Réfléchissez bien à cette question : qui aujourd’hui pense encore que son sort dépend d’une bataille collective ? y compris pour vous-même, vos enfants? Les luttes quotidiennes, la fraternité, l’estime de soi et des autres, tout autant que l’épopée, celle qui a besoin des poètes… Est-ce que nous ne sommes pas en effet en France en particulier – mais c’est le propre des “démocraties” occidentales – confrontés au “mépris” général devant ce que sont les “élites” politico-médiatiques avec bien sûr la pièce centrale du dispositif représenté par Macron, un personnage d’une arrogance qui n’a d’égale que son irresponsabilité, et qui montre à quel point la “bêtise” prend le visage de ce type d’intelligence… De lui comme de la plupart des “représentants” ou supposés tels de la société civile qui interviennent comme parole officielle on peut dire ce que Musil décrivait dans L’homme sans qualités, quand face au fascisme il n’y avait que le fragile rempart d’un libéralisme vide de sens “, c’est moi ou le fascisme disent-ils mais non c’est eux et le fascisme …
“Si la bêtise, en effet, vue du dedans, ne ressemblait pas à s’y méprendre au talent, si vue du dehors, elle n’avait pas toutes les apparences du progrès, du génie, de l’espoir et de l’amélioration, personne ne voudrait être bête et il n’y aurait pas de bêtise. Tout au moins, serait-il aisé de la combattre. Le malheur est qu’elle ait quelque chose d’extraordinairement naturel et convaincant (…) De même est-il facile, et très rentable, d’être un dramaturge plus puissant que Shakespeare, un romancier plus égal que Goethe ; un bon lieu commun est toujours plus humain qu’une découverte nouvelle. Il n’est pas une pensée importante dont la bêtise ne sache aussitôt faire usage, elle peut se mouvoir dans toutes les directions et prendre tous les costumes de la vérité. La vérité, elle, n’a jamais qu’un seul vêtement, un seul chemin : elle est toujours handicapée” Robert Musil, L’homme sans qualités.
A la description d’un tel pouvoir, notez que cette question : qui pense encore que son sort personnel dépend d’un combat collectif ? a le mérite d’unir deux mondes sans relation évidente, celui des manifestants qui aujourd’hui 1 octobre 2024, se rassembleront pour défendre leur pouvoir d’achat, avec le constat que cette classe-là n’a plus besoin des poètes, des créateurs, il lui suffit des designers, des acteurs “communicants”.
Évolution de l’anti-collectif, anti-totalitaire, héros en fait réactionnaire au doute sur l’efficacité du “dissident” sans pour autant que l’on imagine désormais là la solution…
L’homme sans qualités est un roman dont le héros n’est pas dénué de qualités mais qui ne sait pas quoi en faire face au fascisme. L’homme sans qualités c’est celui qui oppose à un phénomène aussi solidement ancré dans les “démocraties” occidentales (par le biais en particulier du colonialisme et de l’impérialisme, et aujourd’hui l’atlantisme, le conformisme petit-bourgeois craignant le peuple), une négation abstraite et vide, et de ce fait il est condamné à l’échec. Cela a été le choix critiqué par Brecht de tous ces antifascismes qui refusaient de dénoncer le capitalisme. Musil, lui, s’accroche au libéralisme, dans le fond son mépris du fascisme s’alimente de ce qui dans ces “élites” libérales a toujours détesté la démocratie comme pouvoir de la “moyenne”. L’échec est celui de cette apparence de raison qui reconstitue obstinément ce qui engendre le pire, il ne terminera pas son gigantesque roman et mourra misérable dans l’exil :
Le contexte, celui de l’Autriche-Hongrie qu’il désigne comme la “Cacanie” (le côté scatologique est volontaire) : un État qui « ne subsistait plus que par la force de l’habitude. » « La Constitution était libérale, mais le régime clérical. Le régime était clérical, mais les habitants libres penseurs. Tous les bourgeois étaient égaux devant la loi, mais, justement, tous n’étaient pas bourgeois”. Pour Musil qui traite de l’empire austro-hongrois, de l’Allemagne, le Führer n’est que l’incarnation parodique du destin auquel les masses allemandes et autrichiennes ont choisi de s’abandonner. Mais l’homme sans qualités est dans un tel contexte un individu condamné à la lâcheté. Musil aime à reprendre dans ses journaux la maxime de Voltaire citée par Emerson : « Un des plus grands malheurs des honnêtes gens, c’est qu’ils sont des lâches » (Emerson, Essays 957?; Musil, Journaux II, 516).
