Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

Comme un canard sans tête ou la Chine décrite par des aveugles, par Georges Rodi (1) …

C’est un conte indien traditionnel raconté par Ramakrisha.
Six aveugles découvrent un éléphant aux abords d’un petit village de Bénarés. Le premier va buter contre son flanc et s’exclame : « L’éléphant est un énorme jarre, tiède et rugueuse. » Palpant une de ses défenses le second s’écrie : « C’est quelque chose de rond, de lisse, de pointu… Un éléphant doit être une sorte d’immense hallebarde ! » Le troisième saisissant la trompe : « Ohoooh, l’éléphant est une espèce de gros serpent ! » Le quatrième en face de la jambe. « Il ressemble à un arbre, et j’en touche le tronc ! » Le cinquième, bien droit, les bras tendus en l’air, agrippe l’oreille : « Nul ne peut me prouver le contraire, l’éléphant est un grand éventail ! » Non dit le sixième alors que la queue qui se balançait lui tombe calmement dans la main. « Un éléphant n’est rien d’autre qu’une corde ! »

Illustration : la parabole des aveugles de Breughel …

En face de la Chine, nous ne valons pas mieux que ces six aveugles, et nous devons accepter de partager de multiples points de vue pour mieux la comprendre. Kevin Walmsley, citoyen des US, économiste, pétri par la Bible, entrepreneur en Chine fait partie de ceux qui me sont utiles. Il dévore les dépêches de Reuters, Bloomberg, puis les met à l’épreuve de ce qu’il voit en vivant sur place. Quel courage…

Pour moi, tous ces articles qui traitent de la Chine se divisent en deux groupes. Ceux qui reconnaissent du bout des lèvres quelques mérites à la Chine, tout en se dépêchant d’ajouter : « Un succès, mais à quel prix ! ». Et ceux qui mentent effrontément en prédisant la chute prochaine de l’économie chinoise. Tous ont vite fait d’épuiser ma patience.

D’autres aveugles en Chine comme en France me parlent religion, politique, histoire, démographie, philosophie… Pour ma part, je signale régulièrement à Kevin ce que je « palpe » à travers les parutions scientifiques. Lui me signale ce qu’il « perçoit » de l’économie privée en Chine. Nous restons aveugles à la totalité de la Chine, mais nous en sortons tout de même un peu plus éclairés…

Kevin a vu passer des articles sur un groupe d’investisseurs en capital-risque (spécialisés dans les technologies propres) qui ont récemment visité la Chine pour comprendre de première main la position chinoise. Ces investisseurs sont l’avant-garde des fonds d’investissements qui disposent de plusieurs milliards de dollars pour financer – en dehors de la Chine – des centaines de projets et d’entreprises dans le domaine des énergies propres dans l’espoir qu’un de leur poulain entrera en bourse ou sera absorbé par une grande société du secteur.

Talia Rafaeli en était. Elle a travaillé chez Goldman Sachs et Barclays, et elle pensait déjà que la Chine avait rattrapé les économies développées, voire même pris la tête dans certains domaines. Mais en découvrant de ses propres yeux à quel point les entreprises chinoises étaient en avance, elle a réalisé que les sociétés européennes et nord-américaines n’ont probablement pas les moyens de survivre face au rouleau compresseur chinois. « Tout le monde devrait faire ce genre de voyage » avoue-t-elle.

Certes, et on pourrait être tenté de lui dire « Mieux vaut tard que jamais »…

90% de la production des panneaux solaire se trouve en Chine. Les batteries et leurs matériaux, 75%. Les éoliennes, 70%. Les Technologies de production d’hydrogène, plus de 50%. Et tout cela aux coûts les plus bas, avec une chaîne d’approvisionnement que la Chine contrôle aussi. Et les trois quarts des brevets mondiaux dans ce domaine proviennent maintenant des laboratoires chinois.

ourquoi une responsable d’une des plus grandes banques d’investissement du monde doit-elle aller en Chine pour découvrir tout cela ? Et pourquoi n’y était-elle jamais allé auparavant ? C’est un problème bien plus fréquent qu’il ne devrait l’être. Ces gens ont des collaborateurs, ils sont abonnés aux rapports économiques les plus pointus, et ils peuvent voyager en première classe où bon leur semble tous frais payés. Alors qu’ils sont si grassement payés pour savoir ce qui se passe dans le monde, ils réussissent à ignorer où en est la Chine dans leur propre domaine.

