Voilà un très bon sujet soumis à notre réflexion par Danielle, et qui mérite un moment d’étude ce dimanche. Il donne envie de lire Samir Amin et Losurdo au plus vite. En guise d’entrée en matière et d’illustration j’ai mis en ligne samedi « Alex Nodinot et le pacifisme de l’agneau pascal« , mais ici il s’agit plutôt du combat contre l’idéalisme que de celui contre la métaphysique. Si Marcuse, « qui appartenait généralement à la tradition philosophique marxiste occidentale, a été profondément touché par la révolution vietnamienne », il n’y croyait pas, ajoutant dans la préface de « L’homme unidimensionnel » : « même si ces hommes sont à la fin battus ce qui est vraisemblable… ». Et c’est bien souvent sa conception charitable, pitoyable et non marxiste, qui a inspiré nombre de progressistes opposés à la guerre aux USA et en Europe. Mais la particularité de cet homme unidimensionnel écrasé par la « société de consommation » c’est-à-dire une société de l’abondance (on pourrait dire du « communisme déjà là » de Friot), c’est que cet homme est un pur consommateur. Il ne produit pas. Il est en somme un rentier, pur produit lui-même d’un impérialisme qui aurait externalisé toute sa production dans le tiers monde. Cette réflexion critique et autocritique nous est nécessaire pour nous différencier de la social-démocratie et du « communisme de bobos« , celui-là même qui a coulé le parti communiste dans la considération populaire. Et c’est une approche comparable à celle de Lénine dans la constitution des partis communistes, une démarche philosophique engagée en pleine guerre dans ses notes de lecture sur le « Résumé de la Science de la logique » de Hegel. Calez-vous dans un bon fauteuil et bonne lecture !
Commentaire de Xuan pour Histoire & Société
Un texte excellent et roboratif bien fait pour les courageux du week end. Il est malheureusement évident que les quelques traces de marxisme que conserve toute la pensée de gauche sont profondément corrompues comme cela est décrit ici. A l’absence d’organisation de la classe ouvrière correspond le fait qu’il n’y a pratiquement plus personne qui ait lu réellement Marx, seulement quelques morceaux choisis et surtout leur interprétation tronquée par quelque école et son gourou en tient lieu. Ce diagnostic est impitoyable parce que l’incapacité à lire, à se confronter à la puissance des bouleversements en cours, ceux venus du « Sud » sont alors la même déchéance d’un monde impérialiste. Le niveau collectif de « l’opinion » correspond faute d’une alternative à une pensée incapable d’affronter les causes et les conséquences. Parce que l’on a détruit ce que représentait le PCF, il n’y a plus qu’un vague ressentiment qui cherche sur qui et sur quoi se poser et se contente de haïr les tenants du pouvoir : l’opinion ainsi transformée selon le mot de Marx en un sac de pommes de terre, ne résiste en rien au fascisme qui est lui-même la caricature complaisante d’un ersatz de la révolution. La guerre qui revient tout simplement, comme le décrivait Marx à propos de la Chine comme un boomerang vers le capitalisme qui la porte dans ses entrailles…

Jeunes allemands contemplant le bombardement de l’Allemagne en 1945 , celui qui ne veut pas comprendre est condamné à revivre…
par John Bellamy Foster et Gabriel Rockhill
(01 mars 2025) Sujets : MarxismePhilosophie Lieux : AmériquesEuropeUnionsoviétique États-Unis

John Bellamy Foster est rédacteur en chef de Monthly Review et professeur émérite de sociologie à l’Université de l’Oregon. Il est l’auteur, plus récemment, de The Dialectics of Ecology (Monthly Review Press, 2024). Gabriel Rockhill est directeur exécutif de l’Atelier de Théorie Critique (Critical Theory Workshop) et professeur de philosophie et d’études interdisciplinaires mondiales à l’Université Villanova en Pennsylvanie. Il achève actuellement son cinquième livre d’auteur unique, Who Paid the Pipers of Western Marxism ?, ainsi qu’un manuscrit, coécrit avec Aymeric Monville, Requiem for French Theory (tous deux à paraître chez Monthly Review Press).
Gabriel Rockhill : J’aimerais commencer cette discussion en abordant, d’abord et avant tout, une idée fausse concernant le marxisme occidental, que je sais être d’intérêt commun. Le marxisme occidental n’est pas équivalent au marxisme en Occident. Au lieu de cela, c’est une version particulière du marxisme qui, pour des raisons très matérielles, s’est développée dans le noyau impérial, où il y a une pression idéologique importante pour se conformer à ses diktats. En tant qu’idéologie dominante concernant le marxisme, elle conditionne la vie de ceux qui travaillent dans le noyau impérial et, par extension, dans les États capitalistes du monde entier, mais elle ne détermine pas rigoureusement l’érudition et l’organisation marxistes dans ces régions. La preuve la plus simple en est le fait que nous ne nous identifions pas comme marxistes occidentaux, même si nous sommes marxistes travaillant en Occident, tout comme le philosophe italien Domenico Losurdo, dont le marxisme occidental a été récemment publié par Monthly Review Press. Que pensez-vous de la relation entre le « marxisme occidental » et le « marxisme en Occident » ?
John Bellamy Foster : Je n’aime pas le terme « marxisme occidental », en partie parce qu’il a été adopté comme une forme d’auto-identification par des penseurs rejetant non seulement le marxisme soviétique, mais aussi une grande partie du marxisme classique de Karl Marx et Frederick Engels, ainsi que le marxisme du Sud. Dans le même temps, de très grandes parties du marxisme en Occident, y compris les analyses les plus matérialistes, politico-économiques et historiques, ont eu tendance à être exclues de ce type de marxisme occidental auto-identifié, qui s’est néanmoins posé comme l’arbitre de la pensée marxiste et a dominé la marxologie. Habituellement, en abordant théoriquement la question du marxisme occidental, j’indique qu’il s’agit d’une tradition philosophique spécifique. Cela a commencé avec Maurice Merleau-Ponty (et non Georg Lukács, comme on le suppose communément), et s’est caractérisé par l’abandon du concept de dialectique de la nature associé à Engels (mais aussi à Marx). Cela signifiait que la notion de marxisme occidental était systématiquement éloignée d’un matérialisme ontologique en termes marxistes, et gravitait vers l’idéalisme, ce qui s’accordait bien avec le retrait de la dialectique de la nature.
De plus, bien qu’il ne fasse pas partie de l’auto-définition du marxisme occidental, mais souligné à juste titre par Losurdo, il s’agissait d’un recul par rapport à la critique de l’impérialisme et à l’ensemble du problème de la lutte révolutionnaire dans le tiers monde ou dans le Sud global. À cet égard, les marxistes occidentaux auto-identifiés avaient tendance à adopter une perspective eurocentrique, niant souvent l’importance de l’impérialisme, et nous pouvons donc parler d’un marxisme eurocentrique occidental.
Ainsi, en traitant de ces questions, je mettrais plutôt l’accent sur ces deux aspects, c’est-à-dire (1) une tradition philosophique marxiste occidentale qui a rejeté la dialectique de la nature et le matérialisme ontologique, se séparant ainsi à la fois du marxisme classique de Marx et d’Engels ; et (2) un marxisme eurocentrique occidental, qui rejette la notion de stade impérialiste du capitalisme (et du capitalisme monopoliste) et minimise l’importance des luttes révolutionnaires du tiers-monde et des nouvelles idées révolutionnaires qu’elles génèrent. Le marxisme, dans cette étroite incarnation marxiste occidentale, est ainsi devenu un simple domaine académique concerné par le cercle de la réification, ou des structures sans sujet : la négation même d’une philosophie de la praxis.
GR : En effet, ce sont des caractéristiques significatives du soi-disant marxisme occidental, dont je suis d’accord que c’est une expression qui peut facilement prêter à des malentendus. C’est pourquoi, à mon avis, une approche dialectique est si importante : elle nous permet d’être attentifs aux décalages entre les concepts simplificateurs et les complexités de la réalité matérielle, tout en nous efforçant de rendre compte de cette dernière en nuançant et en affinant autant que possible nos catégories conceptuelles et notre analyse. En plus des deux caractéristiques que vous avez soulignées, j’ajouterais également, au moins pour le noyau théorique du marxisme occidental – comme dans l’œuvre des principales sommités de l’École de Francfort et d’une grande partie du marxisme théorique français et britannique d’après-guerre – la tendance à se retirer de l’économie politique en faveur de l’analyse culturelle, ainsi que le rejet critique de beaucoup, sinon de tous, projets réels de construction d’un État socialiste (ce qui, bien sûr, chevauche votre deuxième point).
En essayant d’identifier aussi précisément que possible les contours du marxisme occidental et les forces motrices qui le sous-tendent, je pense qu’il est important de situer sa forme unique de production intellectuelle dans les rapports globaux de production théorique, qui sont eux-mêmes imbriqués dans les rapports sociaux de production plus généralement. En d’autres termes, une analyse marxiste du marxisme occidental nécessite, à un certain niveau, un engagement avec l’économie politique de la production, de la circulation et de la consommation du savoir. C’est ce qui nous permet d’identifier les forces socio-économiques à l’œuvre derrière cette orientation idéologique particulière, tout en reconnaissant, bien sûr, la semi-autonomie de l’idéologie.
S’appuyant sur les travaux de Marx et d’Engels, Vladimir Ilitch Lénine a diagnostiqué de manière incisive comment l’existence matérielle d’une « aristocratie ouvrière » dans le noyau impérial, c’est-à-dire un secteur privilégié de la classe ouvrière mondiale, était la force motrice de la tendance de la gauche occidentale à s’aligner davantage sur les intérêts de sa bourgeoisie que du côté du prolétariat dans la périphérie coloniale et semi-coloniale. Ce qui me frappe, c’est que si nous voulons aller à la racine des choses, nous devons appliquer ce même cadre de base à une compréhension des révisions fondamentales du marxisme par le marxisme occidental et de sa tendance à ignorer, minimiser, voire dénigrer et rejeter le marxisme révolutionnaire du Sud, qui n’a pas simplement interprété le monde, mais l’a fondamentalement modifié en brisant les chaînes de l’impérialisme. Les marxistes occidentaux ne sont-ils pas, en général, membres de ce que nous pourrions appeler l’aristocratie ouvrière intellectuelle en ce sens qu’ils bénéficient de certaines des meilleures conditions matérielles de production théorique dans le monde, ce qui est facile à voir lorsqu’on le compare, par exemple, au marxisme développé par Mao Zedong dans les campagnes chinoises, Ho Chi Minh dans le Vietnam assiégé, Ernesto « Che » Guevara dans la Sierra Maestra, ou d’autres exemples similaires ? Ne bénéficient-ils pas, comme l’aristocratie ouvrière en général, des miettes qui tombent de la table du festin impérialiste de la classe dirigeante, et cette réalité matérielle ne conditionne-t-elle pas – sans déterminer rigoureusement – leur vision ?
