Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

Comment convient-il de comparer la Russie et l’Occident ? par Dmitri Orekhov

La Russie, comme la Chine, commence à peine à se défaire de son admiration béate pour l’Occident, que l’on peut considérer comme une forme de colonialisation des esprits. En fait, la question est bien plus complexe qu’il n’y paraît à première vue et mérite débat. L’arriération de la Russie et de la Chine avant leurs révolutions respectives était phénoménale, et la France notamment avec la Révolution de 1789 et la Commune apparaissait à juste titre comme un phare du progrès et une source d’inspiration, dont les enseignements ont été largement diffusés par exemple à l’époque soviétique. Mais le rejet de ces illusions sur les « Lumières » de l’Occident ne signifie pas que l’on se mette à adorer le knout et l’autocratie. D’ailleurs si je me souviens de la Commune de Paris à la date de son anniversaire, c’est grâce à mes amis russes et chinois qui ne manquent jamais de me féliciter pour l’occasion. A ce sujet, je ne saurais trop recommander encore une fois la lecture de notre livre « Quand la France s’éveillera à la Chine », pour ceux qui ne l’ont pas encore lu (note et traduction de Marianne Dunlop pour histoire et société)

https://vz.ru/opinions/2025/7/12/1344009.html

Dans une publicité pour une banque russe aujourd’hui disparue, souvent diffusée à la télévision dans les années 90, on pouvait lire : « En 1861, la première ligne de métro a été mise en service à Londres, tandis qu’en Russie, le servage était aboli ».

Cette phrase, construite selon le principe « il y a un sureau dans le jardin, mais à Kiev habite mon oncle », n’est pas si anodine. Nous avons là un slogan bien construit, court et aphoristique. À force d’être répété, il s’imprime dans le subconscient et forme des associations qui influencent ensuite les choix. Si l’on remplit le subconscient des gens avec de telles formulations, ils finiront par qualifier facilement leur pays de « sovok » ou de « rashka » (avec les conséquences que cela implique pour le pays).

Il est également intéressant de noter que cette phrase est entièrement mensongère. La première ligne de métro, longue de six kilomètres, n’a pas été mise en service à Londres en 1861, mais en 1863, et on peut difficilement la qualifier de « métro » au sens moderne du terme. Dans ce « métro », des locomotives à vapeur bruyantes tiraient dans des tunnels-canaux des plates-formes ouvertes sur lesquelles étaient assises des personnes couvertes de cendres et de suie. Lorsque le train entrait dans un tunnel, les personnes qui n’avaient pas eu le temps de s’asseoir se baissaient pour ne pas suffoquer dans les nuages de fumée toxique. Les passants dans la rue étaient aspergés de fumée, de cendres et de suie par les bouches d’aération. En fait, ce n’était pas un métro, mais un chemin de fer urbain légèrement enfoncé dans le sol, avec des locomotives à vapeur alimentées au charbon.

Si l’on parle du métro actuel, il convient d’évoquer non pas Londres, mais Budapest. En 1896, le premier métro électrique au monde a été inauguré ici. (À Londres, le passage à l’électricité n’a d’ailleurs été possible qu’en 1905). Bien sûr, la version budapestoise, avec ses petits trains lents, semble aujourd’hui amusante et démodée, mais il s’agissait tout de même d’un véritable métro, qui n’avait pas grand-chose à voir avec l’enfer londonien.

Passons maintenant au servage. En Angleterre, le servage a été aboli en 1574, et en Russie en 1861. On pourrait penser que l’Angleterre a devancé la Russie de 287 ans. Mais ce n’est pas tout à fait vrai. L’abolition précoce du servage en Angleterre n’était pas liée à la volonté d’améliorer le sort des gens simples ni à une quelconque « civilité » particulière des Anglais, mais à leur désir de laisser les pauvres entrer plus librement dans le système capitaliste naissant. La disparition des serfs en Angleterre s’accompagna de l’apparition des pauper (mendiants), qui étaient totalement privés de droits. Ils étaient chassés de leurs terres, privés de moyens de subsistance, transformés en vagabonds, stigmatisés, pendus, utilisés comme main-d’œuvre bon marché, puis envoyés dans des maisons de travail où ils étaient contraints de travailler dans l’intérêt des riches en échange de nourriture. Selon l’expression de Michel Foucault, ces malheureux n’étaient que « la matière première de la richesse ».

