Observer et analyser les situations et les tâches politiques des autres pays (exercice qui doit être mené avec toute la prudence méthodologique nécessaire) permet toujours de prendre du recul par rapport à sa propre situation.
Cet article tiré de la Pravda et traduit par Marianne Dunlop met le doigt sur un point essentiel : la capacité des classes bourgeoises et dominantes à développer des stratégies bien plus complexes et subtiles que la simple opposition frontale.
La classe capitaliste parvient au pouvoir non plus sur la base du « droit divin » mais sur la base d’une façade démocratique. Elle est une classe minoritaire qui se donne l’apparence de la majorité et de l’intérêt commun. Marx explique que cette façade politique démocratique est la contrepartie du fait que la politique ne doit pas mettre son nez dans les affaires, qui sont celles de la « société civile », celle dans laquelle la puissance du capital peut se déployer librement. Bien sûr, ce n’est qu’une façade. Derrière la façade, tout ou presque est permis, et la bourgeoisie considère en général l’état comme une part intégrante de sa propriété de classe, dans laquelle elle peut se servir abondamment (sous réserve d’avoir réglé les problèmes de partages en son sein) tant pour arrondir son taux de profit que pour défendre son pouvoir de classe.
Pour se maintenir en tant que classe minoritaire, il lui est indispensable d’exercer une influence permanente sur les instruments idéologiques des classes dominées et cela passe par le développement de courants opportunistes ainsi que par le renforcement de tout ce qui conduit à la division : personnalisations, incitation aux affrontements, enracinement des rancœurs … La bourgeoisie n’hésite pas à encourager des tendances au discours gauchiste pour accentuer les divisions. La lutte contre l’influence de la classe dominante doit prendre la mesure de l’ensemble des stratégies développées et de leurs articulations. La dénonciation abstraite de l’opportunisme ne suffit en rien. C’est un travail patient de construction avec ses contradictions et ses difficultés qui est indispensable. (Note de Franck Marsal pour Histoire&Société)
https://kprf.ru/international/capitalist/235959.html
Les idées socialistes peuvent devenir un remède contre les maux du capitalisme, mais seulement si elles sont mises en œuvre de manière cohérente et ne servent pas de couverture pour maintenir le pouvoir de la bourgeoisie. C’est ce que nous enseignent l’expérience du Sri Lanka, dont la direction pseudo-gauche poursuit les réformes néolibérales, et l’histoire récente du Népal, avec la rivalité destructrice entre partis communistes.
Par Sergueï KOZEMIAKINE, chroniqueur politique à la Pravda.
11 juillet 2025
Une enseigne trompeuse
Les classes dirigeantes luttent de différentes manières contre le mécontentement des travailleurs. La répression n’est pas toujours efficace. Il arrive même qu’elles ne font qu’attiser la colère des masses populaires. C’est souvent le cas en Asie du Sud, une région marquée par de profondes contradictions sociales, où la richesse fabuleuse des classes privilégiées côtoie la misère effroyable de millions de citoyens.
Au Népal, une insurrection communiste qui a duré dix ans a conduit à la chute de la monarchie. Au Sri Lanka, la colère populaire a renversé le clan Rajapaksa, qui avait corrompu le pays et plongé celui-ci dans une crise profonde. Des événements similaires se sont produits il y a un an au Bangladesh. Dans tous les cas, le capital a d’abord tenté de noyer les manifestations dans le sang, puis, après le changement de pouvoir, il a choisi de détourner le mouvement de protestation au profit de mouvements populistes.
Au Sri Lanka, cela a conduit au pouvoir le parti « Janata Vimukti Peramuna », qui se dit marxiste. En septembre dernier, son leader Anura Kumara Dissanayake a été élu président, puis l’organisation a remporté les élections législatives. Ayant obtenu la majorité absolue des sièges, elle a eu la possibilité de mettre en œuvre les réformes les plus audacieuses.
Le nouveau gouvernement n’a toutefois pas dévié de la voie tracée par ses prédécesseurs bourgeois. La coopération avec le Fonds monétaire international, qui a accordé au pays une ligne de crédit à des conditions abusives, s’est poursuivie. Récemment, les bailleurs de fonds ont approuvé une nouvelle tranche de 344 millions de dollars. « Le programme ambitieux de réformes continue de porter ses fruits, la reprise économique est remarquable », a déclaré Evan Papageorgiou, chef de la mission du FMI.