JBF : Le point sur le retrait de l’économie politique qui a caractérisé une grande partie du marxisme occidental est important. J’ai commencé des études supérieures à l’Université York à Toronto au milieu des années 1970. Auparavant, j’avais une formation en économie, y compris l’économie néoclassique et l’économie politique marxiste. C’étaient les années où l’Union pour l’économie politique radicale aux États-Unis avait mené une révolte dans le domaine de l’économie. Mais je m’intéressais aussi à la théorie critique et aux études hégéliennes. Dans le domaine philosophique, j’avais étudié, outre Marx, la Phénoménologie de l’esprit de Georg Wilhelm Friedrich Hegel, la plupart des œuvres de Herbert Marcuse, la Théorie de l’aliénation de Marx d’István Mészáros et de nombreux autres textes de philosophie critique. Je suis donc entré à l’université avec l’intention de poursuivre des études en économie politique marxiste et en théorie critique. J’avais visité York en 1975, mais quand j’y suis arrivé un an plus tard pour commencer mes études supérieures, j’ai été surpris de découvrir que le programme de pensée politique sociale de York (et, dans une certaine mesure, la gauche du département de science politique de York) avait traversé une scission séparant ceux qu’on appelait les « économistes politiques » des « théoriciens critiques ». C’est à cette époque que certains des principaux écrits de l’École de Francfort de penseurs tels que Theodor Adorno et Max Horkheimer ont été publiés pour la première fois en traduction anglaise. Par exemple, Le Concept de la nature d’Alfred Schmidt chez Marx a été traduit en anglais en 1971, la Dialectique des Lumières de Horkheimer et Adorno en 1972 et la Dialectique négative d’Adorno en 1973. Cela signifiait non seulement une sorte d’amélioration des discussions au sein du marxisme, mais constituait également à bien des égards une rupture avec le marxisme classique, qui était souvent critiqué dans de tels ouvrages. Ainsi, la première chose que j’ai entendue lorsque je suis entré dans un cours de théorie critique était que la dialectique de la nature était inadmissible. Les premières discussions « anthropologiques » de Marx sur les interactions de l’humanité et de la nature ont été sommairement rejetées. Le seul cours sur Hegel enseigné était sur le Hegel d’Alexandre Kojève, qui faisait fureur à la fois pour la gauche française et, paradoxalement, pour certains penseurs conservateurs. Au cours de ces années, j’en suis venu à me concentrer davantage sur l’économie politique marxiste. Mészáros, qui a été un grand attrait pour moi en décidant d’aller à York, est parti la même année que mon arrivée, dégoûté des deux côtés de la séparation.
Au cours de cette première année à New York, je travaillais avec un professeur libéral qui était une autorité sur la Chine. Il m’a dit qu’il était confus au sujet du développement du marxisme, et il m’a mis dans la main les Considérations sur le marxisme occidental de Perry Anderson et m’a demandé de le lire et de lui expliquer de quoi il s’agissait. Je me suis assis et j’ai lu le livre d’Anderson et j’ai été assez choqué à l’époque, car il utilisait diverses techniques pour mettre l’accent sur un changement de la théorie marxiste vers la philosophie et la culture et s’éloignant de l’économie politique et de l’histoire – ce qui n’était pas tout à fait exact, mais correspondait aux penseurs qu’il a choisi de glorifier. Ainsi, le « marxisme occidental », selon les termes d’Anderson, excluait principalement les économistes politiques et les historiens. Parallèlement à cela, il était considéré comme séparé du « marxisme classique », y compris les principaux accents de Marx et d’Engels eux-mêmes. Naturellement, Anderson ne pouvait pas nier tout à fait l’existence d’économistes politiques et d’historiens marxistes dans sa discussion sur le « marxisme occidental », mais leur exclusion était tout à fait évidente.
Mis à part les manières spécifiques dont les penseurs politiques et économiques ont été rejetés, on peut simplement regarder l’indice pour voir la nature des démarcations d’Anderson. Les philosophes et les théoriciens de la culture jouent un rôle important dans sa caractérisation des marxistes occidentaux. Ainsi, Louis Althusser est mentionné sur trente-quatre pages, Lukács sur trente-et-un, Jean-Paul Sartre sur vingt-huit, Marcuse sur vingt-cinq, Adorno sur vingt-quatre, Galvano Della Volpe sur dix-neuf, Lucio Colletti sur dix-huit, Horkheimer sur douze, Henri Lefebvre sur douze, Walter Benjamin sur onze, Lucien Goldmann sur huit, Merleau-Ponty sur trois, Bertolt Brecht sur deux, et Fredric Jameson sur un. Cependant, lorsque nous nous tournons vers les économistes politiques et les historiens marxistes (y compris les historiens de la culture) de la même période, nous obtenons une image tout à fait différente : Isaac Deutscher est mentionné sur quatre pages, Paul M. Sweezy sur quatre, Ernest Mandel sur deux, Paul A. Baran sur une, Michał Kalecki sur une, Nicos Poulantzas sur une, Piero Sraffa sur une, et Raymond Williams sur une.
Les scientifiques marxistes ne sont pas mentionnés du tout, comme s’ils étaient tous inexistants. Alors que certains marxistes, qui étaient au centre des discussions en Occident, étaient considérés par Anderson comme étant plus orientaux qu’occidentaux depuis qu’ils avaient choisi de vivre de l’autre côté du soi-disant rideau de fer, à savoir Brecht, qui est mentionné sur deux pages, et Ernst Bloch, dont le nom n’apparaît sur aucune.
Pour moi, donc, la caractérisation d’Anderson du « marxisme occidental » était particulière dès le départ. Bien qu’Anderson, comme tout penseur, ait le droit de mettre l’accent sur ceux qui sont les plus proches de son analyse, son approche de la classification des « marxistes occidentaux », mettant l’accent principalement sur ceux qui relèvent des domaines de la philosophie et de la culture, ont rompu de manière décisive avec le marxisme classique, l’économie politique, la lutte des classes et la critique de l’impérialisme. Le « marxisme occidental », selon la caractérisation d’Anderson, était alors une sorte de négation des aspects fondamentaux du marxisme classique avec le marxisme soviétique. Anderson ne devrait pas être entièrement blâmé pour cela. Il avait affaire à quelque chose de réel. Mais la réalité ici était l’énorme distance par rapport au marxisme classique, même si des avancées théoriques majeures ont été réalisées dans certains domaines.
Il ne fait donc aucun doute que le marxisme occidental, selon la définition d’Anderson, ou même selon la démarcation plus théorique déterminée par l’abandon de la dialectique de la nature, a été dépouillé d’une grande partie de la critique marxiste originale, même s’il a exploré plus en profondeur certaines questions telles que la dialectique de la réification. En excluant les économistes politiques, les historiens et les scientifiques marxistes, et donc le matérialisme, le marxisme occidental en ces termes s’est également éloigné de l’impérialisme de classe et de l’impérialisme, et donc de l’idée même de lutte. Le résultat a été de créer un club exclusif, ou ce que Lukács a qualifié de critique comme un ensemble de penseurs qui siégeaient dans le « Grand Hôtel Abysse », de plus en plus éloignés de la pensée même de la pratique révolutionnaire. Je ne pense pas qu’il soit très logique de rattacher cela directement à l’aristocratie ouvrière (bien que cette analyse soit importante en soi). Au contraire, ces penseurs ont émergé comme certains des membres les plus élites de l’académie bourgeoise, à peine conçus comme marxistes, encore moins comme des travailleurs, occupant souvent des chaires et couverts d’honneurs. Ils étaient certainement mieux lotis dans l’ensemble que ceux qui restaient fermement dans la tradition marxiste classique.
GR : Dans ses deux livres sur le sujet, Anderson fournit un compte rendu marxiste occidental du marxisme occidental. C’est, à mon sens, précisément ce qui constitue les forces et les faiblesses inéluctables de sa démarche. D’une part, il propose un diagnostic perspicace de certains aspects de son orientation idéologique fondamentale, y compris son retrait de la politique pratique en faveur de la théorie et son adhésion au défaitisme politique. D’autre part, il ne va jamais au cœur du problème en situant le marxisme occidental, tel qu’il le comprend, dans les rapports sociaux mondiaux de production (y compris la production théorique) et la lutte de classe internationale. En fin de compte, il nous fournit un compte rendu qui n’est pas rigoureusement matérialiste parce qu’il ne s’engage pas sérieusement dans l’économie politique de la production, de la circulation et de la consommation du savoir, et ne place pas l’impérialisme au centre de son analyse.
D’un point de vue marxiste, au-delà de sa parodie occidentale, ce ne sont pas les idées qui dirigent l’histoire, mais les forces matérielles. L’histoire intellectuelle, y compris l’histoire du marxisme en tant qu’entreprise théorique, doit donc être clairement située en relation avec ces forces, tout en reconnaissant bien sûr que l’idéologie fonctionne de manière semi-autonome à partir de la base socio-économique. Les intellectuels marxistes en Europe à la fin du XIXe et au début du XXe siècle travaillaient souvent en dehors du milieu universitaire, parfois en tant qu’organisateurs politiques ou journalistes, et ils avaient tendance à être beaucoup plus organiquement liés à la lutte de classe pratique de diverses manières. Lorsque la scission s’est produite dans le mouvement socialiste pendant la Première Guerre mondiale, certains de ces intellectuels ont tourné le dos au prolétariat international et se sont alignés, consciemment ou non, sur les intérêts de leurs bourgeoisies nationales. D’autres, cependant, étaient d’accord avec Lénine pour dire que la seule guerre qui vaille la peine d’être soutenue était une guerre de classe internationale, clairement manifestée dans la révolution russe, et non la rivalité inter-impérialiste de la classe dirigeante capitaliste. C’est pourquoi Losurdo utilise cette scission pour encadrer son livre sur le marxisme occidental, et c’est l’une des raisons pour lesquelles il est largement supérieur au récit d’Anderson : le marxisme occidental est la tradition qui a émergé du chauvinisme social de la tradition marxiste européenne, qui a levé le nez sur les révolutions anticoloniales extra-européennes. Comme Lénine l’a démontré de manière décisive, ce n’était pas simplement parce que les intellectuels marxistes occidentaux avaient commis des erreurs théoriques. C’était parce qu’il y avait des forces matérielles qui conditionnaient leur orientation idéologique : en tant que membres de l’aristocratie ouvrière du noyau capitaliste, ils avaient un intérêt direct à préserver l’ordre mondial impérialiste.
