Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

Ingénieurs chinois vs comptables américains : la vraie lutte pour le pouvoir

Opinion

Cet article illustre une nouvelle fois plusieurs des points centraux de notre ouvrage collectif « Quand la France s’éveillera à la Chine » : d’abord, l’influence sur les équilibres géopolitiques internationaux du déplacement des routes mondiales principales du commerce ; ensuite, la prééminence des capacités industrielles, négligées par l’occident absorbé dans la théorie de « l’entreprise sans usine ». Pour le capitaliste, la valeur n’est pas crée par le travail, mais elle est le produit « magique » du capital. Cette logique a été poussée à son terme dans la politique de dérèglementation et de financiarisation menée depuis les années 1970 ; troisième élément, l’urgence de l’accès au développement pour les pays du Sud Global, condition de l’accès à la souveraineté, qui détermine l’ensemble de leur positionnement géopolitique, presque indépendamment des équipes gouvernementales au pouvoir. Cette grille de lecture nous donne aussi un aperçu des enjeux concrets qui se cachent derrière la crise politique en France. Cette politique de la « feuille de calcul », c’est celle dont Macron est le dernier VRP en date. Elle est à l’opposé de la France reconstruite et modernisée sous l’impulsion du Conseil National de la Résistance, du PCF et de la CGT. Elle mène à l’affaiblissement constant et à la fragilisation dangereuse de notre pays, là où la politique de reconstruction, basée sur la science, l’ingénierie, l’industrie et la production mais aussi sur la santé, le social et l’éducatif (point que l’article ne développe pas mais qui est tout autant un trait commun à la France de 1945 et à la Chine d’aujourd’hui) l’avait sorti de l’ornière et mené à un niveau de rayonnement inégalé. Seul le PCF porte clairement ces objectifs de développement scientifique, technique et industriel, tout autant qu’humains, sociaux et sanitaires. Encore faudra-t-il qu’il assume le risque de les porter de manière autonome, sans chercher à se réfugier derrière les paravents réformistes, qu’ils soient d’obédience social-démocrate, écologiste ou populistes. On ne gagne rien, sans courir le risque de perdre. (note de Franck Marsal pour Histoire&Société).

Au 21e siècle, la puissance n’est pas mesurée en feuilles de calcul, mais en silicium et en acier

par Amirreza Etasi 7 octobre 2025

Le mégaport de Chancay au Pérou. Photo : COSCO Shipping.

Dans une salle des marchés éclairée au néon à New York, les écrans pulsent au rythme des téléscripteurs tandis que les traders, alimentés par la caféine et l’ambition, célèbrent des marges bénéficiaires mesurées en millisecondes. La valeur ici est abstraite et éphémère – un cours de l’action vacillant, des prévisions trimestrielles, la prochaine étape de l’algorithme.

À l’autre bout du monde, dans le nouveau méga-port de Chancay au Pérou, un autre type de valeur prend forme dans l’acier et le béton. Les grues, comme des girafes d’acier colossales, balancent des conteneurs sur des navires en attente, créant une nouvelle artère commerciale qui s’étend inexorablement vers l’Asie. Ce portage, un pari de plusieurs milliards de dollars, ne transpire pas les rapports trimestriels. Il réécrit la géographie, sécurise les ressources pour une génération et imprime la présence d’une nation dans la boue même d’un continent.

Ces deux scènes ne sont pas seulement des paysages différents, ce sont des philosophies de pouvoir concurrentes au 21e siècle. D’un côté, il y a les comptables américains : des maîtres de la finance, obsédés par la liquidité, l’atténuation des risques et la satisfaction immédiate des rendements à court terme.

De l’autre côté, il y a les ingénieurs chinois : dirigés par l’État, méthodiques, concentrés sur le long terme et prêts à innover aujourd’hui pour obtenir des gains dans des décennies.

C’est la véritable lutte de pouvoir mondiale, un conflit silencieux mais implacable de mentalités. Et, en ce moment, la carte penche.

Une nation qui se noie dans ses propres bilans

Pendant des décennies, le capitalisme américain a été guidé par un seul et puissant mantra : maximiser la valeur pour les actionnaires.

Dans la pratique, cela s’est transformé en une obsession implacable, presque pathologique, pour les mesures à court terme. Pourquoi faire un investissement risqué sur dix ans dans une nouvelle usine ou dans la recherche fondamentale alors qu’un rachat d’actions peut instantanément satisfaire Wall Street et gonfler la rémunération des dirigeants ?

Les chiffres sont stupéfiants. Rien qu’en 2023, les entreprises du S&P 500 ont investi plus de 800 milliards de dollars dans des rachats d’actions, une somme qui éclipse les budgets nationaux de R&D de la plupart des pays développés combinés.