L’enthousiasme des créanciers est suscité par la croissance des réserves de change et la réduction du déficit budgétaire, obtenues grâce à la réduction des dépenses publiques. À la demande du Fonds, les autorités ont accepté d’augmenter les tarifs de l’électricité de 18 %. Et ce, alors que l’électricité a presque triplé entre 2022 et 2024. En avril, la majorité pro-gouvernementale du Parlement a approuvé un projet de loi sur la gestion des entreprises publiques, qui prévoit la privatisation de près de 400 actifs, dont une société pétrolière, le conseil de l’électricité, Sri Lanka Telecom et Sri Lanka Airlines. Les activités des entreprises restant propriété de l’État doivent être commercialisées afin qu’elles « ne deviennent pas un fardeau pour le Trésor public » et se développent grâce à des investissements locaux et étrangers. Le budget récemment adopté prévoit une réduction des dépenses sociales. Par exemple, le financement du programme d’aide aux familles pauvres « Asvesuma » a été réduit de 2 milliards de roupies.
Les généreuses promesses électorales de Dissanayake et de son parti n’ont pas été tenues. La TVA de 18 % et les taxes spéciales sur 64 produits de première nécessité, qui maintiennent les prix à un niveau artificiellement élevé, restent inchangées. Les autorités promettent d’augmenter les salaires dans le secteur public de 8 000 roupies, une mesure dérisoire, en étalant le processus sur trois ans et en supprimant parallèlement les paiements pour les heures supplémentaires et autres primes. Le taux de pauvreté est de 25 %, soit deux fois plus qu’il y a cinq ans.
Les bailleurs de fonds internationaux dictent leurs conditions non seulement au gouvernement, mais aussi aux syndicats. Après une série de grèves des travailleurs de la santé, le FMI a exigé qu’ils cessent leurs manifestations, car « tout le monde doit faire des sacrifices » pour surmonter la crise. « C’est le dernier grand effort. Ensuite, il sera beaucoup plus facile d’avancer », affirment-ils.
Cette fausse sollicitude ne trompe pas tout le monde. En mai, 1 500 employés d’une usine de confection ont lancé des actions de protestation. La société britannique Next UK, propriétaire de l’usine, a annoncé sa fermeture en raison de « coûts d’exploitation élevés ». Les autorités ont pris le parti des propriétaires, alors que les bénéfices de l’entreprise ont atteint 1 milliard de livres sterling l’année dernière, soit une augmentation de 10 %.
La protestation contre les licenciements massifs et la persécution des militants s’est étendue à l’usine de pneus de Midigam. Elle appartenait auparavant à la société française Michelin, mais a récemment été vendue au fabricant indien CEAT. Cela a entraîné une détérioration des conditions de travail. Suivant les souhaits de ses sponsors, le gouvernement persécute les mécontents. Des dizaines de médecins qui se sont élevés contre les violences à l’encontre du personnel de santé et la suppression des primes et des avantages sociaux ont été arrêtés. Tout en maintenant les fonctionnaires au régime, les autorités ont annoncé le recrutement de 10 000 policiers supplémentaires et l’augmentation du budget des forces de l’ordre.
Comme d’habitude, l’opportunisme en politique intérieure se répercute sur les relations internationales. La façade de gauche du parti au pouvoir a donné lieu à des spéculations sur une possible dérive du Sri Lanka vers le « port » chinois. Pékin, désireux d’alléger la situation économique du pays, a annoncé la restructuration de sa dette. En janvier, les deux parties ont signé un accord pour la construction d’une raffinerie de pétrole à Hambantota.
Cependant, les mesures prises par Dissanayake avant les élections, telles que ses rencontres répétées avec l’ambassadrice américaine Julie Chang et sa visite en Inde, montraient déjà que le nouveau pouvoir avait l’intention de tirer profit de la confrontation mondiale. C’est exactement ce qui s’est passé. En avril, le chef du gouvernement indien, Narendra Modi, s’est rendu au Sri Lanka. Outre des projets économiques, tels qu’une ligne électrique transfrontalière et la construction d’une centrale solaire à Sampur, les deux parties ont conclu un accord de défense. Ce pacte prévoit l’élargissement des exercices conjoints, la formation d’officiers sri-lankais et l’échange de renseignements. « Nous avons des intérêts communs en matière de sécurité. Je suis reconnaissant au président Dissinayake de comprendre les besoins de l’Inde », a déclaré M. Modi, sans cacher sa satisfaction. Son interlocuteur, pour sa part, a salué « l’émergence de l’Inde en tant que puissance mondiale », ajoutant que le territoire sri-lankais « ne sera jamais utilisé par quiconque pour compromettre la sécurité » de son voisin.
En outre, les deux parties ont convenu de renforcer le potentiel du « conclave de sécurité de Colombo ». Créé en 2020, ce regroupement comprend, outre l’Inde et le Sri Lanka, le Bangladesh, Maurice et les Maldives, et est considéré comme une alternative à l’influence chinoise dans l’océan Indien. Il s’agit d’un succès important pour New Delhi, compte tenu de ses efforts pour renforcer sa position dans la région.
