Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

Le tango tactique de Modi avec Pékin et Moscou

Asie du Sud

Bhim Bhurtel (1) rétablit là encore une des « illusions » de la manière dont l’occident et sa presse a interprété le voyage du premier ministre indien en Chine. Celui-ci n’est pas devenu tout à coup anti-impérialiste et il est plus que jamais ce pouvoir fascisant et néo-libéral qui a une relation organique avec les USA et l’occident et accepte d’en être le vassal en sacrifiant son peuple… Mais comme tous les « alliés » du centre il est déstabilisé et cela ne date pas d’aujourd’hui, histoire et societe a consacré de nombreux articles à la rébellion des agriculteurs confrontés à la volonté de privatisation et de « marchandisation » au plan international de la production paysanne (2) .. Ce mouvement suivi d’autres a durablement ébranlé le « système Modi » et les récents résultats électoraux en sont la preuve, c’est le propre du temps de la lutte des classes, comme de celui du rapport à la nature, qui tout à coup paraît voir éclos. Le fait est que Modi, ne peut plus, comme l’exige Trump se passer de l’accès à l’énergie russe (à ce titre il n’est pas le seul et l’UE connait des paradoxes similaires). Sa nature de classe est la même mais l’exercice du pouvoir s’est transformé comme pour Trump et tous les autres. Se précipiter vers la force de stabilité et de sécurité ne le rend pas plus crédible mais dit l’ampleur de l’effondrement du système hégémonique sous la forme d’un « caprice », d’un ego blessé, la pointe de l’iceberg de la dictature du capital dominant ou dépendant… Trump est un révélateur mais l’ébranlement réel vient de loin pour l’Inde comme pour tous les autres « alliés » et le mouvement des paysans, celui dans les usines, qui ont secoué l’Inde et qui continuent à remettre en cause les monstrueuses inégalités, la corruption et la soumission à une classe qui s’est identifiée au colonisateur et a prétendu limiter l’identité au religieux, au chauvinisme racial, y compris l’humiliation des femmes, la fuite en avant vers le conservatisme identitaire entre en contradiction avec les mobilisations de masse et la Chine ne fera pas de cadeau. (note et traduction d’Histoireetsociete)

(1) Bhim Bhurtel enseigne l’économie du développement et l’économie politique mondiale dans le cadre du programme de maîtrise de l’Université ouverte du Népal. Elle a été directeur exécutif du Nepal South Asia Center (2009-14), un groupe de réflexion sur le développement de l’Asie du Sud basé à Katmandou. Bhurtel est joignable à l’adresse suivante bhim.bhurtel@gmail.com.

(2) entre autres articles https://histoireetsociete.com/inde-mouvement-des-fermiers-et-son-caractere-novateur-jusquau-rajasthan/

par Bhim Bhurtel 8 septembre 2025

Le voyage du Premier ministre indien Narendra Modi à Tianjin, en Chine, a été exagéré par les médias occidentaux. Image : X Capture d’écran

La participation du Premier ministre indien Narendra Modi au sommet de l’Organisation de coopération de Shanghai à Tianjin la semaine dernière a suscité une attention considérable dans la politique internationale, les universités et les médias.

Les photos et les vidéos de Modi serrant la main du président chinois Xi Jinping et du président russe Vladimir Poutine ont dominé les cycles d’information occidentaux, devenant rapidement l’image déterminante de l’événement.

Certains commentateurs se sont empressés de conclure à la naissance d’un nouvel « axe du bouleversement ». Beaucoup ont décrit la scène comme annonçant un nouveau chapitre dans l’équilibre mondial des pouvoirs, un signe que l’Inde se rapprochait de la Chine et de la Russie au mépris de l’Occident.

D’autres ont suggéré que cela reflétait la pression croissante de Donald Trump, dont les batailles tarifaires et l’intimidation géopolitique ont laissé New Delhi à la recherche d’une marge de manœuvre pour une réinitialisation stratégique.

De tels commentaires, cependant, étaient dramatiques mais superficiels. La participation de Modi n’était pas un pivot historique. Il s’agissait d’un ajustement tactique, d’une performance temporaire dictée par des besoins politiques immédiats à l’intérieur et une couverture calculée à l’étranger, plutôt que d’une réorientation structurelle de la politique étrangère de l’Inde.

La composition de la délégation de Modi a offert le premier indice de la réflexion stratégique derrière la visite de Tianjin. L’absence de Subrahmanyam Jaishankar, ministre indien des Affaires étrangères et principal stratège diplomatique depuis 2015, a été un détail important.

Jaishankar, d’abord en tant que ministre des Affaires étrangères, puis en tant que ministre, a été l’architecte central des engagements internationaux de l’Inde sous Modi. Son absence indiquait que la visite avait une portée limitée, qu’elle était axée sur la gestion de la sécurité et l’équilibre tactique plutôt que sur la grande stratégie.