Planet A Ventures est une société d’investissement basée à Berlin. Nick de la Forge qui investissait dans la fabrication et le recyclage de batteries, le solaire et l’éolien annonce que ces secteurs sont désormais hors de sa liste. Extantia Capital qui a jeté un coup d’œil aux fabricants chinois de cellules de batteries déclare que le jeu est terminé (Game over) pour toute entreprise occidentale qui essaierait de les construire. La seule façon de gagner de l’argent est de s’associer avec la Chine pour les chaînes d’approvisionnement. Energy Impact Partners, une autre société de capital-risque, avec plus d’une centaine d’investissements sur des projets d’énergie propre constate que les investisseurs occidentaux vivent dans une bulle et déclare que toutes les choses dites sur la Chine ne sont tout simplement pas vraies.

Et cela mène à un problème délicat lorsqu’on essaye de décrire le système économique chinois.
En Europe ou aux USA, la plupart des gens sont simplement convaincus que l’économie chinoise est capitaliste, sous un régime « autoritaire », et cette explication leur suffit. Je reviendrai une autre fois sur le rôle des entreprises publiques, en particulier celui des banques en Chine. Pour l’instant restons sur les sociétés privées chinoises que sont venus découvrir nos investisseurs. Ces sociétés ne sont pas capitalistes non plus, du moins pas de la manière dont les investisseurs en capital-risque de New York, de Londres, Paris ou Berlin l’espèrent.

Ce qui compte ici (en Chine), c’est la taille du marché. Prenons par exemple les véhicules électriques, ou leurs bornes de recharge… Beijing comptera sur le dynamisme des entreprises privées pour le développement de cette industrie et la conquête de ce marché. Beijing assurera l’essentiel (garanties sur la législation, la planification parfaitement huilée, les fournitures d’énergie, les prêts…) car il sait qu’il bénéficiera de ce dynamisme à moyen terme. L’État pourra lever des impôts sur ces activités industrielles qui créeront de nouveaux emplois pour ne rien gâcher et qui rembourseront leurs prêts aux banques publiques. Et les consommateurs en bénéficieront aussi : il suffit de voir le rapport qualité/prix proprement hallucinant d’une voiture électrique en Chine.

Pour capter le marché chinois, Beijing soutiendra des centaines de petites d’entreprises, car la Chine est grande, les entrepreneurs nombreux, et il n’y a rien de pire que de s’adresser à de grands groupes qui ont tendance à vouloir tout transformer en monopoles. Au final, l’immense majorité des entreprises privées qui se lancent ainsi dans la conquête du marché chinois feront faillite. Et tous les commentateurs, tous les économistes capitalistes y voient un gaspillage insensé de ressources.
« Un succès, mais à quel prix ! »

Ils feraient mieux de se détendre, Beijing est totalement serein à ce propos. Parce que la poignée d’entreprises qui survivront seront des champions qui domineront le monde. Un monde où ils pourront enfin réaliser des bénéfices. Le darwinisme des entreprises privées est la règle ici, et les capitalistes qui le découvrent aujourd’hui sont choqués par son ampleur. Car le modèle d’affaires qui les a rendus riches et qui a pu fonctionner en Chine pendant de nombreuses années (quand ils ont su prendre des parts conséquentes au capital de groupes géants comme Tencent, BYD, et tant d’autres) semble aujourd’hui dépassé par la vitesse du décollage de ce pays. Cela peut-il encore fonctionner en Chine ? Et que reste-t-il donc à faire pour nos investisseurs en capital-risque qui sont récemment venus visiter la Chine ?

Une option semble être de collaborer avec des entreprises privées chinoises. Il y a un problème avec cette idée. Marvel Tech. est une entreprise de Shanghai qui construit des turbines à gaz. Gang Lin en est le PDG, et tout ce dont lui et ses gars ont besoin pour construire ces choses est juste à côté. Marvel Tech. a le même problème que d’autres sociétés chinoises – les bénéfices sont difficiles à obtenir en Chine continentale, où la concurrence est si forte, ils cherchent donc des marchés d’exportation. Même chose chez GCL, qui construit des modules solaires… Ces entreprises sont quelques noms parmi des centaines. Elles disposent déjà de prototypes fonctionnels qui prouvent la validité de leur concept, et elles n’ont pas besoin de l’argent des investisseurs en capital-risque pour financer la recherche et le développement, c’est déjà fait.
Et leurs produits sont déjà sur le marché, générant des flux de trésorerie. Cet argent n’est pas distribué aux investisseurs privés sous forme de dividendes, de gains en capital, ou de frais bancaires, il est réinvesti pour produire à grande échelle. Des besoins et des priorités diamétralement à l’opposé de ce que souhaitent les investisseurs capitalistes.

