Danielle Bleitrach a pris la décision de reprendre cet article qui reflète bien l’état du monde intellectuel russe, son pluralisme, sa manière de tenter de tirer expérience de plusieurs séismes qui ont marqué le XXe et même le XXIe siècle. Essayer de comprendre les débats profonds russes, le virage dans l’ordre multipolaire vers le sud en se revendiquant comme « colonisé ». Il est important comme nous le faisons dans ce blog de nous confronter à ce monde déjà là et qui va engendrer des expériences totalement nouvelles en continuant à revendiquer notre point de vue français, celui des tâches à accomplir d’un point de vue de classe et de souveraineté, sans pour autant imposer la matrice française. Même si nous le faisons à travers des apports théoriques ceux du matérialisme historique et dialectique qui incitent à l’analogie avec la manière dont la France n’a cessé d’interpréter sa grande révolution et celles qui ont vu naître la révolution prolétarienne de la Commune de Paris. Ces interprétations auxquelles nous devons être attentifs et critiques y compris par rapport à nos propres tâches de peuple français par exemple dans ce qui est défini ici comme « l’espace technologique et scientifique propre » Cette analyse a eu lieu avant que Trump accède au pouvoir mais elle explique aussi pourquoi Poutine n’a pas cédé aux sirènes de Trump, « pour décoloniser » la Russie (il est question ici de la manière dont à la Chute de l’URS celle-ci a été offerte au pillage oligarchique et aux monopoles occidentaux. C’est l’expérience de « l’humiliation » mais aussi de la fragilité des « vainqueurs » de leur instabilité. En fait, si le peuple français, la gauche française et les communistes ignorent ce « conseiller » de Poutine, dans les milieux d’affaire, la notoriété de l’ex-agent du KGB, Andreï Bezrukov a dépassé les frontières de la Russie depuis qu’il a inspiré la série télévisée The Americans. Ce francophone, ancien conseiller du président de Rosneft a aussi su se rendre utile aux businessmen français, il existe en effet chez les Russes une méfiance historique à l’égard des anglais mais en revanche une indulgence et un esprit ouvert à la coopération avec les Allemands et les Français qui est mis à mal aujourd’hui… (note de danielle Bleitrach, traduction transmise).
Politologue russe
Né à Kansk, dans le kraï de Krasnoïarsk, Andreï Bezroukov a étudié l’histoire à l’Université d’État de Tomsk.
Il a servi comme agent illégal du renseignement russe, opérant sous couverture à l’étranger. En 2010, il a été arrêté aux États-Unis, puis échangé à Vienne, aux côtés de neuf autres agents russes, contre quatre citoyens russes détenus à l’étranger. Colonel à la retraite du Service des renseignements extérieurs, il allie aujourd’hui une expérience stratégique rare à une connaissance approfondie des affaires internationales.
Actuellement, il occupe plusieurs fonctions de premier plan : conseiller du président de la société Rosneft, maître de conférences à la chaire d’analyse appliquée des problèmes internationaux de l’MGIMO, expert au sein du club de réflexion Valdaï, membre du Conseil pour la politique étrangère et de défense, membre du conseil de tutelle de DOSAAF, et co-président du Comité analytique, organisation publique russe de référence.
Andreï Bezroukov : « La Russie a vécu trente ans sous le joug colonial, elle est en train de se libérer »
L’ancien agent de renseignement et politologue évoque l’attaque de l’Occident, les opposants à l’opération militaire spéciale et l’avenir de l’ordre mondial.
« Nous sommes tous des barbares, et ce sont eux qui dominent le monde. Les Américains et les Britanniques ne s’en cachent même pas », déclare le colonel à la retraite du Service des renseignements extérieurs, Andreï Bezroukov, méditant sur un monde occidental traversé par une idéologie de supériorité.
Bezroukov a longtemps vécu en Occident sous couverture illégale ; aujourd’hui, il préside l’Association pour l’exportation de la souveraineté technologique.
Business Online s’est entretenu avec l’un des principaux experts russes en géopolitique et planification stratégique au sujet de la fracture des civilisations qui traverse la frontière entre la Russie et l’OTAN, de la démission de Boris Johnson, de la possible destitution de Joe Biden, et du 1 100ᵉ anniversaire de l’adoption de l’islam par la Bulgarie de la Volga — preuve, selon lui, du soutien mondial à la politique de la Russie.