Ce détail sape les affirmations haletantes selon lesquelles Modi traçait une nouvelle voie audacieuse. L’Inde continue de considérer sa relation avec Washington comme inestimable. Malgré les frustrations, ce partenariat reste la pierre angulaire de la stratégie internationale de New Delhi.

La décision de Modi de faire venir Ajit Doval au lieu de Jaishankar a renforcé l’idée que Tianjin était une question d’optique politique à court terme, et non d’art de gouverner à long terme. L’urgence de cette manœuvre devient plus évidente lorsque l’on examine le climat politique intérieur de l’Inde. Modi gouverne actuellement sous une pression immense.

L’économie trébuche. Le chômage a atteint son plus haut niveau depuis des décennies. L’inflation a érodé le pouvoir d’achat des ménages ordinaires, rendant la vie plus difficile pour les aam aadmi (gens ordinaires) dont Modi revendiquait autrefois le soutien comme base politique.

La roupie indienne s’est effondrée face au dollar, sapant la confiance. Les railleries passées de Modi contre le gouvernement du Premier ministre Man Mohan Singh pour avoir présidé à la dépréciation de la monnaie ont eu un effet boomerang, devenant une source de moqueries et de critiques de la part de ses adversaires.

Pendant ce temps, les agriculteurs indiens restent en agitation, organisant des manifestations qui refusent de s’apaiser. Les partis d’opposition, sentant le sang, ont lancé des attaques incessantes contre le gouvernement contre la hausse des prix, les inégalités croissantes, la corruption et la mauvaise gestion économique. Ils ont également profité du fiasco de l’opération Sindoor, une mésaventure militaire malheureuse, pour accuser Modi d’imprudence et d’incompétence.

Le gouvernement se retrouve coincé à l’intérieur et à l’extérieur du Parlement et dans la rue. Les élections de l’assemblée du Bihar au début du mois de novembre de cette année contribuent à l’escalade politique des enjeux. Modi, qui s’est longtemps présenté comme un homme ferme et fort avec une « poitrine de 56 pouces », fait maintenant l’objet de moqueries et de doutes sur son leadership. L’échec de l’opération Sindoor a écorné son image de Premier ministre guerrier audacieux sur le plan intérieur.

Même son amitié très médiatisée avec Trump, autrefois présentée comme une preuve de la montée en puissance de l’Inde, s’est envenimée, marquée par des luttes tarifaires et des guerres commerciales acrimonieuses. Alors que Washington le hante dans des cauchemars et que Pékin se profile comme une menace omniprésente le long de la frontière, Modi n’a d’autre choix que de chercher des moyens de démontrer sa force.

C’est exactement ce que lui a donné le sommet de Tianjin. Il a calculé que les images de poignées de main avec Xi et Poutine pourraient faire taire certains critiques, signaler sa résilience à Trump et lui permettre de se présenter comme une figure mondiale indispensable à un moment où sa position intérieure a beaucoup vacillé.

Le contexte stratégique plus large souligne la nature complexe des relations de l’Inde avec la Chine et la Russie. Ce ne sont pas des relations simples, mais problématiques, compliquées et finalement secondaires à leurs partenariats occidentaux.

Avec la Chine, le passé est un fardeau. La guerre de 1962, des décennies de tensions frontalières, l’abandon par Modi des accords entre Wuhan et Mahabalipuram et l’affrontement sanglant dans la vallée de Galwan en 2020 ont laissé un résidu de méfiance qu’aucune poignée de main au sommet ne peut effacer.

Avec la Russie, New Delhi entretient des relations fondées sur le passé : les importations de défense et les achats de pétrole abordables restent essentiels. Mais la guerre de Moscou contre l’Ukraine a poussé l’Inde sur la corde raide, équilibrant entre un vendeur de longue date et son équation croissante avec Washington.

La pression brutale de Trump, exigeant que l’Inde « choisisse son camp », a rendu cet équilibre plus précaire et, paradoxalement, a rendu politiquement nécessaire une visite en Chine après sept ans. Mais les motivations de Modi étaient transparentes : maintenir une certaine influence, réduire les tensions à la frontière et démontrer que l’Inde n’est pas redevable à un seul partenaire.

Le paysage sécuritaire de l’Asie est aujourd’hui défini par des projets d’influence contestataires. La Chine étend son influence grâce à l’initiative « la Ceinture et la Route » et au poids institutionnel de l’OCS. Les États-Unis ripostent avec leur stratégie indo-pacifique et le Quad, où l’Inde se situe aux côtés de l’Amérique, du Japon et de l’Australie.

