Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

Léontiev et la conscience humaine, par Denis Lemercier

Pour cause de Covid, je ne suis pas en état d’argumenter, mais je voudrais rappeler à Denis Lemercier, l’auteur de cette passionnante réflexion sur les acquis de la psychologie cognitive de l’URSS et sur le grand Leontiev, que mon questionnement partait de ce que l’imagerie permettait de percevoir du “support matériel” de la conscience et qui n’existait pas du temps de Léontiev. Je pourrais également souligner que Freud n’a jamais renoncé à intégrer la psychanalyse dans un ensemble d’approches scientifiques y compris biologiques. C’est un peu comme les découvertes actuelles en anthropologie avec des instruments de connaissance inconnus du temps où Marx et Engels se passionnent pour Morgan. Ce qui est fascinant c’est la manière dont le texte d’Engels réclamé par Marx alors mourant est en accord avec les découvertes d’aujourd’hui… L’aspect navrant de l’incurie actuelle, favorisée par les réseaux sociaux, c’est quand on se retrouve devant une “communiste” qui sans l’avoir lu vous explique que L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat d’Engels, c’est vieux… Elle dirait la même chose de Leontiev alors qu’il y a eu une autre manière d’aborder l’évolution de la planète, du vivant, de l’humanité et donc leur avenir. On retrouve la même prescience chez Humboldt qui se dispute avec Goethe qui est un “neptunologue (tout vient de la mer) alors qu’Humboldt est “vulcanologue”, la terre est façonnée par le magma et les plaques de la croute terrestre. Il y a effectivement un véritable trésor dans la manière dont en suivant les pistes tracées par ces conception “holistes” on aboutit aujourd’hui à des approches bouleversées et bouleversantes y compris grâce à de nouvelles avancées scientifiques. (note de Danielle Bleitrach pour histoireetsociete)

On trouve déjà chez Marx des éléments importants permettant de caractériser la conscience. Léontiev, psychologue, sur les pas de Marx (et de Lénine ) a passé quelques dizaines d’années de sa vie à approfondir ce que sont les caractéristiques de la conscience. Pour donner une idée supplémentaire de ce qu’il a établi je citerai quelques extraits de son « Développement du psychisme » . Mais avant cela une remarque La conscience est absente de la psychologie dominante, de la psychologie pré-marxiste (« bourgeoise ») sauf en tant qu’elle est confondue avec la connaissance, qui n’est qu’un élément constitutif de la conscience Chez un grand contributeur à l’avancement de la psychologie comme Freud, aussi étonnant que cela puisse paraître puisque la psychanalyse a notamment pour objet l’inconscient il n’y a pas de théorie de la conscience