Cette scission originelle s’est transformée en une grande division alors que la rivalité inter-impérialiste de la Première Guerre mondiale se poursuivait tout au long de la Seconde Guerre mondiale et a finalement conduit à une sorte d’impasse mondiale, opposant le vainqueur du camp impérialiste (les États-Unis) au camp socialiste croissant dirigé par le pays qui a joué un rôle décisif dans la défaite du fascisme et le soutien à de nombreuses révolutions anticoloniales dans le monde (l’Union soviétique). Dans le contexte de la guerre froide, les marxistes occidentaux étaient de plus en plus des professeurs d’université en Occident qui avaient tendance à être sceptiques quant aux développements pratiques du marxisme dans les pays du Sud et s’engageaient dans d’importantes révisions théoriques du marxisme classique de Marx, Engels et Lénine. Pour des raisons très matérielles, leur révisionnisme anticommuniste a eu tendance à renforcer leur position au sein des institutions occidentales et de l’industrie théorique. Cela ne s’est pas produit d’un seul coup, et les forces sociales objectives et les orientations subjectives n’ont pas marché au même rythme, car il y avait un certain nombre de contradictions qui caractérisaient ces développements.
Les figures de proue de l’École de Francfort, à savoir Adorno et Horkheimer, étaient des critiques anticommunistes dogmatiques du socialisme réellement existant, et ils étaient financés et soutenus par la classe dirigeante capitaliste et les principaux États impérialistes pour avoir défendu ces points de vue. En France, Sartre a découvert sa version subjectiviste du marxisme pendant la Seconde Guerre mondiale, il a soutenu certains aspects du mouvement communiste mondial dans son sillage, mais a également fait preuve d’un scepticisme croissant à mesure que la guerre froide s’éternisait. Althusser s’est aligné sur le Parti communiste français d’après-guerre, mais il a également embrassé la mode théorique anti-dialectique du structuralisme, et en particulier le lacanianisme.
Ces contradictions doivent être prises au sérieux, tout en reconnaissant que l’arc général de l’histoire a conduit, par exemple, à ce qu’un althussérien sarbien comme Alain Badiou soit le marxiste occidental le plus célèbre en France aujourd’hui. Agitant un drapeau rouge théorique et se réclamant de l’un des seuls communistes vivants, il affirme que « ni les États socialistes, ni les luttes de libération nationale, ni finalement le mouvement ouvrier ne constituent plus de référents historiques, qui pourraient être capables de garantir l’universalité concrète du marxisme ». Ainsi, « le marxisme aujourd’hui… est historiquement détruit », et tout ce qui reste est la nouvelle « idée du communisme » que Badiou propose à partir de l’une des principales institutions académiques de l’Occident impérial.1 Si le marxisme en tant que théorie incarnée dans la pratique est mort, nous sommes néanmoins encouragés à nous réjouir de sa renaissance spirituelle via une version marxiste de la théorie française. Fusionnant effrontément son messianisme avec une autopromotion opportuniste, le slogan marketing implicite de Badiou pour son travail se lit comme une perversion christologique de la célèbre déclaration de Marx sur la révolution : « Le marxisme est mort. Vive mon idée du communisme ! » Dans son enthousiasme pour la résurrection théorique, cependant, Badiou omet de mentionner que son idée prétendument nouvelle, dans son essence pratique, est en fait une idée très ancienne, qui a déjà été vivement critiquée par Engels. C’est l’idée du socialisme utopique.
C’est l’une des raisons pour lesquelles une évaluation dialectique du marxisme occidental est si importante. Elle nous permet de nous engager dans une analyse variée de penseurs et de mouvements individuels, mettant en évidence où et quand ils s’alignent sur l’idéologie dominante du marxisme occidental, mais aussi comment ils pourraient s’en séparer à certains égards ou à des moments spécifiques (comme Sartre et Althusser). De plus, cette approche dialectique doit être profondément matérialiste en s’appuyant sur une analyse des relations sociales de la production intellectuelle. Les marxistes occidentaux contemporains les plus connus sont des professeurs d’université du noyau impérial, dont certains sont des superstars mondiales de l’industrie de la théorie impériale, et cela a très certainement eu un impact sur le type de travail qu’ils font.
De plus, l’intégration du marxisme dans l’académie bourgeoise l’a soumis à un certain nombre de changements significatifs. Dans le noyau capitaliste, il n’y a pas d’académies du marxisme où l’on peut être formé, puis éduquer les autres, dans le marxisme en tant que science totale embrassant les mondes naturel et social. Au lieu de cela, il existe un système de taylorisme intellectuel fondé sur la division disciplinaire du travail entre les sciences naturelles, les sciences sociales et les sciences humaines. Ce système, en tant que partie de la superstructure, est en fin de compte guidé par les intérêts capitalistes. À cet égard, le marxisme a, dans une large mesure, été mis à l’écart ou rejeté en tant que cadre pour les sciences naturelles bourgeoises, et il a souvent été réduit à un paradigme interprétatif – incorrect ou insuffisant – dans la plupart des sciences sociales bourgeoises. Beaucoup des marxistes occidentaux les plus connus enseignent dans les départements de sciences humaines, ou dans des départements de sciences sociales adjacents aux sciences humaines, et ils trafiquent de l’éclectisme théorique, combinant intentionnellement la théorie marxiste avec les modes théoriques bourgeoises.
Compte tenu de ce contexte matériel, il n’est pas surprenant que les marxistes occidentaux aient tendance à rejeter la science matérialiste, à abandonner les engagements rigoureux avec l’économie politique et l’histoire matérialiste, et à se livrer à la théorie et à l’analyse culturelle bourgeoise pour leur propre bien. Le but de la théorie marxiste, pour les marxistes occidentaux les plus grossiers comme Slavoj Žižek, n’est pas de changer le monde qui les promeut en tant que sommités de premier plan, mais plutôt de l’interpréter de manière à ce que leurs carrières progressent au sein de l’académie impériale et des industries culturelles. Le système objectif et matériel de production de connaissances conditionne leurs contributions subjectives à celle-ci. Ce qui leur manque, c’est une évaluation autocritique, dialectique-matérialiste de leurs propres conditions de production intellectuelle, qui est due, en partie, à la façon dont ils ont été idéologiquement formés par le système même qui les promeut. Ce sont des idéologues du marxisme impérial.
JBF : Ce que vous présentez ici est une critique historico-matérialiste classique axée sur les fondements de classe de l’idéologie, en relation avec la tradition marxiste occidentale. C’est de Marx, comme l’a expliqué Karl Mannheim dans son Idéologie et utopie, que la critique de l’idéologie a vu le jour. Néanmoins, le marxisme, accusait Mannheim, avait échoué à l’autocritique nécessaire à une sociologie de la connaissance développée en raison de son incapacité à se dissocier de son point de vue prolétarien révolutionnaire (un échec qu’il attribuait à Lukács en particulier). Pourtant, contrairement à cela, c’est une telle autocritique, c’est-à-dire des changements radicaux dans la théorie et la pratique révolutionnaires en réponse à l’évolution des conditions de classe matérielle, comme le soutenait Mészáros, qui aide à expliquer la vitalité théorique continue de la théorie marxiste, en plus des révolutions réelles dans les pays du Sud.
Pour le marxisme occidental en tant que tradition distincte, une telle autocritique était bien sûr impossible, sans dévoiler tout le jeu. Ce n’est pas un hasard si les polémiques les plus amères des marxistes occidentaux ont été dirigées contre Lukács lorsqu’il a étendu sa critique de l’irrationalisme implicitement à la gauche occidentale et à son engouement pour l’anti-humanisme de Martin Heidegger. Dans la tradition philosophique marxiste occidentale, toutes les ontologies positives, même celles de Marx et de Hegel, ont été rejetées, ainsi que l’analyse historique. Il ne restait plus qu’une dialectique circonscrite, réduite à une logique de signes et de signifiants, séparée de l’ontologie matérialiste, de la lutte des classes, et même du changement historique. L’humanisme, même l’humanisme marxiste, est devenu l’ennemi. Ayant abandonné tout contenu réel, les marxistes occidentaux auto-identifiés ont contribué à introduire le tournant discursif. Cela a conduit à sa fusion dans le post-marxisme, le poststructuralisme, le postmodernisme, le posthumanisme, le postcolonialisme et le postcapitalisme. Ici, le « post » signifiait souvent un recul rampant, plutôt qu’une réelle avancée.
Nous pouvons résumer une grande partie de notre discussion jusqu’à présent en disant que la tradition marxiste occidentale, bien qu’elle fournisse une multitude d’idées critiques, a été prise dans une retraite en quatre volets : (1) le retrait de la classe ; (2) le retrait de la critique de l’impérialisme ; (3) le retrait de la nature/matérialisme/science ; et (4) le retrait de la raison. En l’absence d’ontologie positive, tout ce qui a été retenu, dans la gauche postmoderniste et post-marxiste, c’est la Parole ou un monde de discours vide, fournissant une base pour déconstruire la réalité mais vide de tout projet émancipateur.
La tâche actuelle est donc de récupérer et de reconstituer le matérialisme historique en tant que théorie et pratique révolutionnaires, dans le contexte de la crise planétaire de notre époque. Max Weber a dit que le matérialisme historique n’est pas une voiture qui peut être conduite n’importe où. On pourrait répondre que le marxisme, dans son sens classique, n’est pas destiné à transmettre l’humanité partout. Au contraire, la destination est un domaine d’égalité réelle et de durabilité écologique : le socialisme complet.
GR : Ce quadruple repli constitue un repli par rapport à la réalité matérielle dans le domaine du discours et des idées. Il s’agit donc d’une inversion idéologique du marxisme classique qui bouleverse le monde. La principale conséquence politique d’une telle orientation est l’abandon de la tâche compliquée et souvent contradictoire de construire le socialisme dans le monde réel. Les Quatre Retraits, qui éliminent ce que Lénine appelait le noyau révolutionnaire du marxisme, alimentent ainsi un retrait de la tâche pratique première du marxisme, à savoir changer le monde, et pas simplement l’interpréter.