Face à cette lâcheté, le choix de Musil face au fascisme est un “enjeu moral” devenu politique qui s’obstine dans la critique acharnée du collectivisme et des mouvements de masse. Musil est à la recherche du “caractère” nécessaire pour résister à la dynamique communautaire du fascisme comme du socialisme et faire rempart à la perte de l’individu au profit du collectif. Il défend un individualisme radical face aux totalitarismes de son temps, ironisant sur cet héroïsme du lâche qui propulse l’individu dépourvu d’autonomie vers des actes de bravoure collective. Cette hystérie de masse, comparée à l’ivresse mystique, suscite l’aversion de Musil autant que de son personnage Ulrich, aversion matérialisée dans le roman par le caractère asocial du personnage et par la manière dont il prend congé de la vie. Cette pose produisait des chefs d’oeuvre tant que le fascisme était une manière de se faire peur mais dans l’exil on en meurt de solitude et de peur.
Oui, Musil et son “homme sans qualités” provoque une analogie mais nous ne sommes plus dans le temps de la deuxième guerre mondiale même si la propagande s’obstine à nous l’imposer. En matière d’imposition, il suffit de mesurer comment depuis trente ans et plus, on a assisté dans les démocraties occidentales à l’exaltation du héros dissident, quitte à prôner de véritables contre-révolutionnaires, voire de vrais fascistes, les Orwell, des Olympes de Gouges et même des Céline et les pitres ultimes, les BHL… Avant le fascisme qui enfle aujourd’hui, il y a eu pour dénoncer le socialisme l’utilisation de la gauche antitotalitaire et celle-ci s’est encore plus suicidée si faire se peut que la république de Weimar, et elle n’a même pas produit de Musil, de Thomas Mann, de Zweig, ça c’était quand il était encore nécessaire de livrer un combat contre des masses cultivées y compris par la social-démocratie et les partis communistes.
L’éradication de ces trente dernières années a été nettement plus radicale… avec ces étapes qui toutes sont déterminées par la situation économique réelle des principales victimes du “libéralisme” missionnaire… Qu’il s’agisse des plan d’ajustement structurels, la destruction des services publics embryonnaires, de la dégradation massive de pays entiers et de la multiplications des guerres… et désormais le processus qui touche les “alliés”, l’Europe…
Il y a des seuils qui déterminent “la consciences”, pèsent sur la propagande, son accueil et il ne faudrait pas les ignorer, même si nous sommes ulcérés par la manière dont tout cela plus que jamais s’accompagne du procès de ceux qui ont osé relier le combat de classe, celui du patriotisme des masses, cela a rendu suspect jusqu’à une figure comme Aragon. Il aurait soutenu le goulag, le vrai problème est qu’il a choisi de s’accomplir dans une lutte collective et cela est désormais impardonnable.
Mais les héros de l’anti-totalitarisme sont peu convaincants, on assiste à la remise en cause d’un modèle qui n’est pas seulement littéraire, celui de la “désindustrialisation”, l’effondrement de la militarisation du dollar, les guerres impossibles à gagner… Le libéralisme libertaire, celui dénoncé par Clouscard est lui-même remis en cause, alors que ce qu’a dénoncé Pasolini est plus que jamais à l’ordre du jour… je n’ai jamais été convaincue par Clouscard et il serait temps de voir de qui se transforme y compris à l’intérieur du monstre, de la bête immonde au ventre toujours fécond…
Julien Assange a fait la démonstration claire de ce que peut “l’individu” dans un tel système. le fondateur de WikiLeaks est revenu sur ses conditions d’incarcération. « L’expérience d’isolement pour des années dans une petite cellule est difficile à exprimer. Elle dépouille l’individu de son identité, ne laissant subsister que l’essence brute de l’existence. » Et face à cela pour y échapper il a choisi sa liberté en sacrifiant la justice. Nous sommes dans le temps de ce genre de démonstration.Nous n’en sommes pas encore à celui de la liberté et de la justice allant d’un même pas par l’intervention des masses, une révolution. Mais nous en sommes à l’idée énoncée par Assange : je ne suis pas ici parce que le système a bien fonctionné mais parce qu’on m’a obligé à le cautionner. Mais il est souligne que la persécution d’un tel système n’en finit jamais. « Sous la direction explicite de Pompeo, la CIA a élaboré un plan pour m’enlever et m’assassiner au sein de l’ambassade d’Équateur à Londres. » Accompagné de sa femme Stella, Julian Assange est apparu combatif. Il a dénoncé l’impunité qui entoure la mort de plus de cent journalistes en Ukraine et à Gaza. A l’inverse d’un Roubaud qashie qui soutient l’Ukraine de Zelensky mais voucrait bien que cela s’arrête à Gaza , Assange et ceux qui veulent réellement un autre monde même s’il ne sont pas comme RQ étiqueté “communiste” ne se trompent pas, c’est là le changement.
