Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

Quand l’Extrême-orient russe a failli devenir anglais, français, ou même américain

Il nous reste beaucoup à apprendre sur la profondeur historique des relations Russie-Chine (et même Japon), y compris en dehors du rapport à l’Occident ou en opposition à lui. C’est ce que nous tentons d’éclairer dans notre livre Quand la France s’éveillera à la Chine, Delga 2025. Cet article apporte sa petite pierre à l’édifice (Note et traduction de Marianne Dunlop pour Histoire et Société)

https://vz.ru/opinions/2025/7/2/1342468.html

Texte : Vasily Avchenko, écrivain et journaliste

Le 2 juillet 1860, le navire « Mandjour », commandé par Alexeï Shefner, grand-père du poète Vadim Shefner, jeta l’ancre dans la baie de Zolotoy Rog [Corne d’Or]. Une trentaine de soldats du 4e bataillon linéaire de Sibérie orientale, commandés par l’enseigne Nikolai Komarov, débarquèrent sur le rivage. C’est lui qui devint le premier bâtisseur et le premier commandant du poste, qui n’était alors pas encore une ville. Un an plus tard, il fut destitué, soi-disant pour avoir détourné de l’alcool appartenant à l’État…

Au moment de la fondation de Vladivostok, la région de Primorié n’appartenait pas encore à la Russie. Le traité de Pékin, qui lui accordait le statut de territoire russe, ne fut signé qu’en novembre 1860, quatre mois plus tard. Entre-temps, le nom « Vladivostok », inventé par le gouverneur général de la Sibérie orientale Nikolaï Mouraviev sur le modèle de Vladikavkaz (1), apparut sur les cartes en 1859, et la colonisation de l’Amour et de l’Oussouri avait commencé encore plus tôt. La Russie mettait la Chine et le monde devant le fait accompli ; l’installation même des colons russes devint un argument dans les négociations avec Pékin.

À l’époque soviétique, on disait que Komarov avait débarqué sur une côte complètement déserte. Cependant, l’écrivain et ethnographe Sergueï Maximov, arrivé ici dès août 1860, indiquait qu’à huit verstes au nord du poste vivait un « grand village » de Manzas (c’est ainsi qu’on appelait les Chinois locaux ou, plus précisément, les Mandchous).

La fondation de Vladivostok est liée à la rivalité de la Russie non pas avec l’Orient, comme on pourrait le croire, mais avec l’Occident. Déjà pendant la guerre de Crimée de 1853-1856 (qui se déroulait également dans l’océan Pacifique), les côtes de Primorié étaient disputées par les Anglais et les Français. Les golfes d’Oussouri et d’Amour, qui baignent Vladivostok, avaient reçu les noms de Napoléon et de Guérin, tandis que le golfe Pierre-le-Grand était baptisé en l’honneur de la reine Victoria. La baie de la Corne d’Or, sur les rives de laquelle Vladivostok a vu le jour, avait été nommée Port May par les Anglais dès 1855. L’histoire de ces lieux aurait pu prendre une tournure tout à fait différente, non russe. La région côtière risquait de devenir anglaise, française ou même américaine. Mais finalement, le port que les Chinois appelaient Haishenwei et les Anglais Port May, est devenue la nouvelle fenêtre de la Russie sur l’Asie et le pendant géopolitique du projet européen de Pierre (qui n’était pas seulement un occidental et qui, littéralement sur son lit de mort, a réussi à équiper et à bénir la première expédition de Béring et Tchirikov au Kamchatka). La baie de la Reine Victoria a été rebaptisée en l’honneur de Pierre le Grand, la « Victoire » revenant aux Russes. Aussi étrange que cela puisse paraître, Vladivostok est un enfant russe du colonialisme occidental.

La création même de ce poste et son nom ambitieux peuvent être considérés comme une réaction à la défaite de la Russie dans la guerre de Crimée. Les rêves de Tsargrad (2) ont été brisés, mais en échange, la Russie a obtenu une nouvelle base sur l’océan Pacifique avec la baie de la Corne d’Or et le détroit du Bosphore oriental. À l’école soviétique, on nous expliquait cette toponymie de manière simple : apparemment, quelqu’un trouvait que la région ressemblait à Istanbul… Cette explication ne me satisfaisait pas à l’époque, mais bien plus tard, j’ai compris que Muraviov ne pensait pas à Istanbul, mais à Constantinople. Ce nouveau poste militaire revendiquait le statut de capitale orientale, alternative à Tsargrad, la Quatrième Rome. À la place de la mer Noire et de la mer Méditerranée, séparées par nos détroits, s’étendait tout l’océan Pacifique.

Sous le tsar, la question du transfert du principal port oriental de la Russie a été soulevée à plusieurs reprises, tantôt vers Posiet, plus près des frontières chinoise et coréenne, tantôt vers la Corée (l’actuelle Wonsan, en Corée du Nord, était indiquée sur les anciennes cartes sous le nom de Port Lazarev). C’est peut-être son nom qui a joué un rôle dans l’affirmation de Vladivostok comme base principale de la Russie dans le Pacifique. En effet, qui d’autre que Vladivostok pouvait être le pilier de la Russie dans le Pacifique ?