Mais pour Dissanayake, une telle manœuvre risque de lui coûter le soutien de la population. Lors des élections locales de mai, le Janata Vimukti Peramuna est arrivé en tête, mais le nombre de voix obtenues a diminué par rapport aux élections législatives, passant de 6,8 millions à 4,5 millions. Le principal parti d’opposition, le Samagi Jana Balavegaya, a renforcé son influence. Il en va de même pour les forces proches du clan Rajapaksa. Ces dernières critiquent le pouvoir pour avoir porté atteinte à la souveraineté et transféré les richesses nationales à l’Inde. En d’autres termes, les travailleurs sont pris au piège d’un faux choix entre deux groupes capitalistes qui leur sont tout aussi hostiles.
Impasse politique
Si, dès sa scission du Parti communiste, le Janata Vimukti Peramuna s’est discrédité par son aventurisme et son flirt avec des idées nationalistes qui n’ont pas grand-chose à voir avec le marxisme, les communistes népalais ont fait preuve de fermeté et de dévouement. Le Parti communiste népalais (centre maoïste) – PCN(CM) – a déclenché en 1996 une insurrection contre le régime royal. Le Parti communiste (marxiste-léniniste unifié) – PCML – qui jouissait d’un statut légal, a pris la tête d’une grève générale et de manifestations dans la capitale.
Tout cela a conduit au renversement de la dynastie Shah, qui régnait sur le Népal depuis plus de deux cents ans, et à la proclamation d’une république fédérale parlementaire. Il aurait été logique de supposer que les deux principaux partis communistes uniront leurs efforts pour résoudre les problèmes et construire une société socialiste. Cependant, les divergences entre les dirigeants — le leader du PCN(MC) Pushpa Kamal Dahal (Prachanda) et le chef du PCN(UML) Prasad Sharma Oli — ont plongé le Népal dans une crise politique prolongée.
Au cours des 17 dernières années, le pays a connu 13 Premiers ministres, et aucun gouvernement n’a terminé son mandat. Pour former une majorité au Parlement, les partis communistes rivaux s’allient à des forces idéologiquement opposées, comme le Congrès népalais (NC), libéral et pro-occidental, et même le Rashriya Prajatantra, un parti d’extrême droite qui prône le rétablissement de la monarchie. De telles constructions ne sont pas solides et s’effondrent facilement.
À la suite des dernières élections législatives, le cabinet a été formé par Prachanda, qui a obtenu le soutien du CPN (OML), du Rashtriya Prajjatantra et du Parti socialiste populaire. Quelques mois plus tard, les « marxistes-léninistes » ont quitté l’alliance et le CPN est devenu le principal partenaire des « maoïstes ». Les intrigues ne se sont pas arrêtées là. Il y a un an, Prachanda a échoué à obtenir un vote de confiance au Parlement. Le gouvernement a été dirigé par Oli, avec le soutien du CPN et des socialistes populaires.
Cette situation malsaine profite aux forces de la droite bourgeoise. Menacé de priver le cabinet d’Oli du soutien du CPN, celui-ci a obtenu des postes clés (par exemple, la direction du ministère de l’Intérieur et du ministère des Affaires étrangères) et la mise en œuvre d’une politique libérale. Un certain nombre de grandes entreprises ont été privatisées, notamment des cimenteries, des usines métallurgiques et des usines textiles. Le budget adopté en mai donne la priorité à la réduction des dépenses « improductives » et à la stimulation des investissements privés. Le Népal continue de coopérer avec le FMI, qui exige de plus en plus fortement l’adoption de mesures d’austérité et la privatisation des banques publiques.
Ces événements, qui étaient encore inimaginables il y a quelques années, sont le résultat de l’hostilité entre les communistes : le pays est secoué par des manifestations en faveur du rétablissement de la monarchie. Les participants aux manifestations organisées par le Rashriya Prajatantra provoquent des émeutes, incendiant des magasins, des bâtiments publics et des sièges de partis communistes. L’ultimatum lancé par les monarchistes exige l’abrogation de la Constitution de 2008 et le retour à un royaume unitaire avec l’hindouisme comme religion d’État. Les participants aux émeutes sont principalement des jeunes. Le taux de chômage officiel dans cette tranche de la population dépasse 20 %, et de nombreux Népalais sont contraints de partir à l’étranger pour trouver du travail. Le Qatar emploie à lui seul 400 000 ressortissants népalais.
L’ancien roi Gyanendra, qui a été autorisé à rester au Népal, à conserver sa garde personnelle et ses importants avoirs, a ouvertement approuvé ces manifestations. Il a déclaré que le peuple devait soutenir les changements « pour l’unité, la paix et le développement ».
