomatie devient transactionnelle.
La Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe de 1975 offre un contraste saisissant avec Yalta. Trente-deux pays européens, ainsi que le Canada, l’Union soviétique et les États-Unis, se sont réunis à Helsinki pour créer une structure de sécurité européenne fondée sur des règles et des normes applicables à tous. Ils ont convenu de principes fondamentaux régissant le comportement des États envers leurs citoyens et entre eux. Ce fut un remarquable exemple de multilatéralisme dans un contexte de fortes tensions, et cette initiative a joué un rôle déterminant dans la fin de la Guerre froide.
Yalta a abouti à des résultats multipolaires, tandis qu’Helsinki était multilatérale. Aujourd’hui, le monde est confronté à un choix, et je crois qu’Helsinki représente la voie à suivre. Les choix que nous ferons tous au cours de la prochaine décennie façonneront l’ordre mondial du XXIe siècle.
Les petits États comme le mien ne sont pas de simples spectateurs dans cette histoire. Le nouvel ordre sera déterminé par les décisions prises par les dirigeants politiques, tant dans les grands que dans les petits États, qu’ils soient démocrates, autocrates ou quelque part entre les deux. Et ici, une responsabilité particulière incombe à l’Occident, architecte de l’ordre actuel et toujours, économiquement et militairement, la coalition mondiale la plus puissante. La manière dont nous assumons ce rôle est cruciale. C’est notre dernière chance.
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