Cela dit, que vont faire ces investisseurs de leurs milliards de dollars ?
Ils ont besoin de projets dans lesquels investir, ou ils devront fermer leur juteux business. Les faits sont particulièrement durs, têtus et clairs : après avoir passé quelques jours en Chine, ils ont réalisé que les investissements dans leurs projets d’énergie propre avait peu de chances d’aboutir, et ils se découvrent un nouvel objectif : sortir leur fric du bourbier occidental et se désengager de toute entreprise qui ne peut pas rivaliser avec ce que font les Chinois. Ils doivent faire autre chose. Ils ne savent tout simplement pas quoi.

A en croire le Donald, investir dans les terres rares pourrait être une alternative à prendre en considération.
Il n’y a même pas d’endroit où commencer. Les matières premières qui alimentent ces industries sont extraites du sol pour des sociétés chinoises opérant dans le monde entier, puis elles sont mises sur des chemins de fer le plus souvent financés par des Chinois, jusqu’aux ports financés et parfois gérés par des Chinois, puis sur des navires fabriqués par des Chinois, jusqu’aux raffineries en Chine continentale où se trouve le plus grand débouché – l’usine du monde – ainsi que les chercheurs les plus pointus. L’ensemble du système semble conçu pour assurer aux usines chinoises un avantage compétitif inégalable.

Dans ce domaine, peut-être plus qu’ailleurs, si vous ne pouvez pas concurrencer la Chine sur le marché mondial, vos investissements seront à perte, et les fonds capitalistes privés n’aiment pas cette idée.
Il n’y a que les têtes d’oeuf du complexe militaro-industriel de l’OTAN qui peuvent décider de payer leurs terres rares cent fois le prix, si un jour ils en trouvent d’une qualité équivalente, d’ici une vingtaine d’années.
Et le Donald a beau tourner en rond, rien ne peut y faire.

Ce sont les défis auxquels sont confrontées les sociétés occidentales. Encore une fois, peu importe l’industrie que nous y plaçons, qu’il s’agisse de la construction navale, de l’électronique, de la robotique, de la pharmacie ou de l’automobile, les avancées de la Chine dans tous ces domaines rendent la concurrence difficile, et les investisseurs capitalistes sont en train de décider qu’il était inutile d’essayer de rattraper ce retard. Ils mettent un terme à leurs investissements dans les entreprises occidentales, sauf si les projets sont dans une sorte de partenariat avec des firmes chinoises.

A condition que la Chine le veuille… … Et que l’administration de Donald Trump l’autorise. Non seulement cette dernière poursuit ses politiques d’agressions et de tarifs, mais elle s’efforce d’interdire aux fonds d’investissements de travailler en Chine. Dans cette guerre économique que mènent les USA, rien ne peut mieux servir les intérêts de la Chine qui souhaite voir le poids des investisseurs capitalistes progressivement réduit. Car la Chine mène elle aussi cette guerre économique à sa façon, comme Mao a mené celle de la libération : ce sera une guerre prolongée.

(1) Nous rappelons à nos lecteurs que Georges Rodi fait désormais partie de l’équipe de direction d’Histoireetsociete. Il vit travaille et a fondé famille en Chine. Il est même devenu communiste grâce à la confiance qu’il a dans le parti communiste chinois. Son expérience est d’autant plus intéressante que cet informaticien passionné par les innovations technologiques vit à Shenzhen, une ville champignon qui en 2020 compte environ 17,56 millions d’habitants et constitue une des municipalités les plus riches de Chine. Elle est considérée, au même titre que les villes de PékinShanghai et Canton, comme l’une des plus grandes villes développées de Chine continentale. Elle fait partie de la mégalopole du delta de la Rivière des Perles. Étant l’une des premières zones économiques spéciales en Chine, Shenzhen est souvent appelée la « Silicon Valley chinoise », donc d’un côté il y a cette rapidité à laquelle il faut faire face et de l’autre de par sa belle-famille, il connaît l’équivalent du monde rural du Yunnan décrit en 2012 par Wang Bing dans les trois sœurs du Yunnan. Sa parabole sur la cécité volontaire ou non face à la Chine en prend d’autant plus de relief, simplement il sait que l’essentiel est la « guerre prolongée  » de Mao…

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