Afin de maintenir une analyse complètement dialectique, il est important d’insister sur le fait que les Quatre Retraits et l’abandon général du socialisme du monde réel ne fonctionnent pas comme des principes mécaniques qui déterminent de manière réductrice tous les aspects de chaque discours marxiste occidental. C’est plutôt qu’ils sont des caractéristiques d’un vaste champ idéologique qui pourrait être cartographié en termes de diagramme de Venn. Chaque discours spécifique peut occuper des positions assez différentes au sein de ce champ idéologique. À un extrême, il y a des discours idéalistes superstitieux qui ont pris leur envol de toutes les formes d’analyse matérialiste en faveur de diverses orientations « post- » – post-marxisme, poststructuralisme, postmodernisme, etc. – qui sont profondément régressives. À l’autre extrême, il y a des discours qui prétendent être solidement marxistes et qui s’engagent, dans une certaine mesure, dans une version rationaliste de l’analyse de classe. Cependant, ils comprennent mal la dynamique de classe fondamentale à l’œuvre dans l’impérialisme, et ils sont enclins à rejeter le socialisme du monde réel en tant que projet de construction d’un État anti-impérialiste en faveur de versions utopiques, populistes ou rebelles du socialisme à connotation anarchiste (Losurdo a diagnostiqué avec perspicacité ces trois tendances dans son livre sur le marxisme occidental).
Alors que les différentes orientations « post » sont relativement faciles à contester d’un point de vue matérialiste rigoureux, l’analyse marxiste occidentale peut être plus difficile à contester en raison de son pouvoir institutionnel et de son attachement ostensible au matérialisme historique. Il est donc d’une importance cruciale, en entreprenant la tâche de revitaliser le matérialisme dialectique et historique en tant que théorie et pratique révolutionnaires, de combattre les marxistes autoproclamés qui déforment l’impérialisme et la lutte historique mondiale contre lui. Vos récents essais sur ce sujet dans Monthly Review sont une lecture essentielle parce que vous allez au cœur de l’une des questions les plus importantes de la lutte de classe contemporaine en théorie, à savoir comment comprendre l’impérialisme.2 Alors que vous poursuivez votre analyse critique, j’espère que vous continuerez à mettre en lumière l’une des inversions idéologiques marxistes occidentales les plus perverses : la description de ces pays impliqués dans la lutte anti-impérialiste – de la Chine à la Russie, en passant par l’Iran et au-delà – comme étant fondamentalement impérialistes, reflétant l’Occident collectif dans leurs actes et leurs ambitions, ou même s’engageant dans une forme d’impérialisme plus autoritaire et répressive que les démocraties bourgeoises de l’Occident.
JBF : La relation entre le marxisme occidental et l’impérialisme est extrêmement complexe. Une partie du problème est que ce que nous devons analyser en premier, c’est l’eurocentrisme intrinsèque à la culture occidentale (y compris, bien sûr, pas seulement l’Europe, mais les États coloniaux : les États-Unis et le Canada en Amérique du Nord et l’Australie et la Nouvelle-Zélande en Australasie, plus, dans un contexte quelque peu différent, Israël). Martin Bernal a soutenu dans Black Athena que le mythe aryen concernant la Grèce antique qui a constitué le véritable début de l’eurocentrisme est apparu à l’époque de l’invasion de l’Égypte par Napoléon à la fin du XVIIIe siècle – bien que des traces en aient certainement existé avant cela. L’eurocentrisme a reçu un nouvel élan avec la montée de ce que Lénine a appelé l’étape impérialiste du capitalisme à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, qui a été symbolisée par le partage mutuel de l’Afrique par les grandes puissances.
L’eurocentrisme ne doit pas être considéré comme une simple forme d’ethnocentrisme. C’est plutôt l’eurocentrisme qui est le point de vue le plus vivement exprimé par Weber dans son introduction à sa Sociologie des religions (publiée comme « introduction de l’auteur » dans la traduction anglaise principale de Talcott Parsons de L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme). C’est là que Weber a pris la position que la culture européenne était la seule culture universelle. Bien sûr, il y avait d’autres cultures particulières dans le monde, à son avis, certaines très avancées, mais elles étaient toutes obligées de se conformer à la culture universelle de l’Europe si elles voulaient se moderniser, ce qui signifiait se développer en termes rationalistes et capitalistes européens. De ce point de vue, d’autres pays pourraient se développer, mais seulement en adoptant la culture universelle, qui était considérée comme la base de la modernité, un produit particulier de l’Europe. C’est précisément à l’eurocentrisme en ce sens que Joseph Needham s’est attaqué de manière critique dans son ouvrage Within the Four Seas (1969) et que Samir Amin a historiquement déconstruit dans son Eurocentrism (1988).
La pensée européenne du XIXe siècle s’est développée dans le contexte d’un eurocentrisme émergent en ce sens. On peut penser au modèle colonialiste et raciste du monde présenté dans la Philosophie de l’histoire de Hegel. Pourtant, l’œuvre de Marx et d’Engels a été remarquablement épargnée par un tel eurocentrisme. De plus, à la fin des années 1850, alors qu’ils étaient encore dans la trentaine, et à partir de ce moment-là, ils soutenaient fortement les luttes et les révolutions anticoloniales en Chine, en Inde, en Algérie et en Afrique du Sud. Ils expriment également leur profonde admiration pour les nations de la Confédération iroquoise en Amérique du Nord. Aucun autre grand penseur du XIXe siècle, comparé à Marx, n’a condamné aussi fermement ce qu’il a appelé « l’extirpation, l’asservissement et l’ensevelissement dans les mines de la population indigène des Amériques », ni ne s’est opposé aussi fermement à l’esclavage capitaliste. Marx était le plus féroce opposant européen aux guerres de l’opium britanniques et françaises contre la Chine et aux famines que la politique impériale britannique a générées en Inde. Il a fait valoir que la survie de la commune russe ou mir signifiait que la révolution russe pouvait se développer en d’autres termes qu’en Europe, même en contournant éventuellement la voie du développement capitaliste. Engels a introduit le concept d’aristocratie ouvrière (développé plus tard par Lénine) pour expliquer le calme des travailleurs britanniques et les faibles perspectives de socialisme là-bas. Le dernier paragraphe, à part quelques lettres, qu’Engels a écrit, deux mois avant sa mort en 1895, était une référence – dans les dernières lignes de son édition du volume 3 du Capital de Marx – à la façon dont le capital financier (ou la bourse) des principales puissances européennes avait découpé l’Afrique. C’était la réalité même qui devait sous-tendre la conception de Lénine de l’étape impérialiste du capitalisme.
Mais on peut difficilement dire que la position des marxistes dans la génération suivante était étroitement en phase avec les problèmes de l’impérialisme ou fortement sympathique aux peuples colonisés. Pendant la Première Guerre mondiale, presque tous les partis socialistes d’Europe ont soutenu leurs propres États-nations impériaux dans ce qui était principalement, comme l’a expliqué Lénine, un différend sur la question de savoir quelle nation exploiterait les colonies et les semi-colonies. Seuls le Parti bolchevique de Lénine et la petite Ligue Spartacus de Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht luttèrent contre.
Après la Première Guerre mondiale, l’analyse de l’impérialisme de Lénine dans Impérialisme : stade suprême du capitalisme a été adoptée et développée, avec le soutien de Lénine, dans le Komintern. C’est dans les documents du Komintern que nous voyons la première apparition de ce que l’on allait appeler la théorie de la dépendance, qui s’est ensuite développée en Amérique latine et ailleurs, puis s’est étendue à l’analyse des échanges inégaux et à la théorie du système-monde. C’était une période de révolutions et de décolonisation dans tout le Sud. En réponse à ces développements, le marxisme devait se diviser radicalement. Certains théoriciens marxistes en Occident ont adopté la position, la plus clairement énoncée par Sweezy dans les années 1960, que la révolution, et avec elle, le prolétariat révolutionnaire et l’orientation appropriée de la théorie marxiste, s’étaient déplacés vers le tiers-monde ou le Sud global. En revanche, la plupart de ceux qui appartenaient à la tradition marxiste occidentale auto-définie pensaient que le marxisme était la propriété particulière de l’Occident, d’où il était originaire, même si les principales luttes révolutionnaires dans le monde se déroulaient ailleurs. Naturellement, cela s’est accompagné au mieux d’une mise à l’écart et au pire d’un rejet complet du phénomène de l’impérialisme.
Cette dynamique a été interrompue par certaines des principales révolutions du tiers-monde, qu’il était impossible d’ignorer, comme les révolutions algérienne et vietnamienne. Ainsi, une figure comme Marcuse, qui appartenait généralement à la tradition philosophique marxiste occidentale, a été profondément touchée par la révolution vietnamienne. Mais c’était quand même assez éloigné de son travail théorique. Pour l’essentiel, la tradition marxiste occidentale dans sa forme académique la plus abstraite a agi comme si l’Europe restait le centre des choses, ignorant les effets profonds de l’impérialisme sur la structure sociale de l’Occident et ayant relativement peu de respect pour les théoriciens marxistes en dehors de l’Europe.
John S. Saul, dont le travail portait sur les luttes de libération en Afrique, m’a inculqué la notion de « contradiction primaire ». Lénine avait vu que la contradiction principale du capitalisme monopoliste était l’impérialisme, et en fait, révolution après révolution dans le Sud (et les réponses contre-révolutionnaires dans le Nord) l’ont confirmé. Mais non seulement cela a été fréquemment ignoré par la gauche occidentale, mais nous avons vu de plus en plus de mouvements désespérés pour nier que le Nord exploitait économiquement le Sud et pour rejeter l’idée que cela était au cœur de la théorie de Lénine. Cela s’est accompagné d’attaques fréquentes contre les théories de la dépendance, de l’échange inégal et de la théorie du système-monde. On pense au travail de Bill Warren, qui a essayé de faire valoir que Marx voyait l’impérialisme comme le « pionnier du capitalisme », c’est-à-dire jouant un rôle progressiste (même si Lénine ne le faisait pas) ; et de la tentative de Robert Brenner dans la New Left Review de désigner Sweezy, Andre Gunder Frank et Immanuel Wallerstein comme des « marxistes néo-smithiens » sur la base qu’ils critiquaient, comme Adam Smith (et soi-disant en opposition à Marx), l’exploitation des pays à la périphérie ou à la périphérie du capitalisme. (Les critiques de Smith étaient dirigées contre le mercantilisme et en faveur du libre-échange.)
Aux États-Unis, l’économie politique marxiste était très importante dans les années 1960. La plupart de ceux qui sont venus au marxisme à cette époque ne l’ont pas fait à cause des partis de gauche, qui étaient pratiquement inexistants, tout comme le mouvement ouvrier radical. Par conséquent, les gauchistes ont été attirés vers le matérialisme historique dans les années 1960 et 1970 en grande partie par la critique de l’impérialisme et la rage contre la guerre du Vietnam. De plus, le marxisme aux États-Unis a toujours été profondément affecté par le mouvement radical noir qui s’était toujours centré sur la relation entre le capitalisme, l’impérialisme et la race, jouant un rôle de premier plan dans la compréhension de ces relations.