« Lorsque je parle de former notre propre “espace technologique”, j’envisage une période de dix à vingt ans »
— Andreï Olegovitch, lors du récent Forum économique international de Saint-Pétersbourg, vous avez affirmé que la Russie devait, dans les plus brefs délais, créer son propre « espace technologique ». Vous aviez ajouté : « Sinon, nous sommes perdus ! » Croyez-vous vraiment à cette possibilité ?
— Réfléchissons à ce que signifie « dans les plus brefs délais ». Quand je parle de former notre « espace technologique », j’imagine une période de dix à vingt ans. Naturellement, certains progrès peuvent se faire en un an ou deux. Même dix ans est un court terme historique. Je ne vois tout simplement pas d’autre issue : cela se fera, tôt ou tard.
De nombreux pays rencontrent les mêmes difficultés que la Russie : pour se développer, il faut une masse critique de marché. Un grand espace technologique est la solution pour tous.
Quant aux fonctionnaires, ils exécutent les ordres. Lorsqu’une tâche devient impérative, ils la réalisent. Ils existent pour assurer la continuité et le respect des règles bureaucratiques, sinon ce serait le chaos. La rapidité de leur adaptation dépend de la situation générale. Nous avons des cadres capables de le faire.
Au Innoprom récent, on ne parlait que de cela : nouvelle stratégie technologique, souveraineté technologique, programmes, alliances… Tant qu’aucune pression ne s’exerce, rien ne bouge ; mais dès que la tâche est fixée, cela avance — certains plus vite, d’autres plus lentement. C’est normal, les gens diffèrent. Je ne vois donc rien de surnaturel.
— Et cette prise de conscience a-t-elle déjà eu lieu au sommet de l’État ?
— Nous en sommes proches. Le terme « souveraineté technologique », que nous avons promu il y a cinq ans, était alors nouveau dans les médias. Aujourd’hui, il figure dans presque tous les discours des hauts responsables. Quand la direction est juste, les idées gagnent toujours la bureaucratie et s’incarnent dans la réalité.
« La souveraineté technologique, c’est la maîtrise des technologies clés »
— En tant qu’auteur de ce concept, pouvez-vous l’expliquer simplement ?
— Il s’agit de posséder les technologies clés nécessaires à l’État pour assurer sa sécurité et sa compétitivité. Prenons l’aviation : si vous ne pouvez pas produire vos moteurs et dépendez des importations, votre industrie aéronautique n’est pas souveraine. Vous avez soit votre souveraineté, soit vous dépendez du bon vouloir d’autrui. La souveraineté technologique, c’est garantir à l’État les outils essentiels à sa défense et sa compétitivité.
— Dans quels autres domaines avons-nous besoin d’une transformation radicale ?
— Commençons par les infrastructures numériques critiques. Nos systèmes vitaux — villes intelligentes, finances, logistique, gestion industrielle — reposent encore largement sur des composants étrangers. Notre tâche première est de remplacer ces composants et solutions par des équivalents nationaux pour garantir notre sécurité.
Cela vaut aussi pour l’aviation, les moteurs marins, la construction de machines-outils, l’industrie automobile, où nos bases sont faibles. L’exemple de la production automobile est frappant : nous dépendions des fournisseurs étrangers, la Russie ne faisait que l’assemblage. Sans base technologique nationale, relancer cette industrie sera difficile. C’est un enjeu industriel, social et d’emplois, même si ce n’est pas une priorité vitale comme l’aéronautique ou les infrastructures critiques.
« L’État a soutenu le secteur IT — et c’était vital »
— Comment évaluez-vous les initiatives gouvernementales : exemptions militaires pour les spécialistes IT, allègements fiscaux, etc. ?
— Je les vois très positivement. Quant à savoir si elles suffiront, nous le verrons plus tard. Mais elles améliorent indiscutablement la situation : gestion des talents, développement des entreprises, constitution de réserves pour l’avenir.
L’industrie IT est dynamique, innovante. Certes, elle ne rivalise pas encore avec les géants occidentaux sur tous les produits, mais les solutions essentielles existent.
— Qu’en est-il de l’exode de spécialistes IT observé au printemps ?
— Oui, il y a eu un mouvement, mais c’est normal dans une industrie mobile. Beaucoup sont déjà revenus, ayant compris comment continuer leur travail ici. Certains sont partis, tant pis pour eux. Beaucoup reviendront, car les conditions en Occident se dégradent tandis qu’elles s’améliorent en Russie.
