Une leçon que l’on doit avoir en mémoire et se souvenir de la manière dont parfois les révolutionnaires se sont affaiblis eux-mêmes et ont offert sur un plateau une victoire à l’adversaire. Le conflit sino-soviétique dont Fidel disait qu’il était une des causes de la chute de l’URSS et de l’apparent triomphe de l’impérialisme a fait perdre à l’humanité beaucoup de temps et nous oblige aujourd’hui à nous battre sur des terrains plus difficiles. La question devrait faire partie de ce sur quoi nous réfléchissons au plan stratégique comme le fait ici ce Russe. (note de Danielle Bleitrach histoireetsociete)
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Quelles leçons tirer de l’affrontement à la frontière entre l’URSS et la RPC en mars 1969 ?
Par Alexeï Malinsky
Le colonel Alexandre Konstantinov occupait le poste élevé de chef du département politique à l’école des gardes-frontières de Golitsyne du KGB de l’URSS et, en fait, il était un « second père » pour nous, les cadets, car il était bienveillant et respectueux des principes. Personnellement, je me fie inconditionnellement à ses souvenirs et à ses évaluations.
En 1969, notre chef politique a participé directement aux opérations militaires près de l’île de Damansky, sur la section soviéto-chinoise de la frontière nationale, ce qui lui a valu d’être décoré de l’ordre de Lénine.
Après 56 ans, il semblerait que tous les points sur les « i » de cette histoire soient réglés. Pour un public plus jeune, l’essence du conflit frontalier sur le fleuve Oussouri peut être résumée comme suit.
Il n’existait aucune base juridique sérieuse pour une confrontation armée dans cette région. Le traité de Pékin (1860) et la conférence de paix de Paris de 1919, qui prévoyaient la possibilité de faire passer la frontière d’État, en règle générale, le long du chenal principal du fleuve, ne pouvaient être à l’origine que de différends purement théoriques. Les petits groupes de pêcheurs et les paysans locaux, qui s’adonnent parfois à des travaux agricoles dans la bande frontalière, n’intéressent personne.

Un participant aux événements de l’île de Damansky, le lieutenant-colonel Alexandre Konstantinov, s’entretient avec ses compagnons d’armes avec lesquels il a assuré la défense le 15 mars 1969. (Photo : G.Khrenov/TASS)
Alors pourquoi les canons ont-ils grondé et pourquoi une île minuscule (environ 1 700 mètres de long et 500 mètres de large), qui se retrouve presque entièrement sous l’eau lors des inondations de printemps, est-elle devenue une pierre d’achoppement pour les deux puissances, qui ont dû modifier leurs priorités en matière de politique étrangère et payer au prix de dizaines de vies humaines ?

Une vue de l’île Damansky (au centre), qui est depuis 1991 l’île chinoise de Zhen Bao Dao. (Photo : Vladimir Sayapin// TASS)
Selon les données officielles, au 15 mars 1969, la partie soviétique a perdu 58 personnes, tandis que la partie chinoise a subi entre 100 et 300 pertes (les chiffres exacts sont confidentiels).

Sur la photo : document taché de sang du garde-frontière Nikolai Petrov, tué par une balle tirée par un provocateur chinois, 1969. (Photo : TASS)
Selon le colonel Konstantinov, la situation sur cette section de la frontière nationale couvait et s’aggravait depuis longtemps, depuis le début des années 60. Chaque année, le nombre de provocations des Hongweibin [Gardes Rouges, NdT] à l’encontre de nos gardes-frontières augmentait de manière exponentielle, atteignant parfois plusieurs milliers.
L’évaluation de Konstantinov était partagée par le général de division Youri Drozdov, chef de notre résidence en Chine (plus tard chef des renseignements confidentiels du KGB de l’URSS), qui affirmait que les dirigeants du pays recevaient régulièrement des documents sur les préparatifs de guerre de la RPC avec son voisin du nord et sur le déploiement des infrastructures correspondantes près de nos frontières.
Lors du IXe congrès du PCC, Mao Zedong, définissant les priorités de la politique étrangère, a ouvertement proclamé le slogan « Renforcer l’unité, se préparer à la guerre ».