Néanmoins, en Amérique du Nord comme en Europe, la critique de l’impérialisme s’est estompée à la fin des années 1970 et dans les années 1980 en raison d’un eurocentrisme dominant. Il y avait aussi le problème, en termes plus opportunistes, d’être exclu de l’académie et des mouvements de gauche si l’on mettait trop l’accent sur l’impérialisme. De toute évidence, la gauche a fait certains choix ici. Aux États-Unis, toutes les tentatives de créer un mouvement libéral de gauche ou social-démocrate se heurtent au fait qu’il ne faut pas s’opposer activement au militarisme ou à l’impérialisme américain ou soutenir les mouvements révolutionnaires à l’étranger si l’on veut mettre un pied dans la porte du système politique « démocratique ». Même dans le milieu universitaire, il y a des contrôles tacites à cet égard.
Aujourd’hui, nous assistons à un mouvement croissant parmi les intellectuels qui se disent marxistes, qui rejettent ouvertement la théorie de l’impérialisme au sens de Lénine, et au sens de la théorie marxiste au cours du siècle dernier ou plus. Divers arguments sont utilisés, notamment le fait de limiter l’impérialisme aux conflits entre les grandes puissances (c’est-à-dire de le voir principalement en termes horizontaux) ; remplacer l’impérialisme par un concept amorphe de mondialisation ou de transnationalisation ; nier qu’un pays puisse en exploiter un autre ; réduire l’impérialisme à une catégorie morale selon qu’il est associé à des États autoritaires et non à des « démocraties » ; ou rendre le concept d’impérialisme si omniprésent qu’il en devient inutile, oubliant le fait que les pays du G7 d’aujourd’hui (avec l’ajout du Canada) sont exactement les mêmes grandes puissances impériales du capitalisme monopoliste que Lénine a désignées il y a plus d’un siècle. Il s’agit d’un changement radical qui divise la gauche, dans laquelle la nouvelle guerre froide contre la Chine – également une guerre contre le Sud global – conduit une grande partie de la gauche à se ranger du côté des puissances occidentales, considérées comme en quelque sorte « démocratiquement » supérieures et donc moins impérialistes.
Tout cela nous ramène à la question de l’eurocentrisme. Les théoriciens postcoloniaux ont récemment condamné le marxisme comme pro-impérialiste ou eurocentrique. Les tentatives d’attribuer de tels points de vue à Marx, Engels et Lénine sont faciles à réfuter sur une base factuelle. Comme l’a dit Baruch Spinoza, « l’ignorance n’est pas un argument ». Mais cela devient un problème plus profond dans la mesure où de nombreux théoriciens postcoloniaux prennent pour mesure du marxisme les principales conceptions culturelles et philosophiques marxistes occidentales dont la théorie postcoloniale elle-même descend en grande partie. Il ne fait aucun doute que les théoriciens marxistes occidentaux, qui n’avaient d’yeux que sur l’Europe ou les États-Unis, étaient souvent enclins à l’eurocentrisme. De plus, le marxisme occidental projetait une vision du marxisme classique comme un déterminisme économique, et donc insensible aux questions nationales et culturelles. Tout cela a conduit à des distorsions des archives historiques et théoriques.
Il y a en fait tout un monde d’analyses marxistes, dont la plupart découlent de luttes matérielles. J’ai lu un livre intéressant de Simin Fadaee intitulé Global Marxism : Decolonization and Revolutionary Politics, publié par Manchester University Press en 2024. Elle soutient que le marxisme est mondial et fournit des chapitres séparés sur Mao, Ho, Amilcar Cabral, Frantz Fanon, le Che et d’autres. Elle écrit à la fin de l’introduction de son livre : « Il est en fait eurocentrique de prétendre que le marxisme est eurocentrique, car cela implique de rejeter la pierre angulaire de certains des mouvements les plus transformateurs et des projets révolutionnaires de l’histoire humaine récente. Au lieu de faire de telles affirmations radicales, un engagement plus fructueux avec l’histoire nous inciterait plutôt à tirer les leçons de l’expérience du Sud avec le marxisme et à nous demander ce que nous pouvons apprendre de la pertinence mondiale du marxisme ».
GR : Le marxisme occidental est un produit idéologique de l’impérialisme, dont la fonction principale est d’obscurcir ou de dissimuler l’impérialisme, tout en interprétant mal la lutte contre lui. J’entends par « impérialisme » au sens le plus large, en tant que processus d’établissement et d’application de transferts de valeur systématiques de certaines régions du monde, à savoir le Sud, vers d’autres (le Nord), par l’extraction de ressources naturelles, l’utilisation de main-d’œuvre gratuite ou bon marché, la création de marchés pour le déchargement des marchandises, et plus encore. Ce processus socio-économique a été la force motrice derrière le sous-développement de la majorité de la planète et l’hyper-développement du noyau impérial, y compris ses industries de production de connaissances. Au sein des principaux pays impérialistes, il a donné naissance à une superstructure impériale, qui est composée de l’appareil politico-juridique de l’État et d’un système matériel de production, de circulation et de consommation culturelles que nous pouvons appeler, à la suite de Brecht, « l’appareil culturel ». Les industries dominantes de production de connaissances dans le noyau impérial font partie de l’appareil culturel des principaux États impérialistes.
En affirmant que le marxisme occidental est un produit idéologique de l’impérialisme, je veux dire qu’il s’agit d’une version spécifique du marxisme qui a émergé au sein de la superstructure – et plus précisément de l’appareil culturel – des principaux États impérialistes. C’est une forme particulière de marxisme qui perd le contact avec l’ambition universelle du marxisme d’élucider scientifiquement et de transformer pratiquement l’ordre mondial capitaliste. Dans mon prochain livre chez Monthly Review Press, Who Paid the Pipers of Western Marxism ?, je situe cette version du marxisme dans la superstructure impériale et j’examine les forces politico-économiques qui l’ont animée. Une caractéristique remarquable est la mesure dans laquelle la classe dirigeante capitaliste et les États impérialistes l’ont directement financée et soutenue.
Pour ne prendre qu’un exemple éloquent, les Rockefeller – qui sont parmi les barons voleurs les plus notoires de l’histoire du capitalisme américain – ont investi aujourd’hui l’équivalent de millions de dollars dans un « Projet marxisme-léninisme » international. Son objectif principal était de promouvoir le marxisme occidental comme une arme idéologique de guerre contre la forme de marxisme investie dans le développement du socialisme dans le monde réel comme rempart contre l’impérialisme. Marcuse était au centre de ce projet, tout comme son ami proche et partisan universitaire Philip Mosely, un conseiller de haut niveau de la CIA profondément impliqué dans la guerre doctrinale. En plus d’être l’un des marxistes occidentaux les plus connus, Marcuse a travaillé pendant des années en tant qu’autorité de premier plan sur le communisme pour le département d’État américain. C’est significatif parce que cela met en évidence à quel point des éléments de l’État bourgeois ont travaillé main dans la main avec des factions de la bourgeoisie pour promouvoir le marxisme occidental. Ils partagent le même objectif fondamental, à savoir celui de cultiver une version du marxisme qui puisse être largement diffusée, parce qu’elle sert finalement leurs intérêts. Il ne fait aucun doute qu’il s’agit d’un compromis de classe, puisque les impérialistes préféreraient de loin éliminer le marxisme dans tous les domaines. Cependant, comme ils n’ont pas été en mesure de le faire, ils se sont plutôt engagés dans une approche de vente douce en s’efforçant de promouvoir le marxisme occidental comme la seule forme acceptable et digne de confiance du marxisme.
Le problème central, à bien des égards, est que le marxisme occidental ne saisit pas la contradiction première de l’ordre mondial capitaliste, qui est l’impérialisme. Il ne comprend pas non plus scientifiquement l’émergence dialectique du socialisme au sein du monde impérialiste, et il ne reconnaît pas que les projets de construction d’un État socialiste à travers les pays du Sud ont été le principal obstacle à l’impérialisme. Son manque de compréhension de l’impérialisme et de la lutte contre celui-ci signifie qu’il est finalement dépourvu de rigueur scientifique. En obscurcissant la contradiction principale et son dépassement matériel par le socialisme du monde réel, il inverse idéologiquement la réalité matérielle de diverses manières. Bien qu’il existe différents degrés de marxisme occidental, comme nous l’avons vu ci-dessus, il a toujours une dose d’a-scientificité. Son rejet de l’ontologie matérialiste est une extension de son retrait général de la science matérialiste. Il convient de préciser, mais cela va sans dire, que la « science » n’est pas comprise ici en termes de version positiviste souvent vilipendée par les marxistes occidentaux. La science, ou ce que Marx et Engels appelaient Wissenschaft, qui a un sens beaucoup plus large en allemand, se réfère au processus continu et faillibiliste d’établir collectivement le meilleur cadre explicatif possible en le testant constamment dans la réalité matérielle et en le modifiant sur la base de l’expérience pratique.
Pour boucler la boucle, nous pourrions dire que le marxisme occidental serait mieux décrit comme « marxisme impérial » dans le sens précis où il est un produit idéologique de la superstructure impériale qui finit par obscurcir l’impérialisme – afin de le faire progresser – tout en combattant le socialisme réellement existant. Le projet universel du marxisme, en revanche, est résolument anti-impérialiste dans le monde dans lequel nous vivons et rigoureusement scientifique : il reconnaît la réalité matérielle qui fait des projets de construction d’un État socialiste la principale manière de combattre l’impérialisme et d’avancer vers le socialisme. Cela n’implique pas, bien sûr, que les marxistes universels embrassent sans critique tout projet qui agite le drapeau du socialisme ou prétend être anti-impérialiste. Dans son dévouement à la rigueur scientifique, le marxisme universel s’investit dans l’examen critique et l’évaluation matérialiste précise.
Pour être clair, cela ne signifie pas que tout le travail accompli dans la tradition du marxisme impérial doit être jeté. Nous devrions plutôt l’aborder de manière dialectique, en reconnaissant quand il a apporté des contributions, par exemple, à l’analyse du capitalisme et de la théorie marxiste de diverses manières. C’est tout à fait logique compte tenu du haut niveau de développement matériel de la superstructure impériale qui la soutient. Cependant, il est de la plus haute importance de souligner qu’un marxisme qui ne saisit pas la contradiction principale de l’ordre socio-économique mondial ne peut pas être considéré comme scientifique ou émancipateur. Il est tout aussi crucial de reconnaître pourquoi cette version est devenue la forme dominante du marxisme au sein de l’industrie de la théorie impériale. Plutôt que de combattre l’impérialisme et de contribuer à la lutte pratique pour construire le socialisme, il est idéologiquement compatible avec les intérêts impérialistes.