Megalopolis dont j’ai parlé hier témoigne d’une telle évolution : Apparemment à travers le personnage du génie Catalina c’est une résurgence de l’homme sans qualités, d’ailleurs les allusions à Emerson le disent. Il est comme un personnage de Thomas Mann, Romain, dans Mario le magicien, celui de la puissance séductrice de l’hypnotiseur qui n’a plus devant lui que des refus vides de contenu, ceux d’un Trump, mais aussi tous les avatars du fascisme, en particulier dans la maison mère de l’Autriche-Hongrie. Avec ce constat : “l’âme ne peut pas vivre de non vouloir” et c’est pourquoi ce temps du non vouloir est celui qui n’a pas besoin de poésie, l’acteur-histrion suffit à représenter une telle protestation. Ceux qui aujourd’hui se croient qualifiés pour apporter leur appui à telle ou telle personnalité dans la politique spectacle sont ceux qui sont la traduction de cette marchandisation de l’art, bénéficiant de plus de fans. Et Megalopolis ne croit plus sauver le capitalisme pas plus qu‘Apocalypse Now ne croyait en la victoire au Vietnam.
Ce n’est pas un hasard si l’antifascisme est ainsi vide de sens, puisque depuis plus de trente ans et bientôt cinquante a été entretenu et d’abord au sein de la gauche le rejet d’une perspective révolutionnaire et la croyance d’un développement d’un capitalisme à visage humain par la voie sinueuse de compromis incessants qui paraissaient avoir quelques crédibilités tant que l’URSS existait mais qui sont devenus des compromis autour de la régression. La question n’est plus celle du réformisme, elle est désormais une tentative de suspendre la catastrophe assumée tant par la guerre que par l’autodestruction généralisée, tout en n’ignorant pas que le temps suspendu par une élection va déboucher sur pire encore.
Ce qui fait l’impact d’une telle lâcheté de masse et ce qui va avec, la raréfaction des héros type Assange ou tel Israélien prétendant à lui seul incarner l’honneur perdu et la catastrophe annoncée, c’est que comme Mégalopolis on ne croit plus que cet héroïsme-là permettra de corriger le capitalisme…
Le politicien qui prétend se parer des plumes d’un tel paon pour cherche à se créer une clientèle en transformant la politique en fait divers pour faire le buzz, ne peut pas s’approprier, quelque désir qu’il en ait, un tel destin parce que le système auquel il appartient n’a plus aucun rapport avec cet apparent sacrifice désintéressé. Le héros a un but, une stratégie, ils n’ont plus que des tactiques le chemin le plus court pour toutes les défaites.
En revanche, le fait est que quelque chose de fondamental a été remis en cause avec la haine des révolutions, y compris la réalité de la création et ce qui la nourrit avec le choix cher à Aragon du lien entre avant-garde politique et avant-garde artistique, scientifique émanant du mouvement des masses et le rôle d’un parti conscient de ce lien, de son ancrage y compris dans ce que l’histoire nationale apportait à cette universelle émancipation.
On a réussi à convaincre la masse que son sort ne dépendait plus d’un destin collectif, mais de sa capacité à s’inscrire en tant qu’individu dans la multiplicité des débrouilles individualistes y compris quand on adhère à un parti politique mais dans la plupart des cas c’est hors de ce champ politique et même revendicatif que se joue la survie et la vie tout court…
L’asphyxie du parti communiste se joue dans l’espace de l’homme sans qualité et il faut bien mesurer à quel point la liquidation de l’eurocommunisme, celle de ceux qui ne se cachent même plus pour reconnaitre qu’ils ne votent plus pour le PCF, ceux qui aujourd’hui sont déjà dans les compromis municipaux et se taisent sur les enjeux de la guerre, de la fascisation rejoignent les groupuscules dans leur volonté d’en finir en priorité avec ce que le communisme peut avoir encore comme mémoire dans le peuple français.
Ce qui s’oppose à l’absence de qualité c’est l’authenticité et il faut réfléchir à cela en se demandant à quel prix et comment le combat collectif retrouvera l’authenticité, celle qui transforme le geste anonyme en émancipation humaine, celle qui nous fera retrouver la confiance.