C’est en fonction de ce fait que j’ai écrit dans un numéro de 1998 de « La Pensée » un article titré « Léontiev, Freud et la conscience ». Je cite maintenant Léontiev. Après avoir traité du psychisme animal Léontiev introduit l’étude de la conscience de la manière suivante : « Le passage à la conscience est le début d’une étape supé­rieure du développement psychique. Le reflet conscient, à la différence du reflet psychique propre à l’animal, est le reflet de la réalité concrète détachée des rapports existant entre elle et le sujet, c’est-à-dire un reflet distinguant les propriétés objectives stables de la réalité.
Dans la conscience, l’image de la réalité ne se fond pas avec le vécu du sujet : le reflète est comme « présent » au sujet. Cela signifie que lorsque j’ai conscience d’un livre par exemple, ou tout simplement conscience de ma propre pen­sée le concernant, le livre ne se fond pas dans ma conscience avec le sentiment que j’en ai, pas plus que la pensée de ce livre ne se fond avec le sentiment que j’ai d’elle.
La conscience humaine distingue la réalité objective de son reflet, ce qui l’entraîne à distinguer le monde des impressions intérieures et rend possible par là le développement de l’obser­vation de soi-même.
.Le problème qui se pose à nous consiste à étudier les diverses conditions qui engendrent cette forme supérieure du psychisme qu’est la conscience humaine. »
Puis Léontiev traite les deux points suivants :
II. Apparition de la conscience humaine
1. Les conditions d’apparition de la conscience
2. L’établissement de la pensée et du langage
Léontiev précise les éléments importants suivants :
La conscience humaine n’est pas quelque chose d’immuable. Certains de ses traits caractéristiques sont, dans des conditions historiques concrètes données, progressifs, avec des perspec­tives de développement, d’autres sont des survivances condam­nées à disparaître. Donc, il faut considérer la conscience (le psychisme) dans son changement et son développement, dans sa dépendance essentielle du mode de vie, qui est déter­miné par les rapports sociaux existants et par la place qu’oc­cupe l’individu considéré dans ces rapports. Pour ce faire, il faut considérer le développement du psychisme humain comme un processus de transformations qualitatives. En effet, puisque les conditions sociales de l’existence des hommes se développent par modifications qualitatives et pas seulement quantitatives, le psychisme humain, la conscience humaine se transforme également de façon qualitative au cours du déve­loppement social et historique.
En donnant la conscience de l’homme de la société de classes comme éternelle et propre à tous les hommes, la psycho­logie bourgeoise la présente comme quelque chose d’absolu, sans qualités et « indéterminable ». Ce serait un espace psy­chique particulier (« la scène » de Jaspers) ; de ce fait, elle serait seulement « la condition de la psychologie et non son objet » (P. Natorp). « La conscience, écrivait Wundt, consiste simplement en ceci que nous pouvons toujours trouver en nous des états psychiques. »
De ce point de vue, la conscience, psychologiquement par­lant, se présente comme une sorte d’« éclairage » intérieur, qui peut être plus ou moins fort, qui peut même s’éteindre, comme c’est le cas pour l’évanouissement profond (Ledd). C’est pourquoi la conscience ne peut avoir que des propriétés purement formelles ; ce sont elles qu’expriment les lois dites psychologiques de la conscience : unité, continuité, étroi­tesse…
Il n’y a pas de changement quant au fond, même si on consi­dère la conscience comme « sujet psychique » ou, selon l’expression de James, comme le « maître » des fonctions psychiques. Mystifier ainsi le sujet réel en l’identifiant avec la conscience ne confère pas à celle-ci plus de contenu psycho­logique : il apparaît finalement que la conscience, en tant que sujet, est également « métapsychique », c’est-à-dire qu’elle sort des limites de la psychologie.
Ainsi, pour l’approche traditionnelle de la conscience de la psychologie bourgeoise, on ne peut étudier que ce qui « se trouve » dans la conscience ou ce qui « lui appartient », c’est-à-dire les phénomènes et processus psychologiques pris à part et leurs relations naturelles.
En fait, l’étude de la conscience a été principalement l’étude de la pensée. Il en résulte que, parlant de la conscience, on n’avait en vue que la pensée, la sphère des représenta­tions, des concepts. Cela est juste quand il s’agit d’étudier le développement de la connaissance humaine. Mais, psycho­logiquement, le développement de la conscience ne se réduit pas au développement de la pensée. La conscience a ses propres caractéristiques de contenu psychologique.
Pour découvrir ces caractéristiques psychologiques de la cons­cience, il faut absolument rejeter les conceptions métaphy­siques, qui isolent la conscience de la vie réelle. Il faut au contraire étudier comment la conscience de l’homme dépend de son mode de vie humain, de son existence. Cela signifie qu’il faut étudier comment les rapports vitaux de l’homme se forment dans telles ou telles conditions sociales historiques, et quelle structure particulière engendre des rapports donnés. Il faut ensuite étudier comment la structure de la conscience de l’homme se transforme avec la structure de son activité. Déterminer les caractères de la structure interne de la cons­cience, c’est la caractériser psychologiquement.
Nous nous sommes déjà efforcés de montrer qu’à un type donné de structure d’activité correspondait un type déterminé de reflet psychique. Cette dépendance se conserve par la suite aux différentes étapes de la conscience humaine. La principale difficulté consiste à trouver les « composantes » réelles de la conscience, ses véritables rapports internes, qui ne sont pas seulement cachés à notre introspection, mais contredisent parfois ce qu’elle nous découvre.
Il poursuit en développant les points suivants :
III. Sur le développement historique de la conscience
1. La psychologie de la conscience
2. La conscience primitive
3. La conscience humaine dans la société de classes
Et il conclut :
A un certain niveau de développement de la vie du sujet matériel, apparaissent nécessairement des phénomènes spéci­fiques qui reflètent les propriétés de la réalité objective dans leurs relations et rapports, c’est-à-dire qui reflètent la réalité dans sa matérialité. C’est la forme psychique du reflet.
Considéré dans le système des relations et rapports de la matière du sujet lui-même, le reflet psychique n’est qu’un état particulier de cette matière, une fonction de son cer­veau. Considéré dans le système des relations et rapports du sujet avec le monde environnant, le reflet psychique est l’image de ce monde.
Ainsi il existe un processus réel, dans lequel le reflet engendre le reflet, l’idéel (selon l’expression de Marx, « il est transporté » dans l’idéel). Ce processus est précisément le processus matériel de la vie du sujet, il s’exprime dans les processus de son activité, qui le relient au monde objectif.
C’est par suite du fait que l’activité crée un lien pratique entre le sujet et le monde environnant en agissant sur lui et en se soumettant à ses propriétés objectives, qu’apparais­sent chez le sujet des phénomènes qui constituent un reflet du monde de plus en plus adéquat. Dans la mesure où l’acti­vité est médiatisée par ces phénomènes particuliers, et où elle les porte d’une certaine manière en soi, elle devient une activité mentalisée.
A une étape relativement tardive de l’évolution de la vie, l’activité peut être intériorisée, c’est-à-dire revêtir la forme d’une activité intérieure idéelle ; elle n’en demeure pas moins un processus réalisant la vie réelle d’un sujet réel, et ne devient pas « purement » spirituelle, opposée fondamentalement à l’activité extérieure, immédiatement pratique. Eriger, comme le fait la psychologie idéaliste traditionnelle, cette opposition en absolu, traduit idéologiquement la séparation de fait qui se crée au cours du développement de la société entre travail intellectuel et travail manuel. Cette séparation a en réalité un caractère aussi peu absolu, aussi transitoire que les rap­ports économiques qui l’ont engendrée.
La deuxième conception du psychisme rejette donc l’oppo­sition et la séparation dualiste entre l’activité intérieure théo­rique et l’activité extérieure pratique. En outre, elle exige une nette distinction entre le reflet proprement dit comme image de la réalité (sous quelque forme qu’il apparaisse — sous forme de sensation, de concept, etc.) et les proces­sus d’activité proprement dite, y compris d’activité inté­rieure.
Le refus de cette rupture et de cette confusion est en même temps refus de la conception idéaliste du psychisme qui les exprime. Ils rendent possible le dépassement de la conception du psychisme comme essence ayant sa propre existence, ce qui lui permettait d’entrer dans la composition des processus matériels, d’interagir avec eux, de contenir quelque chose, etc. Cela devait être souligné ; car le mode même d’expres­sion des concepts et rapports psychologiques, auquel nous sommes habitués, porte en lui la marque de cette conception erronée. Ainsi, par exemple, nous disons habituellement que « quelque chose se passe dans notre conscience » ; il ne faut pas voir là autre chose que la rançon inévitable de la tradition linguistique.
Dans notre conception, l’histoire réelle du développement du psychisme est celle du développement du « dédouble­ment » de la vie, initialement une ; ce dédoublement a donné naissance au psychisme primitif de l’animal, et trouve sa pleine expression dans la vie consciente de l’homme. Cette histoire est, comme nous l’avons vu, le reflet de l’histoire de l’évo­lution de la vie elle-même, et obéit à ses lois générales : au stade du développement biologique, elle obéit aux lois de l’évolution biologique, aux étapes du développement histori­que, aux lois socio-historiques.