Mao Zedong, dirigeant et président du Parti communiste chinois, lors de son discours à la 9e session plénière du Congrès des représentants du Parti communiste chinois, 1969. (Photo : AP Photo/TASS)
Après la fin du conflit, dans le même esprit que notre voisin belliqueux, les dirigeants de notre pays ont également décidé de déployer 50 divisions en Extrême-Orient et de commencer la construction du BAM en tant que double du chemin de fer transsibérien et importante installation logistique dans l’intérêt, avant tout, du département militaire.
Malheureusement, les dirigeants des deux pays – Leonid Brejnev et Mao Zedong – ont joué un rôle négatif en attisant le conflit. C’est comme s’ils avaient voulu rivaliser d’intransigeance et de déclarations acerbes pour le plus grand plaisir des Américains, qui cherchaient depuis longtemps à creuser un fossé entre les anciens alliés et, par la même occasion, à ramener la Chine dans leur zone d’influence.
Les publications dans la Pravda, le Zhenmin Zhibao et d’autres journaux centraux avec les titres « Honte à la clique de Mao » ou « A bas les nouveaux rois », etc., les articles prouvant que Damansky (dans la version chinoise – Zhenbao, c’est-à-dire « Précieux ») appartenait à leurs Etats, n’ont fait qu’alimenter la psychose générale. Au plus fort du conflit, la menace de l’utilisation d’armes nucléaires est venue donner au problème un caractère mondial.
…Pendant ce temps, la frontière, et en particulier le poste frontière « Nizhne-Mikhailovka » du 57e détachement frontalier de l’Iman, commandé par le lieutenant Ivan Strelnikov, vit une vie quotidienne grise et monotone. Le conflit territorial avec les Chinois n’est évoqué que lors des cours et des réunions d’information politiques. Mais c’est tout !

Un garde-frontière en service sur l’île de Damansky, le 1er février 1968. (Photo : Yuri Muravin/TASS)
La situation s’est brusquement aggravée lorsque de grands groupes de Hongweibin, sous l’emprise de l’alcool et de la drogue, ont commencé à se rendre sur la glace du fleuve Oussouri jusqu’au territoire contesté et, brandissant le livre des citations de Mao, ont maudit bruyamment les gardes-frontières soviétiques.

Gardes-frontières chinois lors du conflit frontalier près de l’île de Damansky, 1968. (Photo : TASS)
Afin de retenir la foule, nos hommes entrecroisaient leurs bras pour faire une chaîne et tournaient le dos aux Chinois. Ils attendaient que la « ferveur révolutionnaire » des violateurs de la frontière s’estompe et que le froid glacial les force à se replier. La ligne de conduite de nos combattants était déterminée par un ordre strict du commandement : ne pas céder aux provocations, se comporter correctement et avec retenue !
Cela a duré une semaine, un mois, deux mois… Ces « tactiques » de nos soldats sont devenues imperceptiblement une habitude. La vigilance s’émousse, et c’est toujours dangereux…..
Un jour, les Chinois ont décidé de « mettre de l’huile sur le feu » et de tenter de pousser les gardes-frontières à prendre des mesures de rétorsion sévères. Ils ont sorti des bâtons et des couteaux. Une bagarre s’ensuivit.
Plus tard, un autre participant à ces événements, Héros de l’Union soviétique, le sergent-chef Yuri Babansky, s’est souvenu lors d’une réunion avec les cadets du Collège des gardes-frontières : « J’ai été transféré au poste avancé de Nizhne-Mikhailovka. Je suis arrivé, et là, à l’exception de l’officier de service et du cuisinier, il n’y avait personne !
– Où sont les gens ? – demandai-je.
– Ils battent les Chinois », répond Misha Gridnev, de service à l’avant-poste, d’un ton calme, comme s’il parlait de quelque chose de familier. – Pour la énième fois, ils ont pris d’assaut la frontière, menacent, brandissent le petit livre rouge…..
– Au début, nous pensions que tout se limiterait à une « conversation entre hommes », – Youri Babansky nous dit franchement, – mais il s’avère que nous nous étions trompés ».
Le 2 mars 1969, des provocateurs munis d’armes cachées apparaissent dans le dos des « civils ». Des rafales de mitraillettes retentissent. Du côté chinois, depuis des positions préparées à l’avance, des mitrailleuses et des mortiers frappent notre réserve frontalière, dirigée par le sergent Vladimir Rabovitch. Viennent ensuite des volées de lance-grenades propulsées par fusée.
C’est alors que le premier sang a coulé. Ivan Strelnikov, le chef de l’avant-poste, et sept gardes-frontières qui l’accompagnaient ont été tués. Un autre groupe de soldats de l’avant-poste, qui faisait office de rempart, retenant l’assaut maoïste à proximité, a été soumis à une puissante attaque de feu.
Des réservistes de notre camp, y compris des réservistes de l’armée, sont entrés dans la mêlée. Au grondement des armes légères s’ajoutent bientôt les tirs des canons de chars de l’armée et des mitrailleuses de gros calibre des véhicules blindés de transport de troupes. Sans coordination avec Moscou (la situation était imprévue !), nous avons utilisé les lance-roquettes multiples BM-21 Grad, alors classifiés.
Les forces des provocateurs chinois, qui étaient beaucoup plus nombreuses que nous, ont été vaincues et les restes de leurs réserves ont battu en retraite.