Regardons maintenant un workhouse de l’époque où « le métro a été mis en service à Londres ». Une telle institution était entourée d’un mur de pierre et ne se distinguait pas d’une prison. Les gens étaient vêtus d’habits de forçats. Les femmes qui avaient donné naissance hors mariage étaient marquées en jaune. Les gens travaillaient dans ces maisons 12 heures par jour. Les habitants des maisons de travail cassaient des pierres, broyaient des os, cousaient des sacs, triaient de l’étoupe. La nourriture était maigre et, pour la moindre faute, elle était réduite de moitié. On connaît des cas où des gens se battaient pour les restes de viande pourrie sur les os qu’ils broyaient.

Les coupables étaient mis au cachot. Les maris et les femmes étaient séparés afin que « la misère ne puisse se reproduire ». Les enfants, même les plus petits, étaient séparés de leurs parents. Parfois, ceux-ci entendaient leurs voix derrière le mur, mais ne pouvaient pas voir leurs fils et leurs filles. Si les enfants mouraient, les parents n’avaient pas le droit de leur dire adieu. Parmi les occupants de la maison de travail, il y avait des orphelins, des invalides, des personnes âgées, des fous. Comme l’écrivaient les journalistes de l’époque, « dix enfants dormaient dans un même lit, un homme vivant partageait son lit avec un cadavre si l’enterrement était retardé, et les malades et les infirmes gisaient dans leurs propres excréments ».

Et tout cela était considéré comme normal, car les leaders d’opinion britanniques étaient convaincus que le séjour dans un atelier de travail devait être « aussi pénible que possible, afin que les gens eux-mêmes ne veuillent plus être pauvres ».

Bien sûr, des personnalités héroïques comme Dickens luttaient déjà contre cette honte. Mais si en Russie les opposants au servage ont gagné, en Angleterre, les opposants aux maisons de travail ont été vaincus. L’esclavage d’État a existé tout au long du XIXe siècle, et même au cours du premier quart du XXe siècle, les maisons de travail anglaises continuaient à punir les gens pour leur pauvreté. Le système a été aboli en 1929, mais de nombreuses maisons de travail ont continué à fonctionner, la dernière d’entre elles fermant ses portes en 1941.

Revenons maintenant au slogan de la publicité. Comme nous pouvons le constater, il aurait pu être formulé différemment. Par exemple : « En 1896, l’Europe de l’Est disposait déjà d’un métro électrique, tandis qu’à Londres, les gens continuaient d’être maltraités dans des maisons de travail pendant encore 40 ans ». Je pense que si quelque chose de similaire avait été déclaré à l’écran, la télévision aurait été inondée de lettres de citoyens indignés.

Pour une raison quelconque, nous essayons d’être très justes lorsqu’il s’agit de nos voisins occidentaux. Nous sommes convaincus que la moindre critique à leur égard nous ferait oublier nos propres erreurs et défauts. C’est précisément pour cette raison que nous n’aimons pas mettre en avant les travers des autres. Depuis 40 ans déjà, nous sommes comme possédés par un petit démon qui nous pousse à comparer les qualités des autres à nos défauts, et rien d’autre. Je me demande quelle serait la vision du monde de notre peuple si nous jouions aussi à ce jeu ?

… En 1865, le ministère des Transports a été créé en Russie, tandis qu’aux États-Unis, l’esclavage des Noirs a été aboli.

… En 1908, l’enseignement primaire obligatoire a été introduit en Russie, tandis que les Belges ont cessé de couper les mains des habitants du Congo….

En 1955, la centrale hydroélectrique de Volgograd a été construite en URSS, tandis qu’aux États-Unis, un garçon noir était lynché pour la dernière fois.

… En 1964, l’URSS a lancé le vaisseau spatial habité Voskhod, et dans les parcs de New York, les panneaux « réservé aux Blancs » ont été retirés des bancs….

En 1967, la tour de télévision d’Ostankino a été construite, et en Australie, il a été convenu de ne plus considérer les aborigènes comme des animaux.

…En 1980, les Jeux olympiques ont eu lieu à Moscou, tandis qu’en France, la guillotine était abolie.

En réalité, elle n’a été abolie qu’en 1981, mais qu’importe : accordons aux Français une année de barbarie.

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