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3 Commentaires

  • FLORES Roberto
    FLORES Roberto

    Bonjour,
    J’aimerais connaître la source de cet article très intéressant, s’il vous plaît.
    Merci
    Dr RF
    PS Je suis déjà inscrit dans votre liste de diffusion. Merci

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  • Denis Lemercier
    Denis Lemercier

    Chère Danielle,
    Tout d’abord, bon rétablissement,
    L’URSS, grâce a ses psychologues, a fait faire des pas de géant à la science psychologique. Mais c’est bien la révolution bolchévique qui a créé les conditions de ce développement scientifique. Ton blogue permet d’en rendre compte même si je démontre pas, pour l’instant, le lien existant entre la révolution socialiste et le développement jusque là inexistant d’une théorie scientifique de la conscience.
    Pour nos lecteurs je donne, avant de poursuivre, la référence des deux ouvrages de Léontiev réédités par las éditions Delga : « Activité, conscience, personnalité » et « Le développement du psychisme » dont je cite des extraits dans l’intervention ci-dessus que tu as reproduite .
    Pour ce qui concerne ce que « l’imagerie permettait de percevoir du “support matériel” de la conscience et qui n’existait pas du temps de Léontiev » je n’ai pas abordé la question parce qu’elle est indiscutable. Néanmoins, dans ma première intervention où je présentais l’introduction écrite à l’édition du « Développement du psychisme » deux éléments en rapport avec cette question apparaissent.
    Premier élément, cette citation de Léontiev concernant un paragraphe sur la formation des systèmes cérébraux fonctionnels qui concilient « l’idée que les fonctions psychiques supérieures de l’homme ont un fondement morpho-physiologique et l’affirmation selon laquelle ces fonctions ne se fixent pas morphologiquement et ne se transmettent que par hérédité sociale ».
    Il est pour moi évident que cette vérité énoncée par Léontiev est, pour reprendre Lénine affirmant le caractère absolu et relatif de la connaissance scientifique, absolue : les fonctions psychiques supérieures ne se transmettent que par hérédité sociale et ne se fixent pas morphologiquement même si elles ont un fondement morpho-physiologique – ce que bien des chercheurs utilisant l’imagerie n’intègrent pas dans leur démarche théorique. D’autre part, elle est relative parce que la connaissance de ce fondement morpho-psychologique est appelée bien évidemment à se développer.
    Le deuxième élément concernait Luria et la neuropsychologie, et le caractère de validité de l’épistémologie développée dans son ouvrage et qui renvoie pour une part importante à l’existence des systèmes cérébraux fonctionnels.

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  • Falakia
    Falakia

    Très fructueuse analyse et lecture . Et une découverte de ” léontiev et de la conscience humaine .
    En effet aujourd’hui l’imagerie , l’IRM peuvent diagnostiquer la partie de la conscience dans le cerveau pour expliquer les vertiges .
    Vers la fin de l’article est mentionné le mot ” dédoublement ” qui fait penser au
    ” Docteur Jekyll et Mister Hyde ” .
    Et au concept ” Inconscient ” de ( Théodor Lipps ) , et de ( Freud )

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