Danielle Bleitrach
Aragon : “Épilogue”, tiré du recueil “Les poètes”
Je me tiens sur le seuil de la vie et de la mort les yeux baissés les mains vides
Et la mer dont j’entends le bruit est une mer qui ne rend jamais ses noyés
Et l’on va disperser mon âme après moi vendre à l’encan mes rêves broyés
Voilà déjà que mes paroles sèchent comme une feuille à ma lèvre humide
J’écrirai ces vers à bras grands ouverts qu’on sente mon cœur quatre fois y battre
Quitte à en mourir je dépasserai ma gorge et ma voix mon souffle et mon chant
Je suis le faucheur ivre de faucher qu’on voit dévaster sa vie et son champ
Et tout haletant du temps qu’il y perd qui bat et rebat sa faux comme plâtre
J’ai choisi de donner à mes vers cette envergure de crucifixion
Et qu’on tombe au hasard la chance n’importe où sur moi le couteau des césures
Il me faut bien à la fin des fins atteindre une mesure à ma démesure
Pour à la taille de la réalité faire un manteau de mes fictions
Cette vie aura passé comme un grand château triste que tous les vents traversent
Les courants d’air claquent les portes et pourtant aucune chambre n’est fermée
Il s’y assied des inconnus pauvres et las qui sait pourquoi certains armés
Les herbes ont poussé dans les fossés si bien qu’on n’en peut plus baisser la herse
Dans cette demeure en tout cas anciens ou nouveaux nous ne sommes pas chez nous
Personne à coup sûr ne sait ce qui le mène ici tout peut-être n’est qu’un songe
Certains ont froid d’autres ont faim la plupart des gens ont un secret qui les ronge
De temps en temps passent des rois sans visage On se met devant eux à genoux
Quand j’étais jeune on me racontait que bientôt viendrait la victoire des anges
Ah comme j’y ai cru comme j’y ai cru puis voilà que je suis devenu vieux
Le temps des jeunes gens leur est une mèche toujours retombant dans les yeux
Et ce qu’il en reste aux vieillards est trop lourd et trop court que pour eux le vent change
Ils s’interrogent sur l’essentiel sur ce qui vaut encore qu’on s’y voue
Ils voient le peu qu’ils ont fait parcourant ce chantier monstrueux qu’ils abandonnent
L’ombre préférée à la proie ô pauvre gens l’avenir qui n’est à personne
Petits qui jouez dans la rue enfants quelle pitié sans borne j’ai de vous
Je vois tout ce que vous avez devant vous de malheur de sang de lassitude
Vous n’aurez rien appris de nos illusions rien de nos faux pas compris
Nous ne vous aurons à rien servi vous devrez à votre tour payer le prix
Je vois se plier votre épaule A votre front je vois le plis des habitudes
Bien sûr bien sûr vous me direz que c’est toujours comme cela mais justement
Songez à tous ceux qui mirent leurs doigts vivants leurs mains de chair dans l’engrenage
Pour que cela change et songez à ceux qui ne discutaient même pas leur cage
Est-ce qu’on peut avoir le droit au désespoir le droit de s’arrêter un moment
Et vienne un jour quand vous aurez sur vous le soleil insensé de la victoire
Rappelez-vous que nous avons aussi connu cela que d’autres sont montés
Arracher le drapeau de servitude à l’Acropole et qu’on les a jetés
Eux et leur gloire encore haletants dans la fosse commune de l’histoire
Songez qu’on n’arrête jamais de se battre et qu’avoir vaincu n’est trois fois rien
Et que tout est remis en cause du moment que l’homme de l’homme est comptable
Nous avons vu faire de grandes choses mais il y en eut d’épouvantables
Car il n’est pas toujours facile de savoir où est le mal où est le bien
Vous passerez par où nous passâmes naguère en vous je lis à livre ouvert
J’entends ce cœur qui bat en vous comme un cœur me semble-t-il en moi battait
Vous l’userez je sais comment et comment cette chose en vous s’éteint se tait
Comment l’automne se défarde et le silence autour d’une rose d’hiver
Je ne dis pas cela pour démoraliser Il faut regarder le néant
En face pour savoir en triompher Le chant n’est pas moins beau quand il décline
Il faut savoir ailleurs l’entendre qui renaît comme l’écho dans les collines
Nous ne sommes pas seuls au monde à chanter et le drame est l’ensemble des chants
Le drame il faut savoir y tenir sa partie et même qu’une voix se taise
Sachez-le toujours le chœur profond reprend la phrase interrompue
Du moment que jusqu’au bout de lui-même le chanteur a fait ce qu’il a pu
Qu’importe si chemin faisant vous allez m’abandonner comme une hypothèse
Je vous laisse à mon tour comme le danseur qui se lève une dernière fois
Ne lui reprochez pas dans ses yeux s’il trahit déjà ce qu’il porte en lui d’ombre
Je ne peux plus vous faire d’autres cadeaux que ceux de cette lumière sombre
Hommes de demain soufflez sur les charbons
A vous de dire ce que je vois.
Louis Aragon
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