JBF : D’un point de vue marxiste, dire que l’impérialisme est la contradiction première du capitalisme à notre époque, c’est dire que c’est la réalité des luttes révolutionnaires contre l’impérialisme qui constitue la contradiction première du capitalisme. Depuis plus d’un siècle, des révolutions se produisent dans les pays du Sud contre l’impérialisme, enracinées dans les actions des classes opprimées et menées au nom ou inspirées par le marxisme. Les luttes contre la structure du capitalisme monopoliste par les travailleurs du Nord peuvent être considérées comme faisant objectivement partie de cette même dialectique.
La tradition marxiste occidentale a été définie initialement par son opposition extrême au marxisme soviétique dans son ensemble, et pas simplement dans sa forme stalinienne. Les marxistes occidentaux ont donc souvent soutenu les efforts de la guerre froide de l’Occident avec sa structure impérialiste. Idéologiquement, les marxistes occidentaux condamnaient Engels et tous ceux qui lui succédèrent dans la Deuxième et la Troisième Internationales, ainsi que la dialectique matérialiste. Les révolutions contre l’impérialisme dans les pays du Sud ont été traitées comme largement sans rapport avec la théorie et la pratique marxistes, considérées comme le produit du seul Occident. Bien que les mouvements eurocommunistes européens aient présenté pendant un certain temps des alternatives plus radicales, ces mouvements ont été largement désavoués, même à leur apogée, par la tradition marxiste occidentale, avant de succomber complètement à la politique sociale-démocrate.
Tout ce qu’il restait du marxisme classique, alors, dans le marxisme occidental, malgré ses grandes revendications intellectuelles, était une sphère limitée d’arabesques philosophiques inspirées par la critique du Capital de Marx. Le marxisme occidental a été divorcé de la classe ouvrière en Occident et dans le monde de la révolution du tiers-monde, de l’opposition à l’impérialisme et, en fin de compte, de la raison. Il convient de rappeler ici que Marx et Engels ont ostensiblement donné à leur œuvre de jeunesse, La Sainte Famille, le sous-titre Critique de la critique critique. Ils s’opposaient fermement à une analyse qui n’était tombée que dans la « critique critique », un pur « idéalisme spéculatif » qui n’avait rien à voir avec le « véritable humanisme », la vraie histoire et le vrai matérialisme. Non seulement une telle critique critique, détachée du matérialisme et de la praxis, n’a pas réussi à s’identifier aux luttes des ouvriers, mais elle n’a pas égalé la lutte de la bourgeoisie révolutionnaire elle-même. Elle devait disparaître complètement après la révolution de 1848.
Une gauche occidentale qui désavoue ou ferme les yeux sur les principales luttes révolutionnaires qui se déroulent dans le monde, et qui ignore ou minimise le rôle de l’exploitation impérialiste, qui a été promue par l’Occident depuis des siècles, et à la suite de tels retraits de la réalité, a coupé toute pratique par opposition à une relation simplement philosophique avec le marxisme. En ce sens, le marxisme occidental, en tant que paradigme particulier, doit céder la place à une perspective dialectique plus globale, représentée par le marxisme classique, et aujourd’hui par ce que nous pourrions appeler le marxisme global ou le marxisme universel. Les quatre retraits peuvent être inversés alors que le système mondial d’accumulation d’aujourd’hui rassemble les luttes des travailleurs du monde entier sur des bases matérialistes.
Vos références à Marcuse, cependant, mettent en évidence pour moi le fait que ce dans quoi nous sommes engagés ici est une critique plutôt qu’une condamnation absolue de la tradition marxiste occidentale de l’après-Seconde Guerre mondiale (à l’exclusion de la question de la théorie française postmoderniste et du tournant vers l’irrationalisme). Marcuse était définitivement un marxiste occidental, plutôt qu’un simple marxiste en Occident. Mais il était beaucoup plus radical qu’Adorno ou Horkheimer, et en fait, il était très critique à leur égard tous les deux pour leur orientation de plus en plus à droite.
J’ai été fortement influencé par Marcuse quand j’étais jeune, pendant mes deux premières années à l’université. J’ai toujours eu de sérieuses réserves à propos de L’Homme unidimensionnel en raison de la dialectique du repli qui y est intégrée. Marcuse a clairement indiqué, dans cet ouvrage et ailleurs, qu’il avait abandonné la dialectique matérialiste. Il s’est également détourné de toute croyance en la classe ouvrière en tant que telle. L’impérialisme ne faisait pas non plus partie intégrante de son analyse globale. Le Grand Refus, face à la société de masse unidimensionnelle, était un concept trop faible pour constituer une raison et une praxis critiques, comme chez Marx. Sa déclaration dans la conclusion de L’Homme unidimensionnel, où il écrit que « sur le plan théorique comme empirique, le concept dialectique prononce son propre désespoir », allait à l’encontre de l’esprit de son ouvrage précédent, Raison et révolution : Hegel et la naissance de la théorie sociale. Marcuse a été fortement influencé par Sigmund Freud et Martin Heidegger. Son ouvrage Eros and Civilization, bien qu’il s’agisse d’un ouvrage majeur de la gauche freudienne, représentait un mouvement vers le psychologisme qui tendait à déconstruire le sujet au nom d’une plus grande concrétisation tout en accordant moins d’importance à l’histoire, aux conditions matérielles et à la structure. De Heidegger, Marcuse a emprunté une vision de la technologie qui, bien que critique, était largement dissociée de la question des relations sociales, incarnant une vision négative et anti-Lumières qui était en désaccord avec une grande partie du reste de sa pensée. Ce sont ces influences de Freud et de Heidegger, cette dernière remontant à ses premières années, ainsi que l’absence d’une véritable analyse historique, qui ont conduit à une vision des États-Unis des années 1950 comme quelque chose de plus solide et mieux établi qu’il ne l’était en réalité, ce qui a donné naissance à une notion de capitalisme sans crise et à la dialectique désespérée de l’homme unidimensionnel.
Pourtant, l’ouvrage de Marcuse intitulé Raison et révolution, publié en 1941 (donc avant la guerre froide), était d’un tout autre genre et beaucoup plus révolutionnaire. Je me souviens encore de mon enthousiasme lorsque je l’ai découvert à la fin de mon adolescence. Cela m’a conduit, ainsi que beaucoup d’autres, à étudier de manière approfondie la Phénoménologie de Hegel. Puis, au milieu des crises économiques et énergétiques de 1973-1975, il a écrit Contre-révolution et révolte. Son chapitre « La gauche sous la contre-révolution » était clair sur l’impérialisme, même si une intégration théorique plus large de ce concept faisait défaut dans son analyse globale. On ne peut oublier facilement les premières lignes où il déclarait : « Des massacres à grande échelle en Indochine, en Indonésie, au Congo, au Nigeria, au Pakistan et au Soudan sont perpétrés contre tout ce qui est qualifié de « communiste » ou qui se révolte contre les gouvernements soumis aux pays impérialistes. » Dans son chapitre sur « La nature et la révolution », il a cherché à apporter une perspective marxiste environnementale au mouvement écologique émergent, allant jusqu’à rompre à un moment donné avec la proscription marxiste occidentale contre le naturalisme dialectique. Le chapitre sur « L’art et la révolution », qui devait renvoyer à son ouvrage The Aesthetic Dimension, a été sa dernière tentative de critique du capitalisme.
Mais il y avait un autre aspect de la biographie de Marcuse qui semble incompatible avec cela. Comment expliquer son implication directe pendant un certain temps dans le projet anticommuniste marxiste-léniniste auquel vous faites référence ? Ce n’est que plus tard, à l’université, que j’ai lu son livre Soviet Marxism, publié dans les années 1950, qui semblait être un mélange de réalisme et de propagande, malheureusement avec plus de propagande que de réalisme. C’était un ouvrage qui représentait vraiment une division au sein du marxisme lui-même, comme un rideau de fer. Marcuse, comme d’autres penseurs marxistes de premier plan qui se sont engagés dans l’armée pendant la guerre contre le nazisme, notamment Sweezy et Franz Neumann, a été affecté à l’Office of Strategic Services (OSS), le précurseur de la CIA. Les recherches de Marcuse à l’OSS, comme le révèlent ses rapports, visaient à fournir une analyse du Reich allemand sous Adolf Hitler. Cependant, il continua à travailler pour les services de renseignement pendant les premières années de la guerre froide et rédigea en 1949 un rapport sur « Les potentialités du communisme mondial » pour l’Office of Intelligence Research, qui allait servir de base à son ouvrage Soviet Marxism. Cela donne une tout autre couleur aux choses.
Cependant, l’œuvre de Marcuse conservait un caractère radical durable dans les limites qu’il s’était lui-même imposées au marxisme occidental. Il est resté fidèle à sa critique du capitalisme et à la libération révolutionnaire, et les grands ouvrages qui ont fait sa renommée, de Eros and Civilization (1952) à One-Dimensional Man (1964), sont peut-être moins importants que ses tentatives plus confuses de soutenir les mouvements radicaux des années 1960. C’est une chose à laquelle il n’était guère préparé, car cela signifiait renverser sa propre évaluation de l’unidimensionnalité de la société de masse. Néanmoins, de An Essay on Liberation (1969) à peut-être The Aesthetic Dimension (1978), nous voyons un Marcuse qui n’est plus le conférencier suprême, mais l’intellectuel dans les tranchées, aimé du mouvement étudiant des années 1960 et 1970.
Marcuse incarne ainsi peut-être toute la tragédie du marxisme occidental, ou du moins de la partie de celui-ci issue de l’école de Francfort. Alors qu’Adorno et Horkheimer devenaient de plus en plus régressifs dans leur quête incessante de réifications, Marcuse conservait une perspective radicale. Sa position finale combinait un pessimisme de l’intellect et un esthétisme de la volonté. L’art est devenu la base ultime de la résistance, et bien qu’il ait eu tendance à le considérer d’une manière plutôt élitiste, il a le potentiel d’être intégré dans une perspective véritablement matérialiste.
Cela suggère que la critique, incorporant l’élément positif plutôt que la condamnation absolue, est l’approche appropriée de ce qui peut être véritablement appelé marxisme occidental, dans les cas où, comme chez Marcuse, on trouve un quadruple retrait mais pas une capitulation complète. Le problème avec la tradition marxiste occidentale, dans le sens où Anderson l’a abordée et dans la manière dont Losurdo l’a critiquée, c’est qu’elle représentait une dialectique de la défaite, même pendant les décennies où la révolution s’étendait dans le monde entier.
