Nous avons l’habitude de rassembler les articles autour d’un thème, aujourd’hui nous tournons autour de cette question : sommes-nous simplement dans un mai 68, avec à la fin sa “génération Mitterrand” inutile et blasée ou s’agit-il d’autre chose ? Quand on voit à quel point le fait électoral, qui devait être l’issue démocratique aux divisions de la société civile, son mode de régulation privilégié, est au contraire devenu le piège qui interdit toute issue, toute intervention populaire on se dit que si mai 68 il y a, le contexte est beaucoup moins favorable à l’achat des “bobos”. La situation s’est assombrie, la mobilité sociale est bloquée et la politicaillerie aggrave les contradictions d’élections qui ne remettent pas en cause le gouffre inégalitaire… En France, il serait faux de penser que se reproduit à l’identique ce qui se passe aux USA, et pourtant on ne peut pas s’empêcher de constater la même crise de la démocratie, l’art et la manière de créer des débats sans le moindre intérêt autour de moments qui sont à la fois des parodies et aussi la dénonciation de l’impossibilité de trouver des solutions dans un tel contexte : pensez simplement à la multiplication des interventions autour de l’accueil à Saint Etienne de Glucksmann. Celui-ci, une espèce de longue tige, avec un demi sourire plein de niaiserie est devenu le symbole de tous les malentendus qui aujourd’hui interdisent d’aborder le fond… Chaque président étant pire que le précédent, plus grotesque, on se dit que la logique voudrait que l’alternative ne soit plus qu’entre ce crétinissime et l’autre Bardella… Tous les deux menant à la même impasse, celle que dénonce dans le fond le campus de Columbia et dont il est question aujourd’hui… (note et traduction de Danielle Bleitrach histoireetsociete)
17 avril : Des étudiants de Columbia se sont rassemblés dans un campement pro-palestinien installé ce matin-là.
En fin de matinée du 18 avril, alors que la police s’est massée devant les portes de l’Université Columbia et que des slogans « Libérez la Palestine ! » ont retenti sur le campus, j’ai rencontré Nina Berman, une collègue de l’école de journalisme, où elle enseigne le photojournalisme et où je suis doyenne. Nina se dirigeait vers la pelouse est, où un panneau indiquait que la zone était un « campement de solidarité avec Gaza ». Depuis quatre décennies, elle s’est spécialisée dans la documentation de ce type d’événements – grèves, manifestations de Black Lives Matter, rassemblements pour les droits reproductifs – bien qu’ils soient généralement un peu plus éloignés de son lieu de travail.
Juste avant l’aube du 17, des dizaines d’étudiants s’étaient déployés sur la pelouse de l’est pour exiger que l’université réduise ses investissements dans les entreprises ayant des liens avec Israël. Les pelouses du campus étaient un sujet de discorde depuis la semaine qui a suivi le 7 octobre, lorsque des rassemblements de soutien aux Israéliens et aux Palestiniens ont commencé à se multiplier. Il n’était donc pas rare de voir le drapeau palestinien déployé devant la bibliothèque Butler voisine. Mais les manifestations se sont intensifiées ce matin-là, lorsque des étudiants ont érigé des tentes et accroché une pancarte sur laquelle on pouvait lire « Zone libérée ». Le même jour, Minouche Shafik, le nouveau président de Columbia, était à Washington, D.C., témoignant sur l’antisémitisme à l’université devant un comité de la Chambre des représentants. Après l’audience, Shafik a été confronté à un autre défi : comment réagir au campement qui occupait désormais toute la pelouse est. Elle a finalement fait appel à la police de New York, qui a arrêté plus d’une centaine d’étudiants. Bientôt, les manifestants ont de nouveau dressé leurs tentes. Par la suite, j’ai passé dix jours au sein d’une équipe administrative à essayer de négocier une fin pacifique du campement. Le 30 avril, après que des manifestations similaires ont commencé à avoir lieu sur les campus des collèges et des universités à travers le pays, un contingent de manifestants a occupé Hamilton Hall – un bâtiment universitaire – jusqu’à ce que, une fois de plus, la police soit appelée. Cette nuit-là, ils ont repris le bâtiment, enlevé le campement et procédé à cent neuf arrestations.
Chaque jour depuis le début du campement, Nina est venue sur le campus avec son appareil photo, s’est positionnée discrètement dans la foule et a capturé des tranches de ce moment tendu et fracturé de notre histoire. Ce sont des images saisissantes qui resteront gravées dans ma mémoire : le regard pensif d’un manifestant dont le visage est masqué par un keffieh, qui est devenu à la fois un symbole de solidarité avec Gaza et un moyen pratique de masquer son identité pour éviter le doxing. Un étudiant ajoute à une poignée de drapeaux israéliens miniatures plantés dans l’herbe. Deux manifestants opposés, l’un tenant un drapeau israélien, l’autre un keffieh, s’engagent dans une discussion animée.
Il semble déjà clair que le mois d’avril 2024 sera un chapitre important dans la tradition de dissidence printanière de l’université. En avril 1985, plusieurs centaines d’étudiants se sont rassemblés pour exiger que Columbia se désinvestisse des entreprises faisant des affaires avec l’Afrique du Sud de l’apartheid. En avril 1968, les rassemblements contre la guerre du Vietnam ont abouti à un raid policier particulièrement violent et ont donné à l’administration une apparente aversion à permettre au N.Y.P.D. d’entrer sur le campus. Mais aujourd’hui, un demi-siècle plus tard, la police est à nouveau convoquée. Nous finirons par revenir à une certaine forme d’équilibre, et la communauté cherchera à mieux comprendre ce qui s’est passé ici, et pourquoi. L’une des sources de mémoire et de compréhension sera les images que Nina Berman a rassemblées, un cinq centième de seconde à la fois.
—Jelani Cobb
Publié dans l’édition papier du numéro du 13 mai 2024, sous le titre « Un campus en crise ».
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