Il ne s’agit pas seulement d’une abstraction économique. C’est l’histoire d’un machiniste de l’Ohio qui, après trente ans de bons et loyaux services, a vu les portes de son usine se verrouiller pour toujours – non pas parce qu’elle perdait de l’argent, mais parce que ce n’était pas assez rentable pour un fonds spéculatif éloigné. Ses mains, habiles à façonner l’acier, étaient jugées moins précieuses qu’un chiffre sur une feuille de calcul, l’avenir de sa communauté étant une victime acceptable de la guerre pour la hausse des cours des actions.

Comme l’a résumé l’ancienne secrétaire américaine au Commerce, Gina Raimondo, « Pendant des décennies, nous avons donné la priorité à la consommation et aux services financiers plutôt qu’à la production et à l’industrie manufacturière… Nous avons perdu les yeux du ballon.

Construire le monde, brique par brique

Pékin fonctionne à une horloge différente. Son Politburo est connu pour être rempli d’ingénieurs – dont la vision du monde est façonnée par des plans quinquennaux, et non par des bénéfices trimestriels. Leur principal outil n’est pas l’ingénierie financière, mais l’ingénierie littérale des ports, des chemins de fer, des réseaux 5G et des réseaux électriques.

L’initiative « la Ceinture et la Route » est la plus grande expression de cette vision. Selon la Banque mondiale, la Chine a engagé plus de 1 000 milliards de dollars dans des projets de la Ceinture et de la Route depuis 2013, créant ainsi un nouveau système circulatoire mondial avec Pékin en son cœur. Il ne s’agit pas d’aide étrangère ; C’est une architecture stratégique.

Pour un producteur de café de l’Éthiopie rurale, le nouveau chemin de fer électrique vers Djibouti n’est pas un coup d’échecs géopolitique ; C’est le son de l’espoir. C’est la différence entre ses haricots pourrissant sur un chemin de terre délavé et atteignant le marché mondial en parfait état, assurant ainsi l’avenir de sa famille.

Cette stratégie va au-delà du béton. En intégrant des câbles à fibre optique et des centres de données le long de ces nouvelles routes commerciales, la Chine construit l’échafaudage numérique du XXIe siècle en même temps que le physique. Du corridor économique Chine-Pakistan à son influence croissante dans les mines de cobalt du Congo, la logique de l’ingénieur est indéniable : contrôlez les artères physiques et numériques du commerce, et vous contrôlez le flux du pouvoir mondial.

Une lueur de l’esprit du bâtisseur ?

Mais le récit du déclin industriel américain n’est pas encore gravé dans le marbre. Un nouveau consensus bipartite, fragile, est en train d’émerger selon lequel la vision du monde du comptable n’est plus suffisante à une époque de concurrence entre grandes puissances.

Le CHIPS and Science Act et l’Inflation Reduction Act représentent un pari monumental sur la reconstruction de la puissance industrielle de l’Amérique, des semi-conducteurs en Arizona aux batteries dans une « Rust Belt » revitalisée. Il s’agit de déclarations d’intention industrielle – de rares moments où la vision à long terme de l’ingénieur a triomphé du calcul à court terme du comptable.

Pourtant, ces projets ambitieux se heurtent à de violents vents contraires : retards bureaucratiques, polarisation politique et un secteur privé encore hésitant à s’engager pleinement dans une fabrication à long terme à forte intensité de capital plutôt que dans les rendements plus sûrs des marchés financiers. Elles prouvent que l’Amérique a encore la capacité de construire, mais soulèvent une question cruciale : ces politiques audacieuses sont-elles une exception ou le début d’un véritable changement culturel ?

Le choix à venir

L’ordre mondial est en train de passer du monde abstrait de la finance à la dure réalité des actifs physiques. À une époque caractérisée par des chaînes d’approvisionnement résilientes, des minéraux critiques et des goulets d’étranglement logistiques, la nation qui construit détient un avantage décisif sur la nation qui se contente d’équilibrer ses comptes.

La force de l’Amérique a toujours reposé sur son innovation, ses institutions et son économie dynamique. Mais ces piliers ne peuvent pas tenir sans une base physique. La compétition avec la Chine ne se gagnera pas dans les seules salles de marché de Wall Street. Elle sera gagnée ou perdue dans les usines, les laboratoires et les chantiers du 21ème siècle. La question ultime demeure, un choix difficile pour une nation à la croisée des chemins : l’Amérique peut-elle réapprendre à construire, ou est-elle destinée à simplement compter ce qu’elle a perdu ?

Au 21e siècle, la puissance ne se mesure pas en feuilles de calcul, mais en silicium et en acier. La course est lancée.

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