Il y a toujours eu un marxisme, depuis l’époque de Marx et d’Engels jusqu’à nos jours, dans lequel il ne peut y avoir de place pour un recul fondamental ou un compromis durable avec le système, et qui est sans réserve anticapitaliste et anti-impérialiste, parce qu’il trouve sa base dans de véritables luttes révolutionnaires dans le monde entier. Dans toute critique du marxisme occidental, l’existence simultanée d’un marxisme plus global ou universel, même en Occident, doit finalement être prise en compte. Mais c’est une question que nous ne pouvons pas aborder ici. Pourtant, il est important de reconnaître que la raison pour laquelle une critique du marxisme eurocentrique occidental est si importante aujourd’hui est à cause de la division actuelle de la nouvelle guerre froide entre une gauche eurocentrique et le marxisme mondial. La gauche eurocentrique minimise, nie ou, dans des cas extrêmes, embrasse même les principales puissances impérialistes. Le marxisme mondial n’est pas moins déterminé dans son opposition totale. Le marxisme eurocentrique occidental est à bout de souffle, miné, comme l’a souligné Jameson, par la mondialisation. Se considérant comme la base authentique de toute marxologie, le marxisme occidental est en train d’être remplacé par le marxisme universel ou mondial, dans la tradition de Marx, Engels, Lénine et des principaux théoriciens du capitalisme monopoliste et de l’impérialisme. Ici, l’analyse ne se limite pas à ce petit coin du monde au nord-ouest de l’Europe dans lequel le capitalisme industriel et le colonialisme/impérialisme ont émergé pour la première fois, mais trouve sa base matérielle dans les luttes du prolétariat mondial.
GR : Je suis tout à fait d’accord sur l’importance d’éviter les approches non dialectiques du marxisme occidental, qui encouragent soit une célébration non critique, soit une condamnation complète. La critique dialectique évite ce binaire réducteur en élucidant les contributions du marxisme occidental, ainsi que ses limites, tout en fournissant une explication matérialiste des deux. L’objectif général d’une telle critique est de faire avancer le projet positif d’un marxisme universel et international, qui peut être mis en relief plus clairement et développé davantage en surmontant les perversions du marxisme qui sont, à un certain niveau, un sous-produit de l’histoire de l’impérialisme. La principale raison d’identifier les problèmes de cette tradition n’est donc pas du tout de se livrer à une dénonciation approfondie ou à une démagogie théorique. Il s’agit d’apprendre de ses limites et de les dépasser en passant à un niveau supérieur d’élucidation scientifique et de pertinence pratique. C’est précisément ce que Marx et Engels ont fait dans leurs critiques de la philosophie dialectique, de l’économie politique bourgeoise et du socialisme utopique (pour citer les trois composantes du marxisme astucieusement diagnostiquées par Lénine). La critique dialectique s’engage dans une Aufhebung théorique et pratique, dans le sens d’un dépassement qui intègre tous les éléments utiles de ce qui est surmonté.
L’évaluation dialectique du marxisme occidental comprend, comme mentionné ci-dessus, une analyse de l’ampleur de son champ idéologique et des variations à travers celui-ci, qui peuvent être cartographiées de diverses manières, par exemple en termes d’un diagramme de Venn des Quatre Retraits. Cette cartographie du champ idéologique objectif doit être combinée à un compte rendu nuancé des positions subjectives en son sein et de leurs variations dans le temps. C’est précisément l’analyse conjointe des complexités du champ idéologique et des spécificités des positions subjectives en son sein qui nous fournit un compte rendu plus approfondi et plus raffiné du marxisme occidental en tant qu’idéologie qui se manifeste différemment dans des projets subjectifs avec leurs propres morphologies spécifiques. C’est l’opposé miroir d’une approche réductiviste qui tente de réduire la totalité des positions du sujet à une seule idéologie monolithique qui les détermine mécaniquement.
Le cas de Marcuse est très révélateur à cet égard, et l’on pourrait consacrer beaucoup de temps à détailler les changements subjectifs dans son travail et à les situer dans le champ idéologique plus large du marxisme occidental. Si l’on ne met l’accent que sur ses positions les plus extrêmes, on pourrait dire qu’il est passé du statut d’agent anticommuniste majeur du département d’État au début de la guerre froide à celui de théoricien radical qui exprimait son fort soutien à certains aspects des mouvements étudiants, anti-guerre, féministes, antiracistes et écologiques. Son travail pour le département d’État et l’OSS n’était pas aussi bénin qu’il le prétendrait plus tard, et les archives démontrent clairement qu’il a collaboré étroitement avec la CIA pendant des années et qu’il a même été impliqué dans la préparation d’au moins deux estimations du renseignement national (la forme la plus élevée de renseignement dans le premier empire du monde). De plus, ce travail s’inscrivait parfaitement dans le rôle qu’il a joué au centre des projets de guerre idéologique menés par la classe dirigeante capitaliste contre le marxisme soviétique – et plus généralement oriental. Néanmoins, à la fin des années 1960 et au début des années 1970, il a été radicalisé par les mouvements de la Nouvelle Gauche de l’époque, ce qui l’a amené à entrer en conflit avec les marxistes impériaux de l’École de Francfort comme Adorno. Bien que l’homme promu par la presse bourgeoise comme le parrain de la Nouvelle Gauche n’ait jamais sérieusement rompu avec l’anticommunisme ou le marxisme occidental, son vaste dossier du FBI démontre que certains éléments de l’État bourgeois le considéraient comme une menace potentielle.
Un autre aspect de l’œuvre de Marcuse qui mérite d’être mentionné est son éclectisme et, plus précisément, sa tentative – comme tant d’autres marxistes occidentaux – de fusionner le marxisme avec les discours non marxistes, souvent ceux qui sont subjectivistes, tels que la phénoménologie et l’existentialisme, ainsi que la psychanalyse. L’une des hypothèses directrices de certains marxistes occidentaux est que le marxisme classique met trop l’accent sur les forces sociales objectives au détriment de l’expérience subjective, et que des discours plus subjectivistes sont donc nécessaires pour y remédier. C’est l’une des principales raisons pour lesquelles le freudo-marxisme a fait partie intégrante du marxisme occidental, une tendance qui a persisté dans le lacanisme-althussérianisme de figures contemporaines comme Badiou et Žižek. Il faudrait beaucoup de temps pour déballer les multiples problèmes liés à cette orientation. Cela devrait commencer par la caractérisation erronée de l’explication dialectique de la subjectivité et de l’objectivité dans le marxisme classique comme n’étant pas suffisamment attentive à l’expérience subjective ou à la psychologie, qui déforme clairement son explication de l’idéologie. Il devrait également inclure une évaluation critique de ce que signifie faire avancer l’affirmation fondamentale selon laquelle le matérialisme dialectique et historique doit être fusionné avec l’idéologie libérale (le cadre directeur du freudisme), plutôt que, par exemple, de s’engager dans une critique dialectique de la psychanalyse d’un point de vue marxiste (un projet auquel des figures comme Lev Vygotsky et Valentin Voloshinov ont contribué).
Il n’y a pas de place ici pour analyser cet aspect de la persistance de l’idéologie libérale au sein du marxisme occidental, mais il est important de noter que le subjectivisme d’une grande partie de cette tradition est souvent lié à sa tendance à embrasser le culturalisme et le psychologisme contre l’analyse de classe. Todd Cronan a soutenu, à cet égard, qu’Adorno et Horkheimer ont postulé que les éléments superstructurels tels que les identités raciales, ethniques ou religieuses étaient primordiaux, permettant à l’infrastructure économique de passer au second plan, tout en tendant à réinterpréter la classe comme étant principalement une question de pouvoir. Adorno, tout comme Marcuse, s’est également engagé ouvertement dans le psychologisme en s’efforçant, par exemple, d’interpréter le fascisme – ainsi que le communisme ! – en termes de personnalité dite autoritaire. Le culturalisme, comme l’a expliqué Samir Amin, est l’un des ennemis les plus anciens du marxisme, et il en va de même pour le psychologisme et d’autres modalités subjectivistes d’explication.
Ce que nous avons ici, en un mot, est une inversion de la compréhension marxiste de la relation entre la superstructure et l’infrastructure. Une grande partie du marxisme occidental s’engage à élever les forces culturelles et subjectives au-dessus des forces objectives de la base socio-économique. C’est l’une des raisons pour lesquelles je trouve l’approche marxiste occidentale de l’art et de la culture si fondamentalement problématique. L’idée que l’art – et beaucoup plus précisément le concept et la pratique bourgeois de l’art, puisque c’est le principal point focal des marxistes occidentaux – pourrait être un lieu majeur de résistance tend à mettre entre parenthèses les relations sociales matérielles de la production culturelle, ou à ne les considérer vraiment de manière critique que dans le cas de l’art et du divertissement de masse. Pas du grand art et de la théorie. Cette approche fait également le trafic de l’idéologie bourgeoise de l’art en traitant celle-ci comme si elle opérait dans une sphère de production unique qui échappe, ou du moins aspire à échapper, aux rapports sociaux généraux de production dans la société.
Il est vrai qu’Adorno a écrit sur les impacts de l’industrialisation sur les formes populaires de culture, et certains de ses travaux les plus perspicaces analysent les effets des technologies d’enregistrement sur la musique. Cependant, son récit de l’autonomie de l’art, qui est l’inspiration directe de La Dimension esthétique de Marcuse, est imprégné d’une dose significative de fétichisme de la marchandise culturelle. Ainsi, au lieu de fournir une analyse matérialiste des forces socio-économiques à l’œuvre dans la production, la distribution et la consommation de l’art bourgeois, Marcuse célèbre les œuvres d’art isolées comme étant des dépositaires magiques de la résistance, sans jamais élucider clairement comment elles affectent un changement social significatif. De plus, les marxistes occidentaux comme Marcuse et Adorno ont tendance à ignorer ou à dénigrer l’art socialiste (à moins qu’il n’ait été intégré dans le canon bourgeois). Au lieu d’identifier, comme l’ont fait Brecht et d’autres, comment l’art peut fournir une image adéquate de la réalité et des outils pour la transformer collectivement, les théoriciens de l’art bourgeois de la persuasion marxiste occidentale détournent les énergies politiques des gens vers une croyance superstitieuse dans les pouvoirs magiques de l’art bourgeois. Puisqu’ils n’ont jamais été en mesure d’expliquer comment la lecture de Charles Baudelaire ou l’écoute de musique atonale pourraient conduire à une transformation sociale révolutionnaire, il devrait être clair que leur esthétisme défaitiste est un projet de classe qui préserve finalement le statu quo. Il consolide l’ordre culturel bourgeois et renforce la couche de classe petite-bourgeoise en tant que gardienne théorique de l’idéologie bourgeoise, tout en dénigrant ou en ignorant généralement les arts populaires de la classe ouvrière et les efforts socialistes pour démocratiser la culture. Si la seule solution politique que ces intellectuels occidentaux ont à offrir est de recruter des gens pour qu’ils investissent dans des interprétations théoriques élevées de l’art bourgeois, alors cela revient, en pratique, à développer davantage l’intelligentsia petite-bourgeoise en tant que gardienne de la culture bourgeoise. Un tel projet de classe ne sert pas les intérêts des masses laborieuses et opprimées du monde. Au lieu de cela, il encourage les gens à se retirer de la lutte des classes et à investir dans l’art bourgeois – c’est-à-dire l’idéologie bourgeoise – comme véritable lieu de résistance. Cet esthétisme défaitiste complète ainsi le défaitisme politique du marxisme occidental, et tous deux contribuent à un abandon de la lutte de classe par le bas en faveur d’une croyance idéologique dans les pouvoirs magiques de la haute théorie et de la culture bourgeoise (qui contribuent finalement à la lutte de classe d’en haut).