L’infirmière Galina Nosova au chevet du garde-frontière Evgeny Shmokhin, blessé lors de la bataille avec les soldats chinois sur l’île de Damansky le 2 mars 1969. (Photo : Khrenov G./TASS)
Les pertes parmi les troupes frontalières ont été une grande tragédie pour tout le pays. Cependant, selon Konstantinov, la tristesse d’avoir perdu nos camarades de combat s’est rapidement transformée en un sentiment de haine. Pourquoi ? Il s’est avéré que les corps de nos soldats morts, blessés ou inconscients avaient été découpés à la baïonnette par les Chinois, que leurs yeux avaient été arrachés et qu’ils avaient été défigurés au point d’être méconnaissables. Leur cruauté a choqué tout le monde !

Leonid Zamiatine (deuxième à droite), chef du service de presse du ministère des affaires étrangères de l’URSS, fait une déclaration concernant la provocation des autorités chinoises à la frontière soviéto-chinoise sur l’île de Damansky, le 7 mars 1969. (Photo : Oleg Kuzmin/TASS)
Pourquoi se souvenir de tout ça ? Nous, futurs officiers des frontières, avons toujours été élevés dans un esprit d’humanité, de compassion envers l’ennemi vaincu. Nous étions tenus, dans tous les cas, de respecter strictement la législation internationale sur le traitement des prisonniers, de ne pas « surréagir », même lorsqu’il s’agissait de faire face à des individus violents cherchant à violer nos frontières.
Après les événements survenus sur l’île de Damansky, une nouvelle exigence est apparue dans le système général des mesures éducatives des troupes frontalières : former la haine de l’ennemi dans l’esprit des soldats. Il est important d’aider les jeunes combattants à franchir la limite morale et psychologique de la destruction de l’ennemi dans l’intérêt de la victoire commune. C’est une leçon difficile mais importante que nous avons tous dû apprendre.
Sur la base de ma propre expérience de près de 30 ans de service, je peux dire que le sentiment de haine envers l’ennemi – malgré les guerres civiles qui ont suivi en Afghanistan, en Tchétchénie et dans les républiques post-soviétiques – n’a pas pris racine chez la majorité des militaires. Pourquoi ?
Je pense que le problème réside dans la mentalité russe, dans le système d’éducation, dans les croyances du guerrier-défenseur de sa patrie, qui se bat toujours du côté du Bien, de la Justice, de la Légalité. Dans laquelle l’humanisme et la compassion pour le prochain sont inscrits au niveau génétique. Est-ce bon ou mauvais ? Ce n’est pas à moi d’en juger. Mais nous sommes comme ça !
56 ans se sont écoulés depuis que l’île de Damansky a été arrosée du sang des deux côtés. Dieu merci, la raison chez nos hommes politiques a triomphé. Il est enfin devenu évident pour tout le monde que les lois internationales sur l’inviolabilité des frontières, bien qu’importantes, sont écrites par les hommes et pour les hommes.
Mais le rapide fleuve Oussouri n’est pas soumis aux lois humaines. Il déferle sur les rives russes et chinoises, forme de nouvelles îles et modifie l’aspect des anciennes au point de les rendre méconnaissables, change constamment de chenal comme pour tester la patience des États voisins. Est-il vraiment nécessaire de répondre à chaque fois par la force des armes aux caprices de l’Oussouri ou de l’Amour, encore plus rapide et à fort débit ?
Les sages chinois et les guerriers expérimentés aiment à répéter qu’une bataille est gagnée si elle est évitée. Des paroles en or ! Quel bonheur qu’elles soient à la base de nos relations interétatiques actuelles avec la Chine.
L’île Damansky, cédée à notre voisin en 1991, a mis fin à une série de négociations difficiles et éteint la mèche de la guerre qui menaçait de faire exploser la vaste région de l’Extrême-Orient. Dommage, le prix à payer a été énorme ! Tout cela à cause de la stupidité et de la myopie d’hommes politiques qui ont fait passer leurs propres ambitions avant les vies humaines.
Le 15 mars, notre pays organise des manifestations à la mémoire des héros de Damansky, tous les gardes-frontières qui sont morts en protégeant et en défendant les frontières de l’État.
Déposons des œillets écarlates sur les tombes de ceux qui sont tombés, commémorons nos soldats de manière chrétienne et réfléchissons à la grandeur de leurs actes et aux erreurs qu’ils ont commises. Que nos relations avec nos voisins soient uniquement pacifiques et fraternelles !
L’auteur est un colonel à la retraite du Service fédéral russe des gardes-frontières, vétéran d’opérations de combat.
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Xuan
Je ne sais pas si les chinois étaient bourrés ou si les russes avaient débouché trop de vodka.
Je signale le texte de la déclaration de Deng Xiaoping à Gorbatchev lors de sa venue en Chine le 16 mai 1989 :
« Liquidons le passé pour tourner nos regards vers l’avenir »
Sur le site theory chine – Textes choisis de Deng Xiaoping – tome III page 296
https://ebook.theorychina.org.cn/ebook/upload/storage/files/2022/07/28/f1a754ca50585f5ea451fc9a1407c19441256/mobile/index.html