Cette ville a vécu et vit encore selon le principe « à quelque chose malheur est bon ». Seules des menaces existentielles ont incité le pouvoir central à s’occuper de la ville et à faire ce qu’il n’aurait jamais fait autrement. Vladivostok est devenue une forteresse en 1889 en raison d’une nouvelle aggravation des relations avec la Grande-Bretagne. Plus tard, au tournant des XIXe et XXe siècles, Port-Arthur est devenu la « femme préférée » de l’empereur, et Vladivostok a commencé à dépérir… La reddition de Port-Arthur et l’issue tragique pour la Russie de la guerre avec le Japon ont redirigé les effectifs et les ressources vers Vladivostok. Les Première et Seconde Guerres mondiales ont donné un nouvel élan au développement du port de Vladivostok et du nœud ferroviaire qui y est relié. En raison de sa position à l’arrière et de l’invulnérabilité du port face aux sous-marins allemands, le trafic de marchandises (y compris la moitié du prêt-bail américain de 1942-1945) passait précisément par Vladivostok. Et ainsi de suite jusqu’à aujourd’hui : les sanctions occidentales ont redirigé les flux de marchandises vers l’est. Les trains de conteneurs circulent sans interruption vers Vladivostok, tandis que les navires s’entassent dans les basins en attendant leur tour pour accoster…

En novembre 1922, Lénine disait : « Vladivostok est loin, mais c’est une ville qui est à nous ». En 1967, [Vladimir] Vyssotsky chantait : « Le port fermé de Vladivostok est ouvert ». Gravées comme dans le marbre, les formulations des Vladimir populaires reflètent la nature contradictoire de la ville. Surnommée « l’étrange cul-de-sac de la Russie » par le poète Ivan Elaguine, originaire de la région, Vladivostok est une ville qui vit à la croisée des éléments naturels et culturels. Dans sa formule génétique complexe, on trouve l’océan et la taïga, une situation péninsulaire, les tempêtes de poussière du Gobi et les vents glacials de Yakoutie, des racines européennes et un voisinage asiatique. Pour Moscou ou Paris, c’est l’Asie russe, pour la véritable Asie, c’est l’Europe la plus proche. Elle présente des parallèles avec Vladikavkaz, Soukhoum, Sotchi et Nice, mais Arseniev (3) et Nansen avaient déjà remarqué que la température moyenne y est similaire à celle des îles Lofoten, dans le nord de la Norvège. Au cours de son histoire encore courte, Vladivostok a été tour à tour poste militaire et port franc, lieu de débauche avec son « club des lance-lances » et son futuriste « Balaganchik », dernier bastion des gardes blancs et avant-poste naval du nouvel Empire rouge.

Quelles autres villes provinciales russes ont été mentionnées par Kipling, Jack London, Joyce, Maugham et Fleming ? Sans parler des auteurs russes. Vladivostok aime se créer des mythes. Est-il vrai que des troupeaux de tigres se promènent en ville ? Que Vladivostok est reliée à l’île Russky par un tunnel secret ? Que le sambo est né ici ? Que le lieutenant Schmidt ne quittait jamais son poste de garde et que Sonia aux Bras d’Or vendait du kvas ? Inutile de répondre. Les mythes urbains et la soi-disant réalité entretiennent des relations complexes qu’il ne faut pas chercher à démêler à l’aide d’une loupe et d’une encyclopédie, sous peine de briser la magie.

Il y a le Vladivostok des cartes postales, le Vladivostok officiel : les phares, le funiculaire, les ponts… Il suffit de se mettre sur la bonne longueur d’onde pour capter la mélodie tranquille d’une autre ville, secrète et sans glamour. Des briques rouge foncé portant la marque Startseff ou KLARKSON, un cordonnier chinois qui semble tout droit sorti d’une carte postale d’avant la révolution, des « shanghais » reliques du secteur privé, des immeubles construits par le grand-père d’Ilya Lagutenko : cinq étages d’un côté, six de l’autre…

165 ans, ce n’est que deux vies humaines. Mais cette période a vu l’histoire de notre pays, d’Alexandre II à Vladimir Poutine : un demi-siècle d’empire, toute la période soviétique et toute la période post-soviétique, qui n’a pas encore de nom propre. De l’abolition du servage en 1861 au sommet de l’APEC en 2012.

Vladivostok ressemble à cet arbre tordu mais tenace, qui a enfoncé ses racines dans une pente rocheuse abrupte et balayée par tous les vents, où il n’y a pas de terre, seulement de la pierre, mais qui tient bon. Il tient bon, « parce que c’est absurde ».

Depuis 1992, le port fermé est considéré comme ouvert. Il est vrai que dans les années 1960-1970, il n’était pas fermé à double tour. Les marins rapportaient de l’étranger des vêtements à la mode, des magnétophones et des disques de groupes occidentaux, et les revendeurs au noir traînaient devant le magasin de devises « Albatros »… Mais surtout, même après son ouverture officielle, il n’est toujours pas ouvert à tous. Il ne dévoile qu’une petite partie de lui-même aux touristes. Vladivostok ressemble à une petite voiture japonaise à conduite à droite, comme une « Fita » ou une « Vitz » : elle est beaucoup plus spacieuse à l’intérieur qu’elle ne le semble de l’extérieur. Il faut apprendre à la lire entre les collines.

(1) Maître du Caucase

(2) Tsargrad ou « ville du tsar » est la traduction en russe de Constantinople

(3) Explorateur russe, Vladimir Arseniev a écrit trois livres sur ses explorations en compagnie de Dersou Ouzala, dont a été tiré le célèbre film de Kurosawa

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