Je voudrais conclure en clarifiant la raison principale pour laquelle cette critique dialectique du marxisme impérial est importante. La théorie ne devient vraiment une force dans le monde que lorsqu’elle cesse d’exister dans le domaine restreint de l’intelligentsia et qu’elle vient s’emparer des masses. La principale raison pour laquelle une lutte idéologique contre le marxisme occidental est nécessaire est à cause de ses effets plus larges sur la désorientation de la gauche. Avec l’aggravation des contradictions mondiales, la nouvelle guerre froide et la montée du fascisme dans le monde impérialiste, nous avons une situation dans le noyau impérial et une partie de la périphérie capitaliste où la gauche, y compris des éléments de la gauche socialiste ou communiste autoproclamée, est explicitement ou implicitement pro-impérialiste et anticommuniste (ce qui est dû en partie à l’influence du marxisme occidental). Si surmonter les quatre retraits et rajeunir le marxisme anti-impérialiste est l’une des tâches les plus urgentes de la lutte de classe en théorie aujourd’hui, ce n’est pas simplement en raison de la nécessité d’une correction théorique. C’est plutôt que, si nous voulons affronter avec succès les problèmes les plus urgents de notre époque – y compris l’écocide, les risques d’apocalypse nucléaire, les meurtres sociaux capitalistes incessants, la montée du fascisme, etc. – nous devons reconstruire et rajeunir un puissant front de lutte anti-impérialiste et socialiste fondé sur la tradition du matérialisme dialectique et historique. C’est le but ultime de la critique dialectique du marxisme occidental.
JBF : Ce qui me frappe dans notre discussion sur Marcuse et les autres marxistes occidentaux, c’est à quel point ils ont succombé à l’idéologie du système, en particulier à la vision des États-Unis comme une société de masse englobante et le résultat rationaliste des Lumières. Ils ont perdu de vue l’analyse de classe, tout en adoptant des cadres culturalistes et idéalistes et des formes de psychologisme éloignées du matérialisme (y compris le matérialisme culturel) qui auraient sapé leur analyse. C’était une approche qui avait plus en commun avec Weber – avec son culturalisme, son idéalisme néo-kantien et sa conception du capitalisme comme simple triomphe de la société technocratique rationaliste – qu’avec Marx. Marcuse a été pris dans la cage de fer de Weber, aussi complètement que Weber lui-même. La critique unidimensionnelle de la technologie par Heidegger a tellement impressionné Marcuse qu’il a fait de la cage de fer de Weber la sienne. Le marxisme occidental, et en particulier l’École de Francfort, en ce sens, était un produit de son temps, de ce que C. Wright Mills, appelait sardoniquement la « célébration américaine ». La théorie française n’a fait qu’aller plus loin, en cédant entièrement à l’idéologie américaine dans un processus de déconstruction qui ne ressemblait en rien à du marketing postmoderne.
Pour le marxisme occidental, y compris les principaux représentants de l’école de Francfort, l’ampleur du recul est alarmante. Des choix réels ont été faits pour rejoindre l’Occident dans sa lutte et attaquer les marxistes de l’Est. Le Grand Refus de Marcuse ne l’a pas empêché de travailler pour les services secrets américains au début de la guerre froide. La version du marxisme occidental d’Adorno ne l’a pas non plus empêché, avec Horkheimer, d’accepter le soutien des autorités américaines dans l’Allemagne de l’Ouest occupée après la Seconde Guerre mondiale ou d’attaquer violemment Lukács dans une publication créée par l’armée américaine et financée par la CIA (Die Monat), alors qu’il était assis sur la véranda du « Grand Hotel Abyss ». Il est significatif que les condamnations les plus acerbes des écrits de Lukács à ce jour, telles que celles de Jameson et d’Enzo Traverso, aient été dirigées contre l’épilogue de La destruction de la raison. Lukács, écrivant à l’époque de la guerre de Corée, y soulignait que les États-Unis étaient les héritiers de toute la tradition de l’irrationalisme, laissant entendre que la gauche occidentale, en continuant à embrasser Friedrich Nietzsche, ainsi que Heidegger et Carl Schmitt – tous deux idéologues nazis majeurs –, semait l’irrationalisme en son sein, ce dont Lukács semblait conscient avant tout le monde.
La majeure partie de la gauche occidentale s’est ainsi retrouvée prise dans un quadruple recul qui ressemblait parfois à une déroute totale, manifestant un sentiment de défaite et de panique, dans lequel elle avait tendance à reproduire sans cesse l’ordre actuel comme étant insurmontable. Dans toutes les analyses des contradictions du système capitaliste, sa fragilité réelle et ses horreurs étaient rarement mises en évidence, et la mort infligée à des millions de personnes par l’Occident était essentiellement ignorée. Mais il convient de souligner que tous les marxistes ne sont pas tombés dans le même piège. Je voudrais terminer en citant une lettre de Baran, qui fut un ami de longue date de Marcuse, remontant à l’époque où ils étaient tous deux à l’Institut de recherche sociale de Francfort (où Baran était chercheur en économie pour Friedrich Pollock). Contrairement aux principaux représentants de ce qui a été identifié comme la tradition marxiste occidentale, Baran a continué à écrire The Political Economy of Growth en 1957, le plus grand ouvrage marxiste sur l’impérialisme de son époque, et à écrire Monopoly Capital avec Sweezy. Le 10 octobre 1963, Baran a écrit, dans une lettre à Sweezy, ce qui, à mon avis, résume en grande partie ce que nous avons dit :
Ce qui est actuellement en jeu, et de manière urgente, c’est la question de savoir si la dialectique marxiste s’est effondrée, c’est-à-dire s’il est possible que la Scheisse [merde] s’accumule, se coagule, recouvre toute la société (et une bonne partie du monde qui y est lié) sans produire la force dialectique contraire qui la briserait et la ferait exploser. Hic Rhodus, hic salta ! Si la réponse est affirmative, alors le marxisme dans sa forme traditionnelle est devenu obsolète. Il a prédit la misère, il en a très bien expliqué les causes, de la manière la plus complète possible ; il s’est toutefois trompé dans sa thèse centrale selon laquelle la misère génère elle-même les forces de son abolition.
Je viens de terminer la lecture du nouveau livre de Marcuse (MS) [L’homme unidimensionnel], qui, d’une manière laborieuse, défend la position appelée le Grand Refus ou la Négation Absolue. Tout est Dreck [boue] : le capitalisme monopolistique et l’Union soviétique, le capitalisme et le socialisme tels que nous les connaissons ; la partie négative de l’histoire de Marx s’est réalisée, tandis que sa partie positive est restée un produit de l’imagination. Nous sommes revenus à l’état des utopistes purs et simples ; un monde meilleur devrait exister, mais aucune force sociale n’est en vue pour le réaliser. Non seulement le socialisme n’est pas la réponse, mais personne n’est en mesure de donner cette réponse. Du Grand Refus et de la Négation Absolue au Grand Retrait et à la Trahison Absolue, il n’y a qu’un pas. J’ai le sentiment très fort que c’est actuellement au centre de la pensée (et du sentiment) des intellectuels, non seulement ici, mais aussi en Amérique latine et ailleurs, et que ce serait vraiment notre devoir de sich damit Auseinander zu setzen [d’affronter et d’accepter ce sentiment]. Il n’y a pratiquement personne d’autre autour de nous. La gauche officielle se contente de crier [vous avez été victimes] à la manière de Political Affairs, les autres sont déconcertés.
Ce qu’il faut, c’est une analyse lucide de la situation dans son ensemble, le rétablissement d’une perspective historique, un rappel des dimensions temporelles pertinentes, et bien plus encore. Si nous pouvions faire du bon travail à cet égard [dans Monopoly Capital]… nous apporterions une contribution majeure et accomplirions un acte véritablement « libérateur » à bien des égards.3
Ce dont Baran parlait ici, c’était ce qu’il appelait ailleurs « la confrontation de la réalité avec la raison ». Cela nécessitait le rétablissement d’une approche historique, englobant une vision à plus long terme, tout en reconnectant la dialectique marxiste au matérialisme. Cela permettrait de clarifier la nécessité et donc la possibilité d’une « contre-force dialectique », dans le présent comme dans l’histoire, en envisageant des voies vers la libération à travers le monde. Cette vision, qui est celle d’un marxisme sans réserve, universel et sans trait d’union, reste la tâche de notre époque, non seulement en théorie, mais aussi en tant que philosophie de la praxis. Elle nécessite une rupture avec le marxisme occidental, qui a conduit à une impasse historique.
La taupe rouge réapparaît une fois de plus à notre époque, mais de manière nouvelle et plus globale, qui ne se limite plus à l’Occident.
Notes
- ↩ Alain Badiou, La politique peut-elle être pensée ?, trad. Bruno Bosteels (Durham, Caroline du Nord : Duke University Press, 2018), 57, 60.
- ↩ Voir John Bellamy Foster, « The New Denial of Imperialism on the Left », Monthly Review 76, n° 6 (novembre 2024), ainsi que John Bellamy Foster, « The New Irrationalism », Monthly Review 76, n° 9 (février 2023).
- ↩ Paul A. Baran à Paul M. Sweezy, 10 octobre 1963, dans Paul A. Baran et Paul M. Sweezy, The Age of Monopoly Capital : Selected Correspondence, 1949-1964, éd. Nicholas Baran et John Bellamy Foster, New York, Monthly Review Press, 2017, p. 429-430.
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