Les mesures prises en réponse ne sont pas cohérentes. Les principaux partis communistes et le Congrès népalais ont annoncé la formation d’une alliance pour défendre le régime républicain. Dans le même temps, les actions du CN semblent clairement relever du sabotage. Il empêche l’adoption d’une décision d’arrestation de Gyanendra, affirmant que « c’était la bonne volonté du peuple népalais de permettre à l’ancien roi de rester dans le pays ».
Dans ces conditions, le siège du Premier ministre vacille de plus en plus. Le CPN(MC) critique Oli pour son incapacité à faire face aux troubles et à la corruption rampante. Le ministre de l’Intérieur, Ramesh Lekhakh, a été accusé d’avoir mis en place un système d’extorsion de pots-de-vin auprès des travailleurs migrants souhaitant quitter le pays, mais les autorités ont refusé de le démettre de ses fonctions. Le chef du gouvernement lui-même est accusé d’avoir cédé des plantations de thé à des promoteurs immobiliers. Cependant, de nombreuses affaires concernant l’utilisation abusive de fonds publics « pèsent » sur Prachanda lui-même et d’autres fonctionnaires à la retraite.
Les maoïstes reprochent également aux autorités leurs expériences libérales. « Notre développement économique ne peut être durable si nous comptons exclusivement sur les droits de douane et les transferts d’argent plutôt que sur la production », déclarent les membres du CPN(MC). Fin juin, le Parti socialiste populaire, qui contrôlait deux ministères, a annoncé son retrait de la coalition au pouvoir.
Déchiré par des contradictions internes, le Népal devient le théâtre d’une rivalité mondiale. À la fin de l’année dernière, Oli s’est rendu en Chine, où il a conclu plusieurs accords dans le cadre de l’initiative « Une ceinture, une route » et a assuré qu’il ne permettrait pas que le territoire du pays soit utilisé pour des activités anti-chinoises. Dans le même temps, les deux tiers du commerce extérieur népalais sont réalisés avec l’Inde. Les principaux créanciers de Katmandou sont New Delhi et Tokyo. Contrôlée par le Japon et les États-Unis, la Banque asiatique de développement a annoncé en juin l’octroi de 2,3 milliards de dollars pour des réformes économiques « sous la houlette du secteur privé ».
La sortie de l’impasse passe par la fin de l’hostilité entre les partis communistes. Mais pour cela, il faut sans doute l’arrivée d’une nouvelle génération d’activistes, libérés du poids des rancœurs mutuelles.
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Roger
Cet article est très intéressant, car il permet de voir comment un parti communiste peut analyser la situation dans d’autres pays sans empiéter sur les prérogatives des partis communistes sur place.
Toutefois, il serait bon que les communistes réfléchissent, comme il est suggéré à la fin de l’article, à la résolution des contradictions historiques. L’objectif est de savoir regrouper ses forces. Cela est évident quand plusieurs mouvements communistes agissent dans le même pays. Et surtout quand ils agissent l’un contre l’autre, comme l’exemple du Népal le suggère.
Pour résoudre ces contradictions, il faudrait énoncer des principes régissant le mode de fonctionnement et l’attitude au sein des directions. Les principes devraient être ceux du marxisme, l’étude des contradictions et de leurs résolutions selon les lois de la dialectique.
Il faudrait énoncer que les différents points de vue théoriques ou non doivent s’exprimer, laisser des traces écrites et être évalués a posteriori.
Trop souvent des partis communistes ont manœuvré avec des intentions louables (ou non) ou justifiées (ou non) mais ces manœuvres n’ont pas été évalués a posteriori. C’est très vrai dans le PCF, mais aussi dans d’autres organisations.
Il y avait un livre du PTB (parti du travail de Belgique) qui dans les années 90 énonçait un mode de régulation d’un parti communiste. Je l’ai dans ma bibliothèque, mais vu le nombre de livres, cela me prendrait la journée (au minimum) pour retrouver le titre.
La psychologie et la psychiatrie peuvent être d’un secours pour apprendre à mettre de côté son ego, son narcissisme. Pour cela, rien de mieux que les camarades modestes et effacés, qui ont une solide expérience politique, appuyée ou non par des études supérieures poussées. Pour cela, il faut apprendre à étudier ces mêmes phénomènes dans d’autres champs de l’intervention humaine. L’observation du comportement de scientifiques (au sens large) face à la contradiction est souvent une bonne expérience pratique et dans ce domaine de nombreux travers apparaissent et sont malheureusement transposables à des camarades, voire des dirigeants (je parle d’expérience).
C’est pour cela que dans chaque parti communiste, il y avait une commission de contrôle, chargée de régler les conflits et de vérifier l’application des règles et des tâches décidées.
Marianne
Le Parti communiste russe (KPRF) a toujours une Commission de contrôle. Son rôle est très important.