« C’est une attaque directe de l’Occident contre la Russie »
— La rupture avec l’Occident prendra-t-elle fin après l’opération spéciale ?
— Ce n’est pas une rupture, mais une attaque directe. La Russie revendique son indépendance face au monde colonial. Pendant trente ans, nous avons été soumis sur les plans technologique, financier et culturel. Aujourd’hui, nous nous libérons.
L’Occident nous voit comme un concurrent majeur et tente de freiner notre développement. Il n’y a jamais eu de soutien réel contre nous. Le reste du monde, autrefois sous domination coloniale, est avec nous, activement ou passivement. Contre nous, seule une minorité occidentale agit — certes développée, mais en déclin et en crise profonde.
— Combien de temps durera cette phase de libération et de restructuration ?
— La reconstruction économique prendra environ cinq ans. Les problèmes les plus aigus seront réglés en deux ou trois ans, en grande partie dépendants de l’évolution du conflit en Ukraine. Ce conflit est civilisationnel et de longue durée, mais la Russie agit plus efficacement en période de crise.
— Les élections américaines y mettront-elles fin ?
— Non. Elles montreront seulement l’unité de l’Occident. Certains élus proches de Trump pourraient réduire le soutien européen, mais leur agenda est centré sur les États-Unis et la Chine, pas sur la Russie. Toute évolution de leur politique envers nous sera lente et hésitante.
« Les États-Unis sont profondément divisés »
— Quelle est la fracture de la société américaine ?
— Idéologique et économique. Il faudra une décennie pour la surmonter. La récession ou la dépression à venir aggravera encore la situation.
— Biden terminera-t-il son mandat ?
— C’est possible qu’il soit destitué si les républicains prennent le Congrès. Mais il est impossible de prévoir qui serait son successeur : la politique évolue très vite.
« Le monde non occidental s’éveille »
— Le reste du monde nous soutient vraiment ?
— Oui, absolument. Même sous dépendance occidentale, beaucoup de pays — Inde, Chine, monde islamique — osent coopérer avec la Russie. Ils observent notre exemple et attendent leur moment.
— La Russie, une civilisation et non un simple État ?
— Oui. Notre civilisation est unique : Europe, Asie, Orient, Nord et Sud se mêlent. Nous privilégions le collectif et le bien commun, contrairement à l’Occident qui met l’individu au centre. Beaucoup d’autres civilisations partagent cette vision avec nous.
« L’Occident a perdu son âme »
— Quelle est la crise profonde de l’Occident ?
— Il a renoncé à sa foi, sa culture, son histoire. Tout repose sur la consommation, l’individualisme absolu, la négation de toute transcendance. L’homme devient consommateur, les nations, des marchés. La Russie, au contraire, croit encore en la justice, la dignité, la vérité. C’est ce qui la rend forte et dérange l’Occident.
« L’avenir appartient aux civilisations fidèles à leurs racines »
— Le monde post-colonial ressemblera à quoi ?
— Il sera multipolaire, avec chaque civilisation suivant ses propres lois. Les BRICS en sont un exemple : relations égales, respect de la souveraineté, pas de domination.
La colonisation, c’est quand l’un dicte à l’autre les règles du jeu pour contrôler les ressources indirectement. Le nouveau monde sera fondé sur l’égalité et la coopération.
« L’Occident imprégné d’idéologie de supériorité »
— L’Occident a-t-il réagi durement à l’opération spéciale ?
— Bien sûr. Tout l’Occident croit en sa supériorité. Ils vous sourient, mais vous êtes de second rang. Nous sommes des barbares, eux possèdent le monde. Les Allemands, Français, Italiens ressentent leur supériorité. Pendant 500 ans, ils ont été maîtres du monde ; changer ce mentalité prendra deux ou trois générations.
« L’Occident changera, mais ne s’effondrera pas »
— Que deviendra l’Occident ?
— Il se réorganisera et deviendra comme tout le monde. Il traversera une crise, mais nous pourrons voyager et commercer avec lui. Plus ils résisteront, plus ils s’adapteront vite. Ils ne fermeront pas leurs frontières, car ils ont besoin de notre argent et de nos touristes.
« Nous n’avons pas de fracture sur l’opération spéciale ni sur le pouvoir »
— La société russe est-elle divisée ?
— Non. 80 % soutiennent le gouvernement. 20 % sont mécontents ou neutres, mais ce n’est pas une fracture comme aux États-Unis. Il y a des minorités, oui, mais pas de conflit actif. La société est largement consolidée.
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