Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

Nous payons un prix sanglant pour notre silence, par Marina Khakimova-Gatzemeyer

Quand j’étais étudiante à l’Université de Leningrad, en 1974, un ami russe nous a fait part d’une conversation entendue dans le tramway entre deux lycéens : « En fait, peut-être que Staline n’a jamais existé ? ». A la même époque, des amis me montraient un portrait de Staline dans un tiroir rapidement ouvert et fermé, ou une citation de Staline effacée mais encore partiellement visible sur un bâtiment du VDNKh à Moscou… Cet article analyse les dangers d’avoir des cadavres dans le placard, et expose les affres de la société russe confrontée à de grands bouleversements aujourd’hui, mais la réflexion est valable aussi pour nous Français (note et traduction de Marianne Dunlop pour Histoire et Société)

https://vz.ru/opinions/2025/6/3/1335530.html

Récemment, l’aéroport de Volgograd a retrouvé son nom historique « Stalingrad ». Dans le métro moscovite, un bas-relief représentant Staline a été recréé. Des monuments à la mémoire du dirigeant ont fait leur apparition à Velikiye Luki et à Vologda. Cela a suscité des réactions polarisées au sein de la société. Est-ce dû à un excès d’informations contradictoires ou à un manque d’informations ? Pourquoi, quel que soit l’événement de notre histoire que l’on examine, on tombe moins sur des faits que sur des opinions ?

La situation avec Staline est révélatrice. À la fin de l’URSS, son nom était interdit. Nous, les enfants soviétiques, avons grandi dans un traumatisant décalage cognitif. D’un côté, il y avait notre grand-père, qui conservait précieusement une médaille à l’effigie du chef des peuples. De l’autre, le magazine Ogonyok qui parlait des répressions. Et dans les manuels scolaires, pas un mot sur Staline. Aujourd’hui, on lui érige des monuments.

Le problème n’est pas Staline. Le problème, c’est que nous ne parvenons pas à nous mettre d’accord entre nous, et que nous ne comprenons donc pas toujours les autres.

« Comment est-ce possible ? Ce sont des peuples frères ! » – des millions de Russes étaient perplexes en observant ce qui se passait en Ukraine il y a quelques années. « Nous avons passé tant d’années de vacances sur la côte baltique, tout était parfait ! Pourquoi les Lettons interdisent-ils la langue russe ? Pourquoi les Estoniens se préparent-ils à la guerre contre les Russes ? » Cette perplexité, ce rejet de la nouvelle réalité s’explique par le fait que pendant des décennies, nous avons vécu dans le refus de voir la vérité qui dérange. Et même confrontés à un nationalisme rampant, nous avons préféré garder le silence. Seule une nouvelle guerre terrible nous a obligés à regarder la vérité en face. Nous payons aujourd’hui le prix fort pour notre incompréhension passée.

Nous avons tendance à nous taire, à ignorer. Nous ne faisons aucun effort, nous n’essayons pas d’aller au fond des choses. Nous espérons que le passé sera oublié. Les zones d’ombre de l’histoire, les non-dits, les questions sans réponses se transformeront inévitablement en nouvelles rancœurs.

« Ne remue pas le passé ! », « Qui se souvient du passé… » : ces excuses entraînent déjà de nouveaux soupçons. On entend résonner : « Ah, si nous avions su cela plus tôt ! Ah, si grand-père n’avait pas gardé le silence ! Ah, si on n’avait pas caché la terrible vérité ! » L’histoire ne connaît pas le conditionnel. Et aujourd’hui, nous finissons la guerre de nos grands-pères et arrière-grands-pères, parce qu’ils ont généreusement gardé le silence. Le silence de nos ancêtres frappe leurs descendants. L’humilité, la docilité, la passivité, le « ne réveille pas le chat quand il dort » brûlent aujourd’hui à nos frontières occidentales.

Le nationalisme en Ukraine, dans les pays baltes et dans d’autres anciennes républiques soviétiques, tout comme la russophobie qui a prospéré pendant tant d’années en Russie, est le résultat logique de notre société qui tente d’arrondir les angles et d’être bonne avec tout le monde.

On dit que le peuple sent la vérité dans ses tripes. Y compris la vérité historique. Sa boussole intérieure ne ment pas. C’est ainsi que l’aéroport de Volgograd a retrouvé son nom historique « à la demande générale des vétérans et des participants à la Grande Guerre patriotique ». Mais l’intuition populaire ne suffit pas. Pour construire l’avenir, il faut officiellement se positionner par rapport au passé.

Que faire de la momie de Lénine au cœur du pays ? À qui profite la diabolisation excessive de Staline ? Que nous signale aujourd’hui le dégel khrouchtchévien ? Comment évaluer Gorbatchev ? Qui répondra des millions de victimes de la perestroïka et des années 1990 chaotiques de l’ère Eltsine ? Allons-nous léguer à nos descendants des visions conflictuelles du passé ? Allons-nous laisser des zones d’ombre dans l’histoire ? Comme on le sait, les lieux sacrés ne restent jamais vides. Si nous ne disons pas la vérité à nos enfants, nos ennemis leur mentiront à notre sujet.

Le chemin vers le repentir est lourd et pénible. Mais sans lui, comme vous le savez, il n’y a pas de salut. Ni pour nous-mêmes, ni pour nos descendants. C’est ce que nous enseigne la langue russe, la deuxième partie – oubliée – du proverbe bien connu : « Qui évoque les choses du passé, qu’il perde un œil, et qui l’oublie, perdra les deux ».

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