New Delhi fait référence à sa position comme à « l’autonomie stratégique », la capacité de prendre des décisions indépendamment des autres nations, et parfois au « multi-alignement », la pratique de s’aligner avec plusieurs pays ou groupes sur différentes questions, mais en réalité, la balance penche fortement en faveur de l’Occident.

La Chine et la Russie offrent des options tactiques, tandis que le partenariat américain sous-tend la posture de dissuasion et les aspirations économiques de l’Inde. La hiérarchie des priorités est claire, et elle n’a pas changé à Tianjin.

Quatre considérations expliquent pourquoi Modi a engagé Xi et Poutine à ce moment-là. Premièrement, la coopération de l’Inde avec les États-Unis en matière de sécurité est trop profonde pour être abandonnée et a coûté très cher à l’Inde. Qu’il s’agisse d’un partage de renseignements ou d’exercices militaires conjoints, ce partenariat est le point d’ancrage de la réponse de New Delhi à Pékin.

Deuxièmement, Modi dépend de la visibilité internationale pour renforcer son image d’homme fort dans son pays, en particulier en période de difficultés économiques et de critiques politiques. Troisièmement, l’Inde a besoin d’un accès continu à l’énergie russe et doit gérer son déficit commercial béant avec la Chine.

Quatrièmement, New Delhi doit maintenir des canaux de communication afin d’éviter une répétition de la flambée de violence à la frontière contestée, d’autant plus que l’opération Sindoor a révélé l’incapacité de l’Inde à mener des guerres sur deux fronts en même temps contre le Pakistan et la Chine.

Ces considérations rendent Modi pragmatique : il ne peut pas être perçu comme trop dépendant de Washington, mais il ne peut pas non plus se permettre de perdre le partenariat. Par conséquent, l’étreinte occasionnelle de Xi et de Poutine devient un exercice de contrôle des dégâts, et non de transformation. La réflexion stratégique qui sous-tend les actions de Modi devrait sensibiliser le public aux alternatives disponibles à Modi pour les décisions de politique étrangère de l’Inde.

Les médias occidentaux, avides de drames, ont dépeint l’apparition de Modi à Tianjin comme un tournant dans la politique étrangère de l’Inde. Ce récit flatte Modi mais déforme la réalité. L’Inde reste principalement ancrée aux États-Unis.

L’engagement avec la Chine et la Russie sert de complément, de protection tactique dans les moments de vulnérabilité. Modi n’abandonne pas l’Occident. Il gagne du temps, atténue les pressions et met en scène des spectacles pour plusieurs publics. La diplomatie de la poignée de main satisfait les électeurs nationaux qui ont soif de preuves de force, rassure Moscou sur sa pertinence continue et avertit Washington de ne pas prendre l’Inde pour acquise.

Pourtant, sous la chorégraphie, rien de fondamental n’a changé. Modi calcule qu’une fois que Trump quittera la scène politique après 2028, l’Inde trouvera un moyen plus facile de réinitialiser ses relations avec Washington, qui reste la priorité absolue de son gouvernement.

À moins que Modi ne mette Jaishankar sur la touche – le signal le plus clair d’un véritable changement stratégique – les revendications d’une réorientation resteront vaines. Modi a conservé Jayshankar comme un atout pour la relance des relations de l’Inde avec les États-Unis dans le cadre d’une future réinitialisation. La visite de Tianjin n’était pas une déclaration d’indépendance de l’Occident, mais plutôt le reflet de la situation politique difficile de Modi.

En fin de compte, le voyage de Modi en Chine en révèle plus sur la fragilité de sa propre position que sur l’avenir de l’équilibre des pouvoirs en Asie. Loin de dévoiler un nouvel ordre géopolitique, le sommet a mis en évidence le caractère transactionnel et tactique de la diplomatie indienne sous pression.

Modi s’est serré la main à Tianjin non pas parce qu’il voulait réécrire la grande stratégie de l’Inde, mais parce qu’il avait besoin d’un répit face aux critiques intérieures et à l’isolement international. La théâtralité a rempli son rôle à court terme.

Cependant, ils n’ont pas modifié les fondamentaux de Jaishankar : le noyau stratégique de l’Inde réside dans l’Occident, pas avec la Chine, et Modi croit fermement à cette notion. Dans le même temps, ses flirts avec la Chine et la Russie restent des gestes de nécessité, des manœuvres opportunistes dans un jeu de plus en plus périlleux.

La performance de Modi n’a donc pas été le début d’une réinitialisation historique, mais le dernier rappel de la fragilité de son image d’homme fort. Si Modi limoge Jaishankar sans ménagement bientôt, alors vous pouvez croire que Modi est sérieux au sujet de la réinitialisation stratégique de l’Inde. D’ici là, le statu quo pro-occidental tiendra.

Bhim Bhurtel est sur X